ANDACEY
Lord Herpivoie-ville – 4e lune de l’An 11 ap-C
Pour une fois, j’ai pu assister à des funérailles dans leur intégralité, se dit Andacey avec une pointe d’amertume. Son mariage l’avait empêché d’assister à celles de son père, mort lors d’une bataille contre le Conquérant, et Jon n’avait pas jugé opportun d’attendre son retour de Marbrelac pour procéder à celles de Perwyn.
Andacey s’avança vers le catafalque et rendit un dernier hommage à lord Symond Herpivoie. Le corps du sire d’Herpivoie et de la baie des Crabes avait été traité avec soin pour effacer toute trace de ses dernières souffrances. L’encens ne parvenait néanmoins pas à masquer l’odeur persistante d’excrément. Ce qui avait débuté comme une bénigne intoxication alimentaire trois lunes auparavant, s’était muée peu à peu en de douloureuses crampes à l’estomac puis en de violentes diarrhées que les potions de mestre Lorent n’étaient pas parvenues à calmer. Ses derniers jours, lord Symond les avait passés au lit à souffrir atrocement avant qu’enfin, l’Etranger lui rende visite.
Après s’être recueillie devant le défunt, Andacey se dirigea vers la porte du septuaire où les membres légitimes de la famille Herpivoie recevaient les condoléances des invités. Elle présenta les siennes, passant plus de temps avec lady Dianessa Darry qui semblait complètement dévastée.
Quel amour fraternel, pensa-t-elle. Elle espérait de tout cœur ne pas avoir à vivre cela, alors que son propre frère était revenu malade de la Conquête.
Andacey termina par l’héritier de lord Symond qui se tenait sur le parvis. « Ser… lord Hoster, je vous présente mes plus sincères condoléances.
-Et moi les miennes », répondit poliment le jeune homme. « Je n’ai pas vu lady Bellena », ajouta-t-il en feignant de regarder autour de lui.
« Je me suis dit qu’il n’était peut-être pas indiquée de lui faire voir un mort, si peu de temps après les funérailles de son père.
-Je comprends, mais je compte sur sa présence pour la cérémonie d’hommage. »
Andacey acquiesçât puis se dirigea vers la grande salle où sa fille l’attendait avec Hanna. Cette cérémonie d’hommage au nouveau seigneur était une première dans la baie des Crabes. Probablement influencé par les cérémonies similaires organisées par le roi Aegon, lord Hoster avait insisté pour que ses bannerets viennent à Lord Herpivoie-ville pour lui prêter hommage.
Andacey avait été honorée d’être choisie pour accompagner Bellena. Certes, Jon n’avait guère d’autres choix. Il était lui-même retenu à Viergétang par la reconstruction de la ville et souhaitait rester auprès de sa femme sur le point d’accoucher. Tyler était complètement déprimé depuis qu’il avait appris que Kyra était enceinte, à raison puisque son amie lui avait avoué que l’enfant était de ser Hosteen. Quant à Stanton, Jon ne lui faisait pas totalement confiance. Andacey était un choix logique. Mère de Bellena, veuve de Perwyn, elle pouvait parfaitement représenter la maison Mouton auprès de lord Herpivoie sans que cela soit considéré comme une insulte.
Mais même si elle était un choix par défaut, Andacey était heureuse d’avoir un rôle. À son retour à Viergétang, elle s’était très vite rendu compte que son isolement forcé et la mort de Perwyn avaient mis fin au peu d’influence qu’elle avait encore. On l’avait même dépossédé de ses appartements pour la reloger dans une pièce située bien à l’écart dans la tour ouest. Aussi cette mission lui permettait de regagner sa place.
Elle réajusta la petite robe de sa fille et lui intima de rester droite, une tâche ardue pour une petite de quatre ans. Tout devait être parfait.
Lord Hoster entra bientôt dans la salle et se plaça devant la cathèdre. Le premier à s’avancer fut lord Petyr Darry. Son défunt mari n’avait jamais de mots assez durs pour son grand rival.
Lèche-botte, était celui qui revenait le plus souvent. Et il était vrai que malgré toutes les avanies qu’avait fait subir lord Symond à sa famille, Darry était resté très proche de son suzerain. Son amitié s’étendait également à son fils qui l’embrassa chaleureusement après qu’il lui eut rendu hommage.
Vint ensuite ser Lucas Cox. Depuis plusieurs années, le vieux chevalier était en mauvais termes avec lord Symond, mais il ne semblait pas avoir de griefs particuliers envers lord Hoster, aussi ploya-t-il sans difficulté le genou devant lui.
Ce fut enfin au tour de Bellena. Andacey lui prit la main et la mena devant lord Hoster. Elle lutta de toutes ses forces pour maintenir en place la petite tandis qu’elle prononçait elle-même les paroles consacrées. Lorsqu’elle eu terminé, lord Hoster s’avança et sourit à Bellena. Puis, discrètement, il murmura à l’oreille d’Andacey : « Nous devons discuter. Retrouvez-moi sur le rempart est après la cérémonie. »
Andacey s’inclina puis reprit sa place dans les rangs. Elle était toute retournée. Enfin, on la prenait au sérieux. Le sire de la baie des Crabes voulait lui parler, à
elle.
À la fin de la cérémonie, alors que les invités se retiraient dans leurs appartements et que les serviteurs installaient le dais pour le banquet du soir, Andacey se précipita dans sa chambre pour se préparer à cette rencontre.
Tandis qu’elle la peignait, Hanna émit des doutes : « Je trouve étrange qu’il veuille vous voir en tête à tête sur un rempart. »
Elle appréciait Hanna, mais elle était issue du commun et n’avait guère l’expérience des grands de ce monde. « Probablement pour discuter d’affaires importantes. Je suis la mère de la Dame de Viergétang.
-Laissez-moi venir avec vous.
-Et pourquoi donc ? Je dirige Viergétang depuis plus de onze ans, c’est
moi qu’il veut voir et je n’ai pas besoin d’un chaperon.
-Et s’il voulait… enfin… vous connaissez son père. »
Andacey était choquée par l’insinuation. « Absurde. J’admets que j’aurais réfléchis à deux fois si lord Symond m’avait fait pareille demande. Mais je suis veuve, et lord Hoster est connu pour sa galanterie et sa fidélité à sa jeune épouse Darry.
-Néanmoins je pourrais vous protéger et…
-Suffit ! J’irai seule. Vous vous occuperez de Bellena en mon absence. Faîtes lui rencontrez les frères et sœurs illégitimes de Sa Seigneurie. Le plus grand, Jon Rivers a sept ans, mais les deux autres sont plus jeunes, tout comme leur cousine, la fille de lady Dianessa. »
Je montrerais ainsi que nous nous soucions de ses neveux et nièces, quelque soit leur statut. Un geste qui sera apprécié par lord Hoster, se dit-elle, toute fière de son stratagème.
Fin prête, Andacey se hâta de rejoindre les remparts. Elle réajusta sa pelisse pour affronter le vent glacial qui soufflait sur la petite courtine. L’été n’avait guère duré et l’hiver approchait à nouveau. Lord Herpivoie, absorbé par la contemplation de la ville, n’avait pas remarqué son arrivée.
« Messire ? » demanda timidement Andacey à lord Hoster qui fut comme tiré de ses rêveries.
« Lady Andacey », l’accueillit-elle les bras ouverts. « Avec toutes ces cérémonies je n’ai guère eut le temps de discuter avec vous. C’est pourquoi je vous ai demandé de venir. » Il la dévisagea longuement puis, lui fit signe d’approcher. Il montra le paysage à travers les créneaux. « Que voyez-vous ici ? »
Quelle question étrange. Elle réfléchit à une réponse tout en faisant mine d’être absorbée par la vue. « Une… une ville », finit-elle par dire.
« Mais encore ? », s’impatienta-t-il.
-Une ville… le Trident qui la traverse et… la baie… et euh des maisons détruites par le feu.
-Exactement ! Des maisons détruites par le feu. Des dégâts colossaux. Mais là où certains ne voient que la destruction, moi je vois des opportunités ! Celles de faire table rase du passé et de reconstruire plus grand, plus haut ! » Le jeune seigneur semblait tout excité. « Vous me comprenez. »
Andacey était assez confuse mais elle hocha néanmoins la tête.
« J’ai de grandes ambitions pour Lord Herpivoie-ville, mais également pour la baie des Crabes », continua le seigneur. Andacey ne savait que dire ou ajouter. Lord Hoster semblait attendre quelque chose, mais elle ne savait quoi. Il rompit le silence par une question incongrue. « Que pensiez-vous de mon père ? »
Andacey était déstabilisée. Pour être honnête, Andacey ne savait trop quoi penser de feu lord Symond. « Votre… votre père était un grand homme, pieux…
-Oui, oui… », balaya d’un geste lord Hoster.
« Respecté ! » ajouta Andacey, toute fière d’avoir trouvé le mot qui convenait.
« Et là, je me permets d’être en désaccord avec vous, madame », dit-il en fronçant les sourcils. « Mon père n’était pas respecté. Sa faute, à n’en pas douter. Il a provoqué maintes querelles avec lesquelles je dois désormais compter. Sa… dépravation m’a aliéné la plupart des Darry.
-Petyr… Lord Petyr était là.
-Oui, lord Darry est un homme loyal à ma famille, un proche, dont je vais d’ailleurs bientôt devenir le gendre. Mais il ne vous aura pas échappé que seul son fils aîné ser Donnel a fait le déplacement. Même le mari de ma tante Dianessa n’a pas fait le déplacement, probablement par solidarité avec ses frères. Mon père, par ses… aventures, a également terni nos relations avec les Cox. Ser Lucas n’avait pas mis les pieds à Herpivoie depuis des années.
-Il est pourtant venu.
-Peut-être parce qu’il ne veut pas passer pour un hypocrite. Vous avez vu son ainé ser Lucamore et son petit-fils Harys. Mais Sandor, son deuxième fils n’était pas présent. Notre bon ser Lucas a produit un petit bâtard avec sa bru. Pas sûr qu’il puisse encore jouer les effarouchés… Mais il n’empêche que mon père a semé les graines de la dissension, jusqu’au sein de ma famille en nous imposant ses bâtards que j’ai du promettre de garder auprès de moi ! »
À son ton, Andacey se demanda si elle avait bien fait d’envoyer sa fille auprès des petits. Lord Hoster pouvait mal le prendre.
« Et ce n’est pas que par sa débauche que mon père nous a affaibli et fait de nous les plus faibles seigneurs du Trident. Il ne savait pas faire preuve d’autorité. Il ne s’est jamais considéré comme l’égal des autres grands seigneurs, comme si sa légitimité sur la baie des Crabes, octroyée par un roi et confirmée par un autre, n’était pas suffisante. Il a laissé ses bannerets se quereller. Une fois, une seule, il a tapé du point sur la table, mais il a fallu pour cela une guerre et qu’il soit humilié aux yeux de tout le Trident. »
Le jeune homme semblait passablement en colère. « Je ne commettrai pas la même erreur. Je dois bientôt rencontré notre nouveau suzerain, lord Addam Bracken, et je refuse d’être humilié comme mon père le fut face à Lyonel le Noir.
-Je… je comprends. »
La réponse d’Andacey ne sembla pas totalement le satisfaire, mais il poursuivit néanmoins. « Mais comme je vous l’ai dit, une page se tourne. La guerre est une terrible catastrophe, mais c’est également une occasion de reconstruire. Votre fier mari est mort, ser Lucas Cox se fait vieux et lord Petyr n’est pas éternel. Une nouvelle génération se lève ! Je veux savoir si les Mouton ont abandonné leurs folles ambitions et sont prêts à me suivre. S’ils mettent de côté leurs revendications absurdes sur Darry. »
Que répondre ? Elle ne savait pas.
« Je… je m’engage à ce que ma fille mette fin à la querelle avec les Darry. J’essay… je ferai en sorte que Bellena ne soit pas éduquée dans cette optique. »
Lord Herpivoie lui sourit. « J’en suis sûr. Mais Bellena est encore jeune, c’est pourquoi d’ailleurs je ne peux la nommer à mon conseil. Ce n’est pas… ses intentions qui m’intéressent présentement. Ni les vôtres. »
Et c’est là qu’elle comprit. Lord Herpivoie ne voulait pas la voir
elle. Qu’il ne lui parlait pas vraiment. Non, il voulait simplement
lui faire passer un message.
« Il saura », déglutit-elle en s’inclinant. Lord Hoster tourna à nouveau son regard vers la ville, et Andacey comprit que la discussion était terminée, aussi prit-elle congé.
Avant qu’elle ne quitte les remparts, elle entendit lord Hoster lui lancer : « Répétez-lui bien mes propos, Ma Dame, répétez-les lui bien. »