Un flambeau à la main, Jean traversait la crypte du Saint-Sépulcre. Il ne pouvait s’empêcher de la comparer aux héroas de Constantinople où étaient enterrés les empereurs romains. Et la comparaison n’était pas à l’avantage de cet étroit couloir sombre et bas de plafond. Jean était néanmoins ému par cet alignement de tombes Montoires. Plus que nul part ailleurs, il se sentait faire partie d’une lignée prestigieuse.
La première partie de la pièce était occupée par des sarcophages accueillant les dépouilles des princesses non-mariées et des princes puînés. Ils étaient simples et dégarnis de toute décoration superflue, se contentant d’arborer les armes de la famille. Ce n’était pas le cas des trois derniers tombeaux surmontés de magnifiques gisants. Ceux-là étaient réservés aux princes héritiers morts avant leur accession au trône. Parmi eux, celui de Jean l’Héritier, devant lequel Jean le Grec s’arrêta.
Les princes héritiers Hugues, Henri le Noir et Jean l'Héritier
“Père…, dit-il en posant une main sur le gisant. Fils d’empereur, frère d’impératrice, père d’empereur, mais jamais empereur. Mon coeur saigne face à cette injustice. Je vous promets de vous faire honneur, et d'être le Jean Ier que vous auriez dû être."
Après avoir embrassé une dernière fois le gisant de son père, Jean poursuivit son chemin jusqu’au bout de la crypte où se trouvaient les tombes royales. Là, sous les emblèmes de Jérusalem et des Montoires, étaient alignés les gisants des rois et reines de Jérusalem : Hugues Ier le Grand et Zoé Doukas ; Henri Ier le Sage et Irène Comnène ; Henri II le Couard et Heliodora Comnène ; Henri III le Jeune et sa bien-aimée Eusébie Comnène. Le gisant de Hugues II le Brisé était quant à lui accompagné non pas d’une, mais de trois tombes. Les deux premières n’avaient pas de statue puisqu’elles appartenaient à ses deux premières épouses, mortes avant son accession au trône. Seule l’arrière-grand-mère de Jean, la reine Rusudan Bagration, avait eu le droit à un gisant. Un paradoxe, lorsqu’on connaissait les mauvaises relations qu’avaient entretenu les deux époux.
Les cinq premiers rois de Jérusalem et leur femme
Jean ne put s’empêcher d’avoir un sentiment de fierté face à ces ancêtres dont il allait poursuivre la grande histoire. Un jour, un tailleur de pierre sculpterait des gisants pour lui et Théodora, et leurs descendants viendraient leur rendre hommage avant d'être couronnés à leur tour.
Jean s’arrêta devant le dernier gisant, celui de son prédécesseur Hugues III le Glorieux. Aucune reine n’était enterrée à ses côtés. L’empereur avait refusé que Marie Comnène repose au Saint-Sépulcre, et Athanasia Bryennios, la mère du prince Etienne, avait fui Jérusalem après son divorce. Quant à Zoltana Dory, la troisième épouse de Hugues III, elle était encore jeune et avait demandé à rentrer chez elle, auprès de l’empereur Dezso de Carpathie. Jean avait donné son accord, espérant ainsi apaiser les relations avec les Hongrois.
Haut : l'empereur Hugues III le Glorieux
Bas : l'impératrice douairière Zoltana Dory rentre en Carpathie
“Le sculpteur vous a fait honneur, grand-père, dit Jean d'une voix songeuse. Vous auriez dû voir la réaction de la populace à l’annonce de votre mort. Les cloches ont sonné pendant plusieurs heures et les clercs ont organisé de grandes processions auxquelles ont participé toutes les corporations. Lors de vos funérailles, une masse de pèlerins éplorés s’est massée devant les portes du Saint-Sépulcre pour exiger votre canonisation. Quelle ferveur !…”
Jean redressa la tête, affichant une mine déterminée. Sans s’en rendre compte, il passa du français au grec. “Vous étiez un grand empereur. Et maintenant que les barons sont enfin arrivés, c’est à mon tour d'être couronné. Je poursuivrai votre oeuvre… j’irai même plus loin ! Je briserai les grands et ferai de Jérusalem la troisième Rome !
-Votre majesté ? Emporté par son serment, Jean n’avait pas remarqué l’arrivée du commandant de la garde impériale Jacques le Rouge. Le patriarche Gilbert souhaite vous informer que tout est prêt pour la cérémonie du sacre.
Jacques d'Estouteville, dit le Rouge
-Bien”, répondit Jean sans parvenir à cacher son anxiété. Il tourna les talons et se dirigea vers la sortie, suivit de près par le chevalier.
“Vous ne devriez pas vous inquiéter, sire, dit Jacques. Le couronnement n’est qu’une formalité.
-Je le sais, dit Jean. Je m’inquiète davantage de ce qui vient après.
-La Haute Cour ? demanda Jacques. Le patriarche a fait le nécessaire pour qu’elle se réunisse au palais impérial après le sacre. Tout devrait bien se passer.
-Je sais que certains barons n’apprécieront pas certaines de mes annonces, confia Jean. Encore moins celle qui vous concerne.
-Qu’ils viennent donc, dit Jacques d’un air bravache. Ils ne peuvent que se soumettre à votre volonté.
-Que Dieu vous entende, Jacques, dit Jean en montant les escaliers menant à la surface. Que Dieu vous entende.”
En haut des escaliers, les deux hommes débouchèrent sur la chapelle du Calvaire. Placée à l’entrée du Saint Sépulcre, elle marquait le lieu où le Seigneur avait été crucifié. Bien que relativement petite, elle était magnifiquement décorée. Jean s’y recueillit un instant avant d'entrer dans la nef.
Le Saint-Sépulcre ne pouvait pas rivaliser avec le gigantisme de Sainte Sophie et il était impossible d’y accueillir tous ceux qui souhaitaient assister au sacre. Le petit peuple patientait à l’extérieur, tandis que les bourgeois et notables de la ville avaient été relégués dans l’église Sainte Hélène, à l’extérieur du bâtiment principal. Sous le dôme de la nef principale, ne se trouvaient ainsi que les barons venus des quatre coins de l’empire.
Les premiers rangs étaient occupés par les ambassadeurs des puissances chrétiennes comme Pise, Venise, la Carpathie ou la Nubie. Agathe et l’empire grec étaient représentés par le duc Hyppolite Doukas qui était en pleine conversation avec Richard, le grand maître de l’ordre du Temple. Enfin, les places les plus prestigieuses étaient réservées aux membres de la famille impériale.
Haut : les dignitaires étrangers
Bas : la famille impériale
Tandis que Jacques rejoignait les rangs des chevaliers, Jean se dirigea lentement vers le choeur. En sus du trône qu’on y avait installé, se trouvaient l’Omphalos Mundi, une pierre marquée d’une croix qui indiquait le centre du monde, et la pierre de l’Onction où le corps du Seigneur avait été oint.
C’est sur cette dernière que Jean s’agenouilla et pria en direction de la rotonde. Cette pièce circulaire prolongeait le choeur et accueillait l’édicule à l’intérieur duquel se trouvait le tombeau du Christ. C’est de la rotonde que le patriarche Gilbert émergea, accompagné des plus grands ecclésiastiques de l’empire.
Le patriarche Gilbert du Puy du Fou
Le patriarche se plaça devant Jean et débuta la cérémonie. Gilbert avait passé plusieurs jours à l’organiser, veillant soigneusement à respecter la tradition. Au grand damn du patriarche, Jean avait néanmoins insisté lourdement pour faire quelques modifications.
Le sacre lui-même respecta l’antique coutume. L’ampoule fut apportée par quatre évêques, et remise à Gilbert. Le patriarche rappela les paroles du seigneur au roi David : “Tu seras le berger d’Israël mon peuple, tu seras le chef d’Israël.” Puis, avec le pouce, préleva un peu d’huile pour tracer neuf onctions en forme de croix sur le corps de l’empereur tout en prononçant les paroles rituelles.
Jean vint ensuite s'asseoir sur le trône où on lui remit les regalias. C’est là qu'eurent lieu les premières modifications voulues par l’empereur. On lui remit bien le sceptre, la main de Justice et l’anneau, mais il reçut également une grande cape pourpre rappelant la couleur impériale grecque.
Le changement principal intervint lors du couronnement lui-même. En 1253, lors du dernier sacre, Hugues III n’était que roi de Jérusalem. Son couronnement en tant que roi de Syrie et d’Egypte n’avait eu lieu qu’en 1261, et il n’était devenu roi d’Arabie qu’en 1273 lors du couronnement impérial. Gilbert avait ainsi insisté pour couronner Jean quatre fois pour chacun des royaumes et pour l’empire. L’empereur avait néanmoins refusé, considérant que seul le couronnement impérial comptait. Cette conception unitaire n’avait pas plu au patriarche, mais Jean n’en n’avait cure. L’empire n’était plus une collection de royaumes.
Surtout, il avait remisé la couronne de Hugues III pour lui préférer celle de son grand-père maternel, le basileus Pantaléon Ier que sa mère avait conservée. Ce fut donc une couronne grecque qu’on lui mit sur la tête.
“Vive l’empereur éternellement !” cria l’assemblée lorsqu’il fut enfin couronné. Là encore, Jean avait changé la tradition. L’acclamation était censée représenter l’élection du souverain par les barons et avait normalement lieu avant l’onction. Si elle n’était que symbolique, c’en était déjà trop pour Jean qui l’avait déplacée après le couronnement. Il ne devait pas sa légitimité aux barons, mais à Dieu seul.
Après l’acclamation, on fit venir Théodora qui à son tour fut sacrée et couronnée impératrice de Jérusalem. On en profita pour montrer à tous le prince héritier. Jean le Jeune ne tenait pas en place, et alla jusqu’à donner un coup dans les côtes du patriarche Raoul d’Alexandrie qui avait eu le malheur de s’approcher trop près.
Gauche : l'impératrice Théodora
Droite : le patriarche Raoul d'Alexandrie et le prince héritier Jean le Jeune
Lorsque le cérémonie s’acheva, Jean, Théodora et Gilbert traversèrent la nef où les barons s’écartèrent respectueusement. Ces derniers ne sortiraient qu’après le souverain pour rejoindre le palais impérial et la Haute Cour.
La traversée de la ville fut longue et difficile. Hugues III avait régné 55 ans, et la plupart des Hiérosolymitains n’avaient pas connu d’autres souverains. Aussi étaient-ils curieux de découvrir leur nouvel empereur. Portant des rameaux d’oliviers, ils se pressaient dans les rues pour apercevoir le cortège qui avait les plus grandes difficultés à progresser.
“Tout est-il prêt pour la Haute Cour ? demanda Jean alors qu’ils attendaient que la garde impériale libère le chemin.
-Oui, sire, répondit le patriarche. Les charpentiers ont fini d’installer les tribunes ce matin même.
-Bien, j’ai hâte d’en avoir terminé avec cette coquille vide.
-Méfiez-vous, sire, dit Gilbert. La Haute Cour est grandement affaiblie, mais son autorité et son prestige restent importants. Quant aux barons, ils sont susceptibles et jaloux de leur pouvoir. Si certains d’entre eux nous soutiennent, les mécontents semblent nombreux. Votre oncle le prince Etienne semble exciter leurs passions. Certains parlent d’un parti de la noblesse.
-Comment nomment-ils donc mes soutiens ? demanda Jean avec dédain.
-Le parti de la cour, sire. Mais même ces barons ne se réjouiront guère de la réforme de la Haute Cour que vous avez décidé.
-Ils devront s’y faire. Il s’agit désormais de la Haute Cour de l’Empire, plus seulement du royaume de Jérusalem. Et ils devraient même se réjouir. Eux qui sont si fiers de leur royaume, pourront enfin siéger par couronne…
-Et voter par royaume et non par tête. Habile pour contenir l’opposition de la majorité, sire, mais nombre d’entre eux s’y opposeront…
-Qu’ils s’estiment déjà heureux que je consoie à leur donner une place dans les affaires de l’empire”, coupa Jean. La rue étroite étant libérée, il poussa en avant sa monture.
Le soleil était à son zénith lorsque la Haute Cour fut enfin réunie dans la grande salle du palais impérial. Malgré son impressionnante charpente et les magnifiques tapisseries accrochées au mur, la pièce conservait cet aspect austère qui caractérisait l’ensemble du bâtiment.
Depuis son trône surélevé, Jean dominait l'assistance. Plusieurs membres de la garde impériale l’entouraient, dont Jacques le Rouge, qui, la main sur son épée, veillait à ce que personne n'approche de l’empereur. A droite de Jean, le patriarche Gilbert était assis sur une cathèdre.
Face au trône, on avait installé cinq estrades qui formaient un demi-cercle. Chacune était surmontée des armes d’un des royaumes de l’empire, et chaque baron avait pris place selon sa région d’origine.
Haut : l'Empire de Jérusalem et les royaumes intérieurs
Bas : la Haute Cour
La plus importante faisait directement face à l’empereur et était réservée aux seigneurs de Jérusalem. Jean remarqua qu’une partie des nobles s’étaient regroupés autour du duc André d’Outre-Jourdain, figure du parti de la noblesse dans le royaume.
Le royaume de Jérusalem
De droite à gauche : Duc Hamelin III d'Amman, Duc Jean de Shammar, Duc Roger de Damas, Duc André d'Outre-Jourdain, Duc Alain III de Tibériade, Duc Barthélémi de Médine
A la droite de Jérusalem se trouvait l’estrade des seigneurs égyptiens. Ces derniers étaient particulièrement divisés. Les seigneurs de Basse Egypte, tous du parti de la cour, siégeaient au plus près de l’estrade de Jérusalem dont ils étaient théoriquement vassaux. Gilbert avait eu la bonne idée de les intégrer à la couronne d’Egypte pour contrebalancer les turbulents seigneurs de Haute Egypte. Peu favorables à l’empereur, ces derniers entouraient le duc Onfroy du Désert.
Le royaume d'Egypte
De gauche à droite : Duc Payen III d'Al-Said, Duc Onfroy II d'Al-Wahat, Duc Guichard d'Alexandrie, Duc Onfroy du Desert, Duchesse Artaca du Delta, Duc Guichard II du Caire
A la gauche de Jérusalem, on avait installé l’estrade du royaume de Syrie et de Haute Mésopotamie. Cette dernière région, également appelée Algésiras, n’était pas une couronne, et Gilbert avait souhaité rattacher ses seigneurs à la Mésopotamie, plus favorable à Jean. Mais le prince Etienne, le plus puissant seigneur d’Algésiras et chef du parti de la noblesse avait obtenu son rattachement à la Syrie.
Le royaume de Syrie
De gauche à droite : Duc Bathélémi de Diyar Mudar, Duchesse Kamala d'Alep, Duchesse Charlotte d'Homs, Duc Philippe de Palmyre, Prince Etienne de Diyar Rabia, Comte Orson d'Al-Haditha, Comte Jacques d'Hadithat-Ana, Comte Adalbert de Rahba
A leur gauche siégeaient les seigneurs de Mésopotamie. Plus favorables à la cour, les Mésopotamiens faisaient bloc derrière leur roi Hugues III le Blanc et son oncle-conseiller le prince Henri.
Le royaume de Mésopotamie
De gauche à droite : Duc Charles de Bassorah, Comte Aubry de Koufa, Roi Hugues III le Blanc, Prince Henri de Wasit, Comte Payen de Kerbala
A l’exact opposé siégeaient les seigneurs d’Arabie et du Yémen. Bien que nombreux, leur poids dans les affaires du royaume était négligeable. Leurs fiefs étaient souvent pauvres et inhospitaliers, et leurs maisons récentes et fondées par des chevaliers de modestes origines. Le duc Jean II d’Asir était probablement une exception puisqu’il descendait d’un fils de Henri III. Il tentait de se présenter comme le chef de la délégation, mais les seigneurs arabes se méfiaient de lui. En réalité, seul le dédain que leur témoignaient les barons des autres royaumes semblait souder ces seigneurs très indépendants.
Le royaume d'Arabie
De gauche à droite Duc Aimery de Mahra, Duc André d'Oman, Duc Charles II d'Al-Jawf, Duc Evrard II de Yamama, Duchesse Elodie I de Najd, Duc Sigismond d'Al-Hasa, Duc Jean III d'Asir, Duc Mursel de Tugrulid, Duc Manassès de La Mecque
Lorsque tous les seigneurs furent enfin installés, les hérauts annoncèrent le début de la séance. Les barons se levèrent ensuite comme un seul homme lorsque le patriarche Gilbert bénit l’assemblée.
“Messires, dit-il, priez le Bienheureux Etienne, notre saint patron et protecteur, pour qu’il vous aide à faire les bons choix pour le bien de la Jérusalem terrestre. Ouvrez votre cœur au Saint-Esprit pour qu’il vous guide comme il a guidé les Croisés lorsqu’ils choisirent Hugues le Grand comme roi de Jérusalem. C’est ce roi, d’ailleurs, qui institua la Haute Cour de Jérusalem pour succéder au conseil des croisés. Depuis deux siècles, elle assiste le souverain dans sa dure tâche. L’empereur Jean, respectueux des droits et des coutumes, a ainsi décidé de réunir les princes de Jérusalem pour qu’ils le conseillent.
-Balivernes ! La tradition n’est pas respectée !” cria André d’Outre-Jourdain, provoquant une vague d’indignation chez certains barons, choqués de le voir interrompre le patriarche. “En tant que Montoire et qu’héritier des ducs d’Outre-Jourdain qui ont tant de fois dirigé la Haute Cour, je m’insurge de voir l’assemblée ainsi divisée ! Il s’agit de la Haute Cour de Jérusalem ! Soit tous les princes siègent et votent indifféremment, soit seuls les barons du royaume de Jérusalem y prennent part !”
Duc André d'Outre-Jourdain
Nombre de barons partageaient les craintes du duc, mais sa suggestion d’exclure les quatre autres royaumes provoqua l’indignation générale. Jean décida d’exploiter cette erreur.
“Messires, messires, répéta-t-il à plusieurs reprises pour obtenir le silence. Souhaitez-vous donc exclure la plupart de mes sujets ?” Les cris hostiles à André redoublèrent et Jean du attendre pour poursuivre. “L’Empire ne se limite pas au royaume de Jérusalem, et je ne serai pas celui qui privera mes fidèles sujets de leurs droits.” Plusieurs barons montrèrent bruyamment leur approbation. “J’ai décidé de vous réunir selon vos couronnes pour tenir compte et protéger vos coutumes et privilèges. Et pour éviter la tyrannie de la majorité, j’ai également décidé que toute décision sera votée par royaume et non par tête.”
La nouvelle fut cette fois-ci froidement accueillie par une partie des barons qui comprenaient que cette décision affaiblissait leur poids au sein de la Haute Cour. Le tumulte reprit de plus belle, mais les invectives étaient désormais dirigées contre Jean.
Heureusement pour l'empereur, c’est à ce moment qu’Evrard II du Perche, duc de Yamama, se leva pour prendre la parole au nom des seigneurs arabes. Il ne s’agissait en réalité pas d’un hasard. Avant la séance, Jacques avait été chargé de payer grassement le duc pour qu’il fasse cette requête.
Le duc Evrard II de Yamama
“Votre Majesté, dit le duc Evrard lorsque le silence revint. Si vous souhaitez respecter nos droits, les seigneurs d’Arabie demandent instamment à obtenir un roi à même de les guider et de vous servir.”
La nouvelle fut plutôt bien accueillie par les seigneurs arabes. Le plus surpris fut certainement Jean d’Asir. Le Montoire bomba le torse, s’attendant sûrement à être nommé.
“J’entends votre requête, répondit Jean, et vous l’accorde. Jacques d’Estouteville recevra le duché de Sanaa qui sera rattaché à l’Arabie et deviendra votre despote.”
Jacques d'Estouteville devient comte et duc de Sanaa et reçoit la couronne d'Arabie
Comme répété, Jacques fit mine d'être surpris. Il s’agenouilla devant l’empereur et le remercia avant de lui prêter hommage pour le duché. Son couronnement aurait lieu plus tard et c’est en simple seigneur qu’il rejoignit l’estrade.
Quelques seigneurs arabes étaient mécontents. De la titulature, bien trop grecque, de la basse extraction de Jacques ou tout simplement de ne pas avoir été choisis eux-mêmes. Jean d’Asir appartenait clairement à la dernière catégorie.
Mais dans l’ensemble Jean savait avoir fait un coup de maître. La majorité des barons étaient satisfaits. D’abord par le renforcement de l’Arabie qui obtenait un nouveau souverain et une partie du Yémen. Ensuite, le nouveau roi n’était ni un seigneur de la région, ni issu d’une grande maison, il ne bouleversait ainsi pas les équilibres internes à la région et aurait davantage de difficultés à s’imposer aux barons.
Quant à Jean, tout en récompensant “son Errard”, il venait de placer un fidèle à la tête de l’Arabie et de gagner le soutien des seigneurs arabes. Il aurait aimé profité de sa victoire, mais c’est à ce moment que son oncle Etienne décida de gâcher son plaisir.
“Messires, cria le prince pour se faire entendre. Permettez-moi tout d’abord de rendre hommage à mon père Hugues III le Glorieux qui a toujours défendu les valeurs de Jérusalem et n’a pas hésité à se dresser face aux tyrans grecs.”
Une bonne partie des barons crièrent leur approbation. Quant à Jean, il bouillait intérieurement, bien conscient que le prince venait de lui lancer une pique.
“Je tiens aussi à féliciter Sa Majesté Impériale, mon neveu.” Étienne prit soudainement un air désolé. “Mais je ne peux malheureusement pas me taire. Si les seigneurs d’Arabie obtiennent un roi. Pourquoi refuserait-on cet honneur aux seigneurs d’Egypte, de Syrie… voire de Jérusalem ?”
Un grand tumulte accueillit cette dernière proposition. Une partie des nobles tapèrent du pied pour marquer leur approbation, tandis que d’autres se mirent à protester.
“Et vous seriez ce roi ? demanda le duc Guichard du Caire d’un ton plein d’ironie.
-Bien sur que non protesta le prince. Je ne peux même l’envisager. Aucun fils de Hugues III ne peut prétendre à un tel honneur sans mettre en danger mon impérial neveu… Mais un descendant de Hugues le Grand, peut-être. Mon cousin Onfroy du Désert pourrait tout à fait convenir.”
La faction pour mettre Onfroy à la tête du royaume de Jérusalem
Le vacarme redoubla, plusieurs nobles s’apostrophèrent et les ducs de Tibériade et de Damas, pourtant cousins, en vinrent pratiquement aux mains.
Jean sentit la colère montée en lui. Il ne souhaitait qu’une chose, mettre fin à cette mascarade.
“Messire, intervint le patriarche qui était conscient que la situation était sur le point de dégénérer. Cela ne peut être. Sa Majesté a été sacrée et couronnée.
-Sacrée et couronnée empereur, rétorqua Etienne, pas roi. Personne ne lui conteste sa légitimité à la tête de l’Empire. Mais c’est de la Haute Cour que procède la royauté de Jérusalem, c’est vous-même qui l’avez affirmé. Je dis que cette assemblée doit procéder à un vote, et choisir entre mon neveu et mon cousin.
-Mais enfin, répondit Gilbert alors que la grande salle était à nouveau plongée dans le chaos. L’Empire et le royaume de Jérusalem ne peuvent être séparés l’un de l’autre.
-Assez ! Jean venait de crier de toutes ses forces, ramenant le calme. Je ne permettrai pas à quiconque de m’insulter et de contester mon autorité. Il n’y aura pas de vote, ainsi en ai-je décidé et ordonné en tant que basileus !”
Emporté par sa colère, Jean venait d’utiliser un terme grec qui jeta un froid dans l’assemblée. Étienne ne laissa pas passer une telle chance.
“Basileus ? Despote ? Où sommes-nous messires ? A Constantinople ?
-Non ! Non !” répondirent en choeur plusieurs membres de l’assemblée.
“Sommes-nous devenus des Grecs ? poursuivit Etienne. Nos ancêtres se sont-ils croisés pour devenir les esclaves de despotes orientaux ! Nous sommes des barons francs, des seigneurs libres dont les droits doivent être respectés par la couronne.
-Vous dépassez les bornes messire”, le prévint le patriarche.
L’intervention du patriarche et l’indignation d’une partie des barons, poussèrent Etienne à modérer son attitude.
“Veuillez m’excuser Votre Sainteté. Je me suis emporté et mes paroles ont dépassé ma pensée. Je suis un fidèle serviteur de Sa Majesté et je ne souhaite ni l’offenser, ni porter atteinte à son autorité. Je ne veux que défendre les droits des princes de Terre Sainte. Si Sa Majesté refuse que la Haute Cour choisisse son roi, je ne peux que me soumettre. Mais à Jérusalem, la fidélité va dans les deux sens, et je pense qu’elle doit démontrer sa volonté de respecter les libertés de ses vassaux.
-Et que proposez-vous donc ? demanda Jean en le foudroyant du regard.
-Mon illustre père, paix à son âme, a passé son règne à défendre l’Empire et à en repousser ses frontières. Pour ce faire, il a établi la taxe impériale et la grande levée. Il a également interdit aux seigneurs de mener des campagnes contre des puissances étrangères. Les barons se sont pliés de bon cœur à ces exigences pour la gloire de Jérusalem. Ils ont versé leur or et leur sang pour défendre la Terre Sainte contre les Mongols, pour conquérir la Mésopotamie ou placer ma soeur sur le trône de Constantinople. Mais Jérusalem n’est plus menacée, elle est à la tête du plus grand empire de la Chrétienté. Il est juste que vous reveniez sur ces lois et rétablissiez les libertés proclamées par le bon roi Henri III.”
Les lois de Hugues III le Glorieux
La plupart des barons, même du parti de la cour, marquèrent leur approbation. Jean était sur le point de mettre fin brutalement à cette assemblée de renégats mais le patriarche s’approcha de lui.
“Votre Majesté, lui chuchota-t-il dans l’oreille, vous devez faire une concession. Accordez leur le vote.”
Jean avala difficilement sa salive. Il lui fallut réunir toute sa force pour lever le bras, signe qu’il acceptait le vote.
Les délibérations prirent un certain temps, puis chaque royaume désigna un représentant. Jacques le Rouge, Hugues le Blanc, Etienne, Onfroy du Désert et André d’Outrejourdain s’avancèrent et l’un après l’autre annoncèrent le vote. La Mésopotamie et l’Arabie votèrent contre, mais ce ne fut pas suffisant face aux trois autres couronnes.
“Ainsi, les seigneurs pourront faire la guerre contre des puissances étrangères sans autorisation impériale, annonça le patriarche. La taxe générale et la grande levée sont abolies, ainsi que toute interdiction de porter les armes contre les royaumes étrangers.”
La nouvelle fut accueillie dans la joie et l’allégresse par les barons. Jean, quant à lui, bouillait de rage et était à deux doigts de faire arrêter son oncle et toute sa clique.
“Messires ! cria Etienne tentant d’obtenir le calme. Messires ! C’est une grande victoire pour les barons de Terre Sainte ! Et j’espère que Sa Majesté nous a entendu ! Pour nous assurer que ces lois soient respectées, nous exigeons que les membres du conseil soient désignés par la Haute Cour !
-Vous outrepassez vos droits !” cria Jean mais déjà l’Assemblée poussait pour faire passer la motion. L’empereur était désormais à un point de non retour. Soit il entrait en confrontation avec la noblesse… soit il pliait.
Il regarda le patriarche qui semblait défait. La situation leur avait complètement échappée. La gorge nouée, Jean n’eut d’autre choix que d’accepter. Pendant plus d’une heure, l’empereur observa, impuissant,, la Haute Cour lui imposer ses conseillers. Aucun Arabe ou Mésopotamien n’eut le droit à une place et les trois autres couronnes se partagèrent les postes. Jérusalem envoya deux conseillers, les ducs Barthélémy de Médine et Jean de Shammar, qui devinrent respectivement trésorier et chancelier. Ils étaient tous deux proches d’Etienne qui obtint le maréchalat. La seule bonne nouvelle vint d’Egypte où la duchesse Artaca du Delta fut nommée chambellan. Cette dame de Basse Egypte devait peut-être sa nomination au respect des barons pour son défunt père le trésorier Guérech, ou bien Onfroy avait-il tenter de la gagner à sa cause.
Quoiqu’il en soit, le parti de la noblesse et Etienne triomphaient. Jean, d’une voix blanche, clôtura la séance de la Haute Cour et invita les seigneurs à se rendre dans la salle du banquet.
Alors que les princes de Terre Sainte quittaient la pièce, l’empereur resta pétrifié sur son trône. On venait de lui tordre la main, de le rabaisser, de l’humilier.
Et il savait. Il savait que les nobles ne s'arrêteraient pas là.