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XIX. Agathe
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Il existait de nombreux guides de voyage sur Constantinople, la plupart écrits par des marchands pisans ou des pèlerins francs, et tous mentionnaient la nécropole impériale de l’église des Saints Apôtres. Mais contrairement à ce qui y était souvent écrit, on ne trouvait nulle trace de sarcophages au sein du bâtiment principal. Les empereurs reposaient dans deux petits bâtiments annexes, les hérôa de Justinien et de Constantin.

C’est sur le seuil de ce dernier que se tenait Agathe. L’impératrice de Constantinople hésitait à passer les portes du sanctuaire. La chaleur et le vin lui faisaient tourner la tête et, par-dessus tout, elle ne se sentait pas la force de l’affronter. L’espace d’un instant, elle faillit renoncer et repartir au palais. Elle se fit néanmoins violence : il en allait de son trône. L’impératrice ordonna à ses gardes de l’attendre et elle pénétra dans la nécropole.

Le monde chaud et lumineux laissa soudain place à un espace frais et sombre. Était-ce le choc provoqué par un tel contraste, ou bien les effets de l’alcool ? Toujours est-il qu’Agathe eut un petit moment de vertige et il lui fallut quelque temps pour retrouver ses esprits et s’habituer à la pénombre. Des cierges diffusaient une faible lumière qui lui permirent de découvrir une pièce large et ronde surmontée d’une coupole décorée d’une magnifique mosaïque. Si le centre de la pièce était vide, les côtés étaient occupés par des sarcophages de porphyre et de marbre qui formaient un cercle. Sur chacun d’entre eux était inscrit un nom : Théodose le Grand, Léon, Sainte Théophano, Zoé, Tryphon ou bien Constantin le Grand. Ils ne semblaient pas être disposés selon un ordre particulier et mélangeaient allègrement les époques et les dynasties.

Agathe traversa la pièce pour rejoindre son père Hugues le Glorieux qui priait en silence devant le sarcophage de Jean l’Héritier.
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Feu Jean l'Héritier

Le moment était si paisible qu’elle hésita à interpeller son père.

“Les artisans ont fait du beau travail”, finit-elle par dire d’une voix douce.
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L'empereur Hugues III le Glorieux

L’empereur ne répondit pas. Il acheva sa prière silencieuse puis alluma un cierge.

“Il aurait mérité un gisant, dit-il.

-Ce n’est pas la coutume grecque, répondit Agathe. Et c’est un grand honneur que d’être inhumé dans l’héroon.

-Peut-être, dit l’empereur. Mais ce n’est pas sa place.

-Vous semblez partager l’avis du patriarche Germain, répondit Agathe. Il est allé jusqu’à parler de “sacrilège”. La plupart des mes sujets sont moins virulents ou courageux et n’ont pas osé protester… mais Pulchérie Doulas, la Cheffe de ma Maison, me rapporte les rumeurs du palais et de la rue. Les Constantinopolitains désapprouvent l’inhumation d’un latin qui n’a pas régné aux côtés des empereurs grecs. Surtout que la place manque dans les héroa…

-Des places ont été libérées depuis le sac”, fit remarquer Hugues III. Des pilleurs à la recherche de trésors avaient effectivement brisés plusieurs sarcophages. Celui de Léon VI avait été renversé et éventré et celui de Manuel II avait tout simplement disparu. “Mais mon fils devrait être enterré avec ses ancêtres, au Saint-Sépulcre." Il se retourna, dévoilant un visage marqué par les ans et le chagrin. “Que veux-tu ?” demanda-t-il avec une certaine froideur.

“Vous n’étiez pas au conseil ce matin…, dit-elle avec une pointe de reproche dans la voix. Nous avons pourtant des affaires urgentes à régler.

-Un empereur siège déjà à ton conseil, tu n’en a pas besoin de deux.

-Philippe n’était pas là, répondit-elle gênée. Il… n’a pas toujours la tête aux affaires de l’Etat.” Un euphémisme, son époux délaissait sa charge et passait le plus clair de son temps à goûter aux plaisirs du palais.

“Un fainéant…, répondit Hugues avec dédain. Je t’avais prévenu.

-Qu’importe !” coupa Agathe avec colère. Elle savait que son père avait raison, mais elle n’aimait pas l’entendre critiquer son mari. “Je ne suis pas venu ici pour parler de mon époux. Et ce n’est pas lui qui dirige une armée de plusieurs milliers d’hommes. Soldats qui me seraient bien utiles pour repousser les partisans de l’Usurpatrice à l’ouest, ou les rebelles à l’est. Les Pisans m’ont rapporté que vous avez engagé plusieurs capitaines de navires et assemblé une flotte. Vous auriez pu nous informer de vos plans pour que nous coordonnions nos forces.

-Il n’y a rien à coordonner, répondit Hugues III. Ces navires ne transporteront pas mes troupes de l’autre côté du Détroit, en Bulgarie ou en Grèce. Nous repartons à Jérusalem.
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Démobilisation des troupes

-Comment ?!” rugit Agathe. Elle n’était en réalité pas complètement surprise. Depuis plusieurs mois, elle faisait mine de ne rien voir, de ne rien entendre, mais au plus profond d’elle-même, elle s’y attendait. Le choc n’en était pas moins rude. Une colère sourde monta en elle. “Ainsi vous m’abandonnez ! Comme un lâche !

-Agathe ! la coupa Hugues. J’espère que c’est le vin qui parle, car tu dépasse les bornes.
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-Je suis l’impératrice de Constantinople, aucune borne ne s’applique à ma personne ! cria-t-elle. Quant au vin, il m’apporte le réconfort que mon époux et mon père me refusent au moment où j’en aurais le plus besoin ! Au moment où le monde s’effondre autour de moi !

-Je ne suis pas responsable de tes malheurs.

-Si ! cria Agathe. Pour assouvir votre ambition, vous avez joué avec ma vie et mon destin ! C’est vous qui m’avez mise à la tête d’un empire en désagrégation !
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L'Empire en 1306

-A Jérusalem, tu te morfondais, répondit Hugues. Tu déplorais le fait de n’avoir aucun avenir. Je t’ai offert un Empire, et tu ne l’as pas refusé.

-Car je ne savais pas qu’il s’agissait d’un présent empoisonné ! s’emporta-t-elle. Vous n’assumez pas les erreurs commises envers vos enfants, jamais ! Regardez comment vous avez traité Hugues !

-Hugues est mort !” répondit l’empereur en perdant son sang-froid. “Comme Jean, mon héritier. Comme Errard. Deux fils, un ami, des milliers d’hommes et 9 ans de ma vie ! Voilà ce que j’ai sacrifié pour toi et cet Empire !” Une quinte de toux l’interrompit. Lorsqu’elle s’acheva, il tourna le dos à Agathe et reprit d’une voix plus calme : “Je ne mourrais pas à Jérusalem. Je reverrai la Ville Sainte. Et j’emmènerai le corps de mon fils avec moi.

-Les infamies du Glorieux, dit Agathe d’une voix dure. Prenez donc vos hommes, vos navires et partez ! Je ne veux plus vous voir !”

Elle tourna les talons et se dirigea avec fureur vers la sortie. Dans son dos, elle sentit que son père s’était retourné et s’apprêtait à la héler…

…Mais trop tard, elle était déjà sortie.​
 
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XX. Jean le Grec
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“Jean! Excuse-toi auprès Sa Sainteté Gilbert !”, ordonna Jean le Grec à son fils. Le jeune prince, debout sur la table couverte de parchemins qui se trouvait au milieu de la salle d’étude, foudroya son père du regard.
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Le patriarche Gilbert du Puy du Fou et le prince Jean

“Jamais ! cria-t-il en grec. Cet hérétique a osé me réprimander, il devrait être fouetté et pendu !

-Jean ! intervint le Grec. Vous parlez du patriarche de Jérusalem, j’exige des excuses !”

Pour toute réponse, la jeune terreur sauta de la table et sortit en courant de la pièce en lançant une dernière insulte.

“Poursuivez-le ! ordonna Jean le Grec à ses gardes. Lorsque vous l’aurez attrapé, ne levez pas une main sur lui si vous souhaitez la garder. Mais amenez-le à ma femme Théodora qui trouvera une punition adéquate.” Les deux s’inclinèrent puis s’empressèrent de partir à la recherche du jeune garçon.

“Je suis désolé, Votre Béatitude, dit Jean au patriarche. C’est une forte tête qui ne réalise pas l’honneur que vous lui faîtes en lui donnant une leçon.

-Ce n’est rien, mon prince, répondit Gilbert. C’est un garçon plein de vie, comme l’était votre arrière-arrière grand-père Henri III. Nous parlions justement de la lignée de son frère, le rebelle Hugues le Franc qui se proclama roi.

-Est-elle éteinte ? demanda Jean.

-Non, répondit le patriarche. C’est même, après votre lignée, la plus ancienne branche masculine des Montoire. Les membres de ce rameau ont bien entendu vécu des épreuves. Après sa défaite Hugues le Franc termina ses jours en prison et ses enfants choisirent l’exil. Certains se sont engagés dans les ordres militaires, d’autres sont devenus mercenaires. Mais ils ont fini par s’installer dans le grand nord. Ainsi Lambert de Montoire est-il désormais comte d’Onega.”
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Lambert de Montoire, comte d'Onega

Distraitement, Jean jeta un oeil à l’un des parchemins où apparaissait un blason fort semblable à celui des Montoires. “Sont-ce les armes de leur maison ?

-Non, mon prince. Les Montoires de Novgorod n’ont pas changé leur nom ou leur blason. Il s’agit de la branche cadette des Montoires de Tathlith, fondée par le prince Jean d’Asir, troisième fils d’Henri III. L’actuel chef de la maison est le duc Jean II d’Asir.
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Les Montoires de Tathlith

-Mes homonymes à ce que je vois.”

Cette remarque anodine sembla ravir le patriarche. Il semblait sérieusement passionné par l’histoire de la famille Montoire.

"Tout-à-fait ! Le premier duc d’Asir fut d’ailleurs le premier Montoire a être prénommé Jean. Traditionnellement, les Montoires ont nommé leurs enfants Hugues et Henri, deux prénoms liés à la maison capétienne. Hugues était bien sûr le prénom du roi de France Hugues Capet et c’est en son honneur qu’avait été nommé Hugues le Grand, le fondateur du royaume de Jérusalem. Henri n’était guère en usage chez les Francs, mais ce prénom avait été choisi par le roi de France Robert II le Pieux pour son fils. Une façon de défier les empereurs de Germanie à peu de frais. C’est donc en l’honneur de son grand-père le roi Henri Ier que Hugues le Grand nomma ainsi son fils, le futur Henri Ier le Sage.” Les yeux du patriarche pétillaient de joie, il semblait véritablement passionné par ces anecdotes historiques. “Le prénom Jean fut quant à lui choisi par la reine Eusebia Comnène, l’épouse du roi Henri III le Jeune, pour son troisième fils. Il s’agissait d’un nom chrétien très en vogue dans l’Empire grec à cette époque.

-Passionnant, dit Jean sur un ton qui disait tout le contraire. Ainsi l’empereur Hugues III a choisi le plus grec de ces prénoms pour mon père… A croire qu’il avait prévu depuis longtemps de s’emparer de Constantinople.” Machinalement, Jean s’empara d’un autre parchemin avec un blason très proche de celui des Tathlith. “Et celui-ci ?

-Le blason des Montoire de Gizeh. Une maison plus proche dans l’ordre de succession que celle des Montoires de Tathlith, car fondée par le deuxième fils du roi Henri III, le duc Henri IV le Diligent.
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Les Montoires de Gizeh

-La maison de mon parent le duc Guichard II je présume ?

-Tout à fait, mon prince.

-Alors à quelle maison appartient celui-ci ?” dit-il en désignant un dernier blason.

“Une toute jeune branche, les Montoires de Safaga, fondée par votre grand-cousin le duc Onfroy.
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Les Montoires de Safaga

-Son frère André en fait-il partie ?

-Non, le duc d’Outrejourdain n’a pas créé sa propre maison, mais cela ne saurait tarder.

-Mon prince ?” Jean se retourna et découvrit Jacques le Rouge qui attendait sur le pas de la porte. Le chevalier s’inclina devant Gilbert du Puy du Fou. “Je suis désolé de vous interrompre en pleine leçon d’histoire, Votre Béatitude, mais je dois conduire l’héritier du trône auprès de Sa Majesté.
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Le chevalier Jacques le Rouge d'Estouteville

-Faites messire, répondit le patriarche. Les affaires de l’Empire n’attendent pas.”

Jean remercia Gilbert avant de prendre congé. Il suivit ensuite Jacques à travers les dédales du palais du Sage.

“Vous êtes-vous enfin habitué à la vie en Terre Sainte, mon prince ? demande Jacques tout en dévalant les escaliers de la tour d’Irène.

-C’est toujours un peu difficile, mon ami, répondit Jean. Mais je commence à m’y faire.”

L’arrivée à Acre, il y a quelques mois, avait été un choc. Le climat torride, la nourriture épicée, l’accoutrement mahométan des basses classes, les étranges coutumes franques des nobles de terre sainte… Mais c’est en visitant Jérusalem que Jean avait été complètement déboussolé. Très peuplée, la ville sainte semblait bien plus dynamique que Constantinople, un peu trop même. Tout n’y était que mouvement, odeurs et sueurs. Une ville chaotique où s’entassait une populace cosmopolite et bruyante. Si le Saint-Sépulchre l’avait impressionné, Jean l’avait été bien moins par l’austère palais impérial.

Heureusement, la cour avait rapidement déménagée ici, au Palais du Sage. Construit sur les hauteurs des Monts de Judée, l’édifice était un patchwork de différents styles architecturaux et avait manifestement été agrandi à plusieurs reprises depuis sa construction par Henri Ier le Sage. Il était néanmoins magnifique, tout comme le point du vue qu’il offrait sur les montagnes. Isolé, il permettait de profiter en toute sérénité d’une forêt giboyeuse. Quant au climat frais, il était idéal pour Hugues III, dont la santé déclinait.

“Comment se déroule le siège d’Antioche ? demanda Jean alors qu’ils passaient sous des arcades décorées de statues des rois de Jérusalem.
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Le siège d'Antioche

-Oh, comme tout siège on s’y ennuie ferme, répondit Jacques.

-Je vous avais pourtant donné une mission pour occuper votre temps, fit remarquer Jean. Avez-vous discuté avec mon oncle ?
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Le prince Etienne

-Oui, sire, répondit le chevalier. Comme vous me l’avez demandé, j’ai essayé de tirer les vers du nez au prince Etienne. Mais il est bien trop rusé pour se confier à moi. On ne peut heureusement pas en dire autant de certains de ses soutiens, dont la langue se délie rapidement après quelques verres.

-Et ?” demanda anxieusement Jean.

Jacques le Rouge s'arrêta brusquement. Il regarda autour de lui comme pour s’assurer que personne n'espionnait leur conversation. Lorsqu’il fut enfin rassuré, il reprit à voix basse : “Les rumeurs sont fondées, mon prince. Etienne semble attirer à lui de nombreux seigneurs mécontents.

-Qui ?

-Des seigneurs de Syrie, de Jérusalem, de Haute-Egypte, énuméra le chevalier. Ses partisans essayent même de recruter des seigneurs d’Arabie. L’un d’entre eux m’a promis richesse et terres en échange de mon soutien.

-Mon oncle et ces seigneurs conspirent-ils contre l’empereur ?

-Non, répondit Jacques. Bien sûr, certains grognent contre les “guerres grecques” ou critiquent les lois du Glorieux qui empiéteraient sur les “libertés de la noblesse”. Mais ils sont pour la plupart loyaux et ne feront rien tant que votre grand-père sera en vie. C’est vous qu’ils détestent messire. On accusait votre père d’avoir été perverti par les Grecs… mais vous, vous êtes grec.

-Je suis le prince héritier de Jérusalem, s’offusqua Jean.

-Pas pour eux. On murmure qu’ils préféreraient voir votre grand-cousin Onfroy sur le trône.

-Pas Etienne ?

-Votre oncle est un malin, mon prince. Il préfère être l'éminence grise de cet idiot d’Onfroy. Pourquoi s’exposer quand il peut contrôler Jérusalem sans s’exposer inutilement ?

-Je devrais les faire arrêter et exécuter ! enragea Jean.

-Vous parlez de princes du sang, le prévint Jacques. Votre grand-père ne fera rien sans preuves, et je n’en ai aucune à vous apporter. Taisez ces informations, mon prince. Mais tenez-vous prêt !”

Jacques le Rouge lui tapa sur l’épaule, comme pour le rassurer, puis repartit d’un pas énergique à travers les couloirs du palais.

Ils finirent par rejoindre l’empereur sur une terrasse qui offrait un magnifique point de vue sur les monts escarpés où poussaient de solides chênes. Assis devant une table couverte de parchemins, Hugues III sirotait un vin bien frais. Ses traits tirés, ses cernes, sa maigreur, tout indiquait que l’empereur était physiquement diminué. Son esprit était pourtant intact et il dégageait toujours ce charisme qui impressionnait tant ses interlocuteurs.
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L'empereur Hugues III le Glorieux

“Ha, Jean ! accueillit-il son petit-fils. Prends place sur cette chaise. Sieur Jacques d’Estouteville allait me faire son rapport, mais il m’a semblé plus judicieux que tu sois présent, aussi l’ai-je envoyé te chercher.”

Jean le Grec prit place tandis que Jacques le Rouge, resté debout, commença son rapport.

“Le siège d’Antioche est plus difficile que prévu et les Grecs refusent toute négociation avec le prince Etienne. L’armée n’a pas de problèmes d’approvisionnement, mais la dysenterie à fait des ravages dans nos rangs. A part cela, les hommes s’ennuient.

-N’est-il pas possible de prendre la place par la force ? demanda Jean.

-Cela sera bien difficile, répondit Jacques. Les murailles sont bien défendues. Le manque de bois a empêché le prince Etienne de construire plus d’une tour, et les sapeurs n’arrivent à rien. De plus, nos hommes n’ont pas l’air particulièrement motivés et le prince semble peu pressé de donner l’assaut.”

L’empereur se tourna vers Jean. Son regard pénétrant semblait le jauger.

“Qu’en penses-tu ? demanda-t-il.

-Il suffirait d’envoyer plus de troupes, proposa Jean.

-Nous avons déjà mobilisé 15000 hommes pour ce siège, répondit l’empereur.

-Les troupes du royaume de Jérusalem, de Syrie et quelques petits seigneurs arabes, énuméra le Grec. Nous pourrions faire venir des troupes de Mésopotamie.
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Les royaumes de l'Empire de Jérusalem (la partie hiérosolymitaine d'Algésiras est rattaché à la Syrie)

-Tu sembles me confondre avec un autre Hugues, lui-même troisième du nom. C’est lui le roi de Mésopotamie, pas moi.

-Hugues le Blanc vous doit obéissance, c’est vous qui l’avez nommé et vous pouvez lui retirer cette charge.
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Le roi de Mésopotamie Hugues III le Blanc, fils de Hugues le Sombre

-Non, répondit Hugues le Glorieux. J’ai donné la couronne à son père et Hugues le Blanc l’a hérité. Il ne s’agit pas d’une simple charge de despote que je peux reprendre à ma guise, mais d’un titre de roi héréditaire. Même si je le voulais, je ne pourrais pas lui enlever. Et Hugues le Blanc a de bonnes raisons de ne pas lever le ban. Ses seigneurs aiment leur indépendance, et ils lui reprocheraient de se coucher face à Jérusalem.

-Alors faisons venir davantage d’Arabes, vous êtes bien leur roi.”

Ce fut Jacques le Rouge, lui-même originaire d’Arabie qui répondit. “Ils renâcleront, mon prince. Les seigneurs d’Arabie ont déjà payé un lourd tribut lors de la campagne grecque, et ils ne se sentent pas assez reconnus. Ils n’ont pas tort, ils sont méprisés par les autres seigneurs…

-Les seigneurs d’Egypte ? proposa Jean.

-Il n’y a pas plus arrogant et fier qu’un seigneur égyptien, répondit Hugues. Ceux de Basse-Egypte ont demandé, malgré leur appartenance à la Couronne de Jérusalem, à ne pas participer à cette campagne. Ils ont prétexté devoir se défendre contre une éventuelle attaque des Grecs du Sinaï. En retour, leurs rivaux de Haute-Egypte ont demandé la même exemption.

-Alors qu’ils s’emparent du Sinaï ! Les Melissenos ne sont qu’une petite famille de province.

-Une petite famille de province qui, par deux fois, a mis l’Empire des Grecs à genou, rétorqua l’empereur. Ne sous-estime pas les Melissenos. Dans ma jeunesse, le nom du duc Zacharias était craint en Romanie comme en Terre Sainte. Le “Fléau de Jérusalem” nous infligea deux de nos plus grandes défaites. A Katyaion il tua mon oncle Jean d’Asir, et à Farama, il massacra par deux fois nos soldats. Mon oncle Henri le Diligent, qui n’était pourtant pas un tendre, était si impressionné par Zacharias qu’il fiança mon frère Henri le Noir à sa fille. Le Fléau a beau être mort depuis longtemps, nous sommes nombreux à nous rappeler du danger que représentent les Melissenos. Le petit-fils du Diligent, le duc Guichard du Caire s’en souvient en tout cas, comme tous les seigneurs d’Egypte.

-Qu’importe leurs craintes, vous êtes l’empereur ! s’indigna Jean. Votre parole est loi et ils doivent vous obéir ! Ils ont un devoir envers vous et l’Empire !”

Hugues le dévisagea quelque temps, avant de lui sourire.

“Tu as beau être l’héritier de l’Empire de Jérusalem, tu restes bel et bien Jean le Grec.” L’empereur reprit une gorgée de vin avant de pousser un soupir.

“Ne sois pas abusé par mon titre d’empereur, Jean. Je reste le souverain de Jérusalem, et Jérusalem n’est pas Constantinople. J’ai dédié ma vie au rétablissement de l’autorité royale et impériale. J’ai fait table rase des concessions que Henri III avait fait à la noblesse. J’ai mis un terme aux Années Noires qui ont déchiré le royaume sous le règne de mon père. Mais gratte un peu ce vernis impérial et tu découvriras l’ambition des barons. Oh, les anciennes lignées ont disparu les unes après les autres, emportées par les rébellions des siècles derniers. Mais, aujourd’hui encore, les nobles se souviennent. Ils se souviennent que notre ancêtre Hugues le Grand a été élu par l’assemblée des Premiers Croisés. Ils se souviennent que la Haute Cour ne fut pas toujours cette coquille vide mais qu’elle avait son mot à dire dans les affaires du royaume. Pour beaucoup d’entre eux, je reste le premier des princes, ni plus, ni moins. L’Empire n’existe pas, il n’y a qu’une pyramide d’hommages dont je me trouve être à la tête. Ils considèrent n’avoir de devoir envers moi que parce que j’en ai envers eux. Seule ma gloire et leur enrichissement leur fait pour le moment courber l’échine et accepter, même de mauvaise grâce, mes demandes en hommes et en argent. Ne sous-estime jamais l’influence des grandes familles, Jean. Les nobles grecs veulent s’émanciper du pouvoir impérial ? Mais à Jérusalem, c’est nous, les rois, qui nous sommes émancipés des nobles ! Et il suffirait d’un instant de faiblesse de notre part pour qu’ils nous le rappellent amèrement.”

Jean garda le silence. Au plus profond de lui-même, il ne pouvait accepter cet état de fait. Cela allait à l’encontre de son éducation et de sa vision du monde. Il se promettait que le jour où il arriverait au pouvoir, il dresserait ces barons et leur apporterait le sens de l’Etat dont ils semblaient manquer

“Pour revenir à Antioche, dit Hugues le Glorieux, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Conquérir la ville ne renversera pas le cours de la guerre. Il est inutile de vider nos coffres et de faire couler le sang de nos sujets et vassaux.” Il se tourna vers Jacques le Rouge. “Estouteville. Vous repartirez dès ce soir pour Antioche et délivrerez un message de ma part à mon fils Etienne. Qu’il revienne, cette guerre n’est plus la nôtre.”
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La fin du siège d'Antioche

L’empereur sembla tout à coup des plus fatigués. Il fut prit d’une puissante quinte de toux, et lorsque la crise passa, il fit un geste de la main leur signifiant qu’il était temps de prendre congé. “Allez, je suis épuisé.”

Les deux hommes s'apprêtaient à partir, lorsque Hugues III ajouta, à l’attention de son petit-fils. “Et Jean, consulte le patriarche. Ses leçons d’histoire sont peut-être d’un ennui profond. Mais il te sera bientôt d’un grand secours. Il t’apprendra à devenir un véritable souverain de Jérusalem.”​
 
XXI. Hugues le Glorieux
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Le jeune patriarche Gilbert ouvrit délicatement l’ampoule. Il se pencha sur le lit et fit couler quelques gouttes d’huile sainte sur le front du vieil homme.
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Le patriarche Gilbert du Puy du Fou

“Per istam sanctam unctionem et suam piissimam misericordiam adiuvet te Dominus gratia Spiritus Sancti, ut a peccatis liberatum te salvet atque propitius allevet.”

Sa voix calme et douce semblait venir de très loin. Mais elle rassurait Hugues III qui souhaitait être lavé de tout péché avant de rencontrer son Créateur.

“Merci Monseigneur, parvint à articuler l’empereur de Jérusalem.

-Ce fut un honneur de vous donner les derniers sacrements, Votre Majesté, répondit Gilbert qui semblait sincèrement ému. Souhaitez-vous que je fasse entrer vos parents ? Ils attendent sur le pas de la porte.

-Plus tard, répondit Hugues dans un souffle. La lumière m’agresse, dîtes à mes serviteurs de fermer les fenêtres et de me laisser seul. Je suis si fatigué, j’ai besoin…”

Il se réveilla quelque temps plus tard, sans savoir combien d’heures ou de jours il avait sombré dans les ténèbres. Sa chambre était calme et plongée dans le noir. Une silhouette était néanmoins assise sur une chaise au fond de la pièce.

“J’ai demandé à ce que l’on me laisse seul, dit-il d’une voix fiévreuse.

-Et tu as été obéi, comme toujours, répondit une voix familière. Cela n’a jamais été mon cas. J’avais beau donner des ordres, personne ne m’écoutait, jamais.”

Hugues dévisagea l’homme assis sur la chaise.

“Tu étais faible, père, dit-il à Hugues II le Brisé.
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Le roi Hugues II le Brisé

-Je l’étais, confirma le spectre.

-Un… un roi faible méprisé par tous ses sujets et manipulé par ses proches, continua le Glorieux. Un mélancolique qui passait son temps à se morfondre dans son palais de bord de mer, abandonnant les rênes du royaume à d’autres.... Un absent.

-Un fantôme, sourit le Brisé.

-Tout mon règne a été consacré à faire oublier le tien, dit Hugues III d’une voix dure. J’ai dédié ma vie à refermer le chaos des Années Noires, à mettre au pas les barons et à rétablir l’autorité royale…

-Et tu as réussi, répondit Hugues II. Tu es l’homme le plus puissant de l’Orient, voire de la Chrétienté. Et pourtant… au soir de ta vie, te voilà aussi brisé que moi. Tu es le souverain que je n’ai jamais été. Mais comme père... Absent et insensible, tu as marché dans mes pas, fils. Tu as rejeté les tiens pour ne te soucier que de ta petite personne.

-Non, protesta le Glorieux entre deux quintes de toux. Je ne me suis soucié que de Jérusalem et de son prestige. C’est pour elle que j’ai sacrifié ma famille. J’ai immolée les miens sur l’autel de sa gloire.

-Et ainsi Abraham sacrifia Isaac, récita le Brisé, et Dieu l’en récompensa par la Royauté. Tu as raison, fils, tu es fort…”

L’ironie de ces trois mots flottait encore dans la pièce, lorsqu’un jeune homme émergea des ombres et vint se placer à la droite du défunt roi.

“Mais je l’aurais été bien plus”. Cela faisait des décennies que Hugues n’avait pas vu son demi-frère, le Prince Noir. Il était encore dans la fleur de la jeunesse, mais ses traits étaient peu à peu dévorés par les pustules de la peste noire. “Henri IV aurait mâté les barons par la force et soumis l’Empire des Grecs à Jérusalem.
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Le prince Henri le Noir

-Jérusalem se serait brisée sous ta poigne, frère, répondit Hugues avec difficulté. J’ai réconcilié nos sujets avec notre famille.

-Raison de plus pour que l’Empire reste aux mains des Montoire”, dit Jean du Désert qui vint se placer à gauche de père. Le frère puîné de Hugues était né 3 ans après la mort du Prince Noir, il paraissait pourtant beaucoup plus âgé que lui. “Tes fils ont une origine douteuse. Onfroy ou André devraient hérités.
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Le prince Jean du Désert

-Jean ! le morigéna la princesse Anne la Demoiselle qui se tenait à côté du lit du Glorieux. Ce n’est pas ainsi que l’on parle à son frère et empereur !”
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La princesse Anne la Demoiselle

A la vue de sa tante, le coeur de Hugues se serra. Il lui tendit la main qu’elle prit avec tendresse avant de lui sourire.

“Je suis heureuse de te voir Hugues le Petit”, dit-elle en employant le surnom de sa jeunesse. Elle avait beau n’avoir que 53 ans, il avait l'impression de n’être qu’un jeune homme face à elle.

“Je me souviens… dit Hugues. Je me souviens de Tripoli. Les moments les plus heureux de ma vie. Je… je ne vous ai jamais remercié de vous être occupé de moi, je…”

Elle plaça son doigt sur la bouche de l’empereur pour l’interrompre. “Je sais”, dit-elle simplement. Puis il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla à nouveau, il n’y avait plus de traces de son père, de ses frères ou de sa tante. La chambre avait pris un aspect lugubre, menaçant. En son centre se tenait la personne qu’il attendait.

Marie.
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La reine Marie Comnène

“Je savais que tu viendrais me rendre visite avant la fin, dit simplement Hugues.

-Je n’ai pourtant pas eu une telle chance, dit son ex-femme en grec. Ni ma fille Eunike.

-Elle n’était pas de moi, répondit-il sèchement.

-Comme d’autres qui ont eu plus de chance, dit-elle en s’approchant du lit. Elle ne méritait néanmoins pas de passer sa vie enfermée dans une tour pour y périr avant ses vingt ans.

-C’est de la faute de Kyriakos, répondit-il. Sans lui nous aurions vécu heureux et nos enfants aussi.

-Non, dit-elle froidement. Kyriakos n’y est pour rien, il n’était rien. C’était lui, mais cela aurait pu être un autre. Je ne l’aimais pas… Nos enfants ont été malheureux par ta faute. Regarde Hugues le Sombre…

-Il était un bâtard !

-Qu’en sais-tu ?

-Il ne me ressemblait en rien, contrairement à Agathe.

-Agathe n’était pas de toi”, dit-elle. Hugues eut l’impression que l’on venait de lui transpercer le coeur avec une dague enduite de venin.
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Le véritable père d'Agathe

Marie avança lentement vers le lit. “Tu t’es toujours pris pour Dieu, Hugues. Tel le Seigneur, tu as désigné les bons et les mauvais, les bâtards et les légitimes. Tu as élevé le mensonge et brisé la vérité, tu…

-Arrête ! cria-t-il, une larme coulant lentement sur sa joue. Arrête…” répéta-t-il plus faiblement. “Tu es cruelle.”

“Tu m’as enfermé ! Tu m’as privé de ma vie ! De mes enfants ! Pendant des décennies, tu as vécu avec tout ce que j'ai perdu. Et je suis cruelle. Je pourrais te peler comme une poire et Dieu appellerait ça justice…” Malgré ces dures paroles, le visage de Marie n’exprimait aucune colère. Elle se pencha vers lui et lui baisa le front. “Hugues”, soupira-t-elle simplement dit-elle avant de disparaître.

La vue de l’empereur se brouilla. Il eut l’impression de s’enfoncer peu à peu dans son lit, puis dans les profondeurs de la terre. Au loin, très loin, il vit Hugues et Jean qui le regardaient, le visage inexpressif.
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Le roi Hugues II le Sombre et le prince Jean l'Héritier

“Mes fils”, dit-il dans un souffle, avant de disparaître à jamais.
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La mort de l'empereur
 
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XX. Jean I le Grec
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Un flambeau à la main, Jean traversait la crypte du Saint-Sépulcre. Il ne pouvait s’empêcher de la comparer aux héroas de Constantinople où étaient enterrés les empereurs romains. Et la comparaison n’était pas à l’avantage de cet étroit couloir sombre et bas de plafond. Jean était néanmoins ému par cet alignement de tombes Montoires. Plus que nul part ailleurs, il se sentait faire partie d’une lignée prestigieuse.

La première partie de la pièce était occupée par des sarcophages accueillant les dépouilles des princesses non-mariées et des princes puînés. Ils étaient simples et dégarnis de toute décoration superflue, se contentant d’arborer les armes de la famille. Ce n’était pas le cas des trois derniers tombeaux surmontés de magnifiques gisants. Ceux-là étaient réservés aux princes héritiers morts avant leur accession au trône. Parmi eux, celui de Jean l’Héritier, devant lequel Jean le Grec s’arrêta.
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Les princes héritiers Hugues, Henri le Noir et Jean l'Héritier

“Père…, dit-il en posant une main sur le gisant. Fils d’empereur, frère d’impératrice, père d’empereur, mais jamais empereur. Mon coeur saigne face à cette injustice. Je vous promets de vous faire honneur, et d'être le Jean Ier que vous auriez dû être."

Après avoir embrassé une dernière fois le gisant de son père, Jean poursuivit son chemin jusqu’au bout de la crypte où se trouvaient les tombes royales. Là, sous les emblèmes de Jérusalem et des Montoires, étaient alignés les gisants des rois et reines de Jérusalem : Hugues Ier le Grand et Zoé Doukas ; Henri Ier le Sage et Irène Comnène ; Henri II le Couard et Heliodora Comnène ; Henri III le Jeune et sa bien-aimée Eusébie Comnène. Le gisant de Hugues II le Brisé était quant à lui accompagné non pas d’une, mais de trois tombes. Les deux premières n’avaient pas de statue puisqu’elles appartenaient à ses deux premières épouses, mortes avant son accession au trône. Seule l’arrière-grand-mère de Jean, la reine Rusudan Bagration, avait eu le droit à un gisant. Un paradoxe, lorsqu’on connaissait les mauvaises relations qu’avaient entretenu les deux époux.
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Les cinq premiers rois de Jérusalem et leur femme

Jean ne put s’empêcher d’avoir un sentiment de fierté face à ces ancêtres dont il allait poursuivre la grande histoire. Un jour, un tailleur de pierre sculpterait des gisants pour lui et Théodora, et leurs descendants viendraient leur rendre hommage avant d'être couronnés à leur tour.

Jean s’arrêta devant le dernier gisant, celui de son prédécesseur Hugues III le Glorieux. Aucune reine n’était enterrée à ses côtés. L’empereur avait refusé que Marie Comnène repose au Saint-Sépulcre, et Athanasia Bryennios, la mère du prince Etienne, avait fui Jérusalem après son divorce. Quant à Zoltana Dory, la troisième épouse de Hugues III, elle était encore jeune et avait demandé à rentrer chez elle, auprès de l’empereur Dezso de Carpathie. Jean avait donné son accord, espérant ainsi apaiser les relations avec les Hongrois.
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Haut : l'empereur Hugues III le Glorieux
Bas : l'impératrice douairière Zoltana Dory rentre en Carpathie

“Le sculpteur vous a fait honneur, grand-père, dit Jean d'une voix songeuse. Vous auriez dû voir la réaction de la populace à l’annonce de votre mort. Les cloches ont sonné pendant plusieurs heures et les clercs ont organisé de grandes processions auxquelles ont participé toutes les corporations. Lors de vos funérailles, une masse de pèlerins éplorés s’est massée devant les portes du Saint-Sépulcre pour exiger votre canonisation. Quelle ferveur !…”

Jean redressa la tête, affichant une mine déterminée. Sans s’en rendre compte, il passa du français au grec. “Vous étiez un grand empereur. Et maintenant que les barons sont enfin arrivés, c’est à mon tour d'être couronné. Je poursuivrai votre oeuvre… j’irai même plus loin ! Je briserai les grands et ferai de Jérusalem la troisième Rome !

-Votre majesté ? Emporté par son serment, Jean n’avait pas remarqué l’arrivée du commandant de la garde impériale Jacques le Rouge. Le patriarche Gilbert souhaite vous informer que tout est prêt pour la cérémonie du sacre.
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Jacques d'Estouteville, dit le Rouge

-Bien”, répondit Jean sans parvenir à cacher son anxiété. Il tourna les talons et se dirigea vers la sortie, suivit de près par le chevalier.

“Vous ne devriez pas vous inquiéter, sire, dit Jacques. Le couronnement n’est qu’une formalité.

-Je le sais, dit Jean. Je m’inquiète davantage de ce qui vient après.

-La Haute Cour ? demanda Jacques. Le patriarche a fait le nécessaire pour qu’elle se réunisse au palais impérial après le sacre. Tout devrait bien se passer.

-Je sais que certains barons n’apprécieront pas certaines de mes annonces, confia Jean. Encore moins celle qui vous concerne.

-Qu’ils viennent donc, dit Jacques d’un air bravache. Ils ne peuvent que se soumettre à votre volonté.

-Que Dieu vous entende, Jacques, dit Jean en montant les escaliers menant à la surface. Que Dieu vous entende.”

En haut des escaliers, les deux hommes débouchèrent sur la chapelle du Calvaire. Placée à l’entrée du Saint Sépulcre, elle marquait le lieu où le Seigneur avait été crucifié. Bien que relativement petite, elle était magnifiquement décorée. Jean s’y recueillit un instant avant d'entrer dans la nef.

Le Saint-Sépulcre ne pouvait pas rivaliser avec le gigantisme de Sainte Sophie et il était impossible d’y accueillir tous ceux qui souhaitaient assister au sacre. Le petit peuple patientait à l’extérieur, tandis que les bourgeois et notables de la ville avaient été relégués dans l’église Sainte Hélène, à l’extérieur du bâtiment principal. Sous le dôme de la nef principale, ne se trouvaient ainsi que les barons venus des quatre coins de l’empire.

Les premiers rangs étaient occupés par les ambassadeurs des puissances chrétiennes comme Pise, Venise, la Carpathie ou la Nubie. Agathe et l’empire grec étaient représentés par le duc Hyppolite Doukas qui était en pleine conversation avec Richard, le grand maître de l’ordre du Temple. Enfin, les places les plus prestigieuses étaient réservées aux membres de la famille impériale.
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Haut : les dignitaires étrangers
Bas : la famille impériale

Tandis que Jacques rejoignait les rangs des chevaliers, Jean se dirigea lentement vers le choeur. En sus du trône qu’on y avait installé, se trouvaient l’Omphalos Mundi, une pierre marquée d’une croix qui indiquait le centre du monde, et la pierre de l’Onction où le corps du Seigneur avait été oint.

C’est sur cette dernière que Jean s’agenouilla et pria en direction de la rotonde. Cette pièce circulaire prolongeait le choeur et accueillait l’édicule à l’intérieur duquel se trouvait le tombeau du Christ. C’est de la rotonde que le patriarche Gilbert émergea, accompagné des plus grands ecclésiastiques de l’empire.
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Le patriarche Gilbert du Puy du Fou

Le patriarche se plaça devant Jean et débuta la cérémonie. Gilbert avait passé plusieurs jours à l’organiser, veillant soigneusement à respecter la tradition. Au grand damn du patriarche, Jean avait néanmoins insisté lourdement pour faire quelques modifications.

Le sacre lui-même respecta l’antique coutume. L’ampoule fut apportée par quatre évêques, et remise à Gilbert. Le patriarche rappela les paroles du seigneur au roi David : “Tu seras le berger d’Israël mon peuple, tu seras le chef d’Israël.” Puis, avec le pouce, préleva un peu d’huile pour tracer neuf onctions en forme de croix sur le corps de l’empereur tout en prononçant les paroles rituelles.

Jean vint ensuite s'asseoir sur le trône où on lui remit les regalias. C’est là qu'eurent lieu les premières modifications voulues par l’empereur. On lui remit bien le sceptre, la main de Justice et l’anneau, mais il reçut également une grande cape pourpre rappelant la couleur impériale grecque.

Le changement principal intervint lors du couronnement lui-même. En 1253, lors du dernier sacre, Hugues III n’était que roi de Jérusalem. Son couronnement en tant que roi de Syrie et d’Egypte n’avait eu lieu qu’en 1261, et il n’était devenu roi d’Arabie qu’en 1273 lors du couronnement impérial. Gilbert avait ainsi insisté pour couronner Jean quatre fois pour chacun des royaumes et pour l’empire. L’empereur avait néanmoins refusé, considérant que seul le couronnement impérial comptait. Cette conception unitaire n’avait pas plu au patriarche, mais Jean n’en n’avait cure. L’empire n’était plus une collection de royaumes.

Surtout, il avait remisé la couronne de Hugues III pour lui préférer celle de son grand-père maternel, le basileus Pantaléon Ier que sa mère avait conservée. Ce fut donc une couronne grecque qu’on lui mit sur la tête.
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La couronne

“Vive l’empereur éternellement !” cria l’assemblée lorsqu’il fut enfin couronné. Là encore, Jean avait changé la tradition. L’acclamation était censée représenter l’élection du souverain par les barons et avait normalement lieu avant l’onction. Si elle n’était que symbolique, c’en était déjà trop pour Jean qui l’avait déplacée après le couronnement. Il ne devait pas sa légitimité aux barons, mais à Dieu seul.

Après l’acclamation, on fit venir Théodora qui à son tour fut sacrée et couronnée impératrice de Jérusalem. On en profita pour montrer à tous le prince héritier. Jean le Jeune ne tenait pas en place, et alla jusqu’à donner un coup dans les côtes du patriarche Raoul d’Alexandrie qui avait eu le malheur de s’approcher trop près.
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Gauche : l'impératrice Théodora
Droite : le patriarche Raoul d'Alexandrie et le prince héritier Jean le Jeune

Lorsque le cérémonie s’acheva, Jean, Théodora et Gilbert traversèrent la nef où les barons s’écartèrent respectueusement. Ces derniers ne sortiraient qu’après le souverain pour rejoindre le palais impérial et la Haute Cour.

La traversée de la ville fut longue et difficile. Hugues III avait régné 55 ans, et la plupart des Hiérosolymitains n’avaient pas connu d’autres souverains. Aussi étaient-ils curieux de découvrir leur nouvel empereur. Portant des rameaux d’oliviers, ils se pressaient dans les rues pour apercevoir le cortège qui avait les plus grandes difficultés à progresser.

“Tout est-il prêt pour la Haute Cour ? demanda Jean alors qu’ils attendaient que la garde impériale libère le chemin.

-Oui, sire, répondit le patriarche. Les charpentiers ont fini d’installer les tribunes ce matin même.

-Bien, j’ai hâte d’en avoir terminé avec cette coquille vide.

-Méfiez-vous, sire, dit Gilbert. La Haute Cour est grandement affaiblie, mais son autorité et son prestige restent importants. Quant aux barons, ils sont susceptibles et jaloux de leur pouvoir. Si certains d’entre eux nous soutiennent, les mécontents semblent nombreux. Votre oncle le prince Etienne semble exciter leurs passions. Certains parlent d’un parti de la noblesse.

-Comment nomment-ils donc mes soutiens ? demanda Jean avec dédain.

-Le parti de la cour, sire. Mais même ces barons ne se réjouiront guère de la réforme de la Haute Cour que vous avez décidé.

-Ils devront s’y faire. Il s’agit désormais de la Haute Cour de l’Empire, plus seulement du royaume de Jérusalem. Et ils devraient même se réjouir. Eux qui sont si fiers de leur royaume, pourront enfin siéger par couronne…

-Et voter par royaume et non par tête. Habile pour contenir l’opposition de la majorité, sire, mais nombre d’entre eux s’y opposeront…

-Qu’ils s’estiment déjà heureux que je consoie à leur donner une place dans les affaires de l’empire”, coupa Jean. La rue étroite étant libérée, il poussa en avant sa monture.

Le soleil était à son zénith lorsque la Haute Cour fut enfin réunie dans la grande salle du palais impérial. Malgré son impressionnante charpente et les magnifiques tapisseries accrochées au mur, la pièce conservait cet aspect austère qui caractérisait l’ensemble du bâtiment.

Depuis son trône surélevé, Jean dominait l'assistance. Plusieurs membres de la garde impériale l’entouraient, dont Jacques le Rouge, qui, la main sur son épée, veillait à ce que personne n'approche de l’empereur. A droite de Jean, le patriarche Gilbert était assis sur une cathèdre.

Face au trône, on avait installé cinq estrades qui formaient un demi-cercle. Chacune était surmontée des armes d’un des royaumes de l’empire, et chaque baron avait pris place selon sa région d’origine.
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Haut : l'Empire de Jérusalem et les royaumes intérieurs
Bas : la Haute Cour

La plus importante faisait directement face à l’empereur et était réservée aux seigneurs de Jérusalem. Jean remarqua qu’une partie des nobles s’étaient regroupés autour du duc André d’Outre-Jourdain, figure du parti de la noblesse dans le royaume.
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Le royaume de Jérusalem
De droite à gauche : Duc Hamelin III d'Amman, Duc Jean de Shammar, Duc Roger de Damas, Duc André d'Outre-Jourdain, Duc Alain III de Tibériade, Duc Barthélémi de Médine

A la droite de Jérusalem se trouvait l’estrade des seigneurs égyptiens. Ces derniers étaient particulièrement divisés. Les seigneurs de Basse Egypte, tous du parti de la cour, siégeaient au plus près de l’estrade de Jérusalem dont ils étaient théoriquement vassaux. Gilbert avait eu la bonne idée de les intégrer à la couronne d’Egypte pour contrebalancer les turbulents seigneurs de Haute Egypte. Peu favorables à l’empereur, ces derniers entouraient le duc Onfroy du Désert.
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Le royaume d'Egypte
De gauche à droite : Duc Payen III d'Al-Said, Duc Onfroy II d'Al-Wahat, Duc Guichard d'Alexandrie, Duc Onfroy du Desert, Duchesse Artaca du Delta, Duc Guichard II du Caire

A la gauche de Jérusalem, on avait installé l’estrade du royaume de Syrie et de Haute Mésopotamie. Cette dernière région, également appelée Algésiras, n’était pas une couronne, et Gilbert avait souhaité rattacher ses seigneurs à la Mésopotamie, plus favorable à Jean. Mais le prince Etienne, le plus puissant seigneur d’Algésiras et chef du parti de la noblesse avait obtenu son rattachement à la Syrie.
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Le royaume de Syrie
De gauche à droite : Duc Bathélémi de Diyar Mudar, Duchesse Kamala d'Alep, Duchesse Charlotte d'Homs, Duc Philippe de Palmyre, Prince Etienne de Diyar Rabia, Comte Orson d'Al-Haditha, Comte Jacques d'Hadithat-Ana, Comte Adalbert de Rahba

A leur gauche siégeaient les seigneurs de Mésopotamie. Plus favorables à la cour, les Mésopotamiens faisaient bloc derrière leur roi Hugues III le Blanc et son oncle-conseiller le prince Henri.
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Le royaume de Mésopotamie
De gauche à droite : Duc Charles de Bassorah, Comte Aubry de Koufa, Roi Hugues III le Blanc, Prince Henri de Wasit, Comte Payen de Kerbala

A l’exact opposé siégeaient les seigneurs d’Arabie et du Yémen. Bien que nombreux, leur poids dans les affaires du royaume était négligeable. Leurs fiefs étaient souvent pauvres et inhospitaliers, et leurs maisons récentes et fondées par des chevaliers de modestes origines. Le duc Jean II d’Asir était probablement une exception puisqu’il descendait d’un fils de Henri III. Il tentait de se présenter comme le chef de la délégation, mais les seigneurs arabes se méfiaient de lui. En réalité, seul le dédain que leur témoignaient les barons des autres royaumes semblait souder ces seigneurs très indépendants.
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Le royaume d'Arabie
De gauche à droite Duc Aimery de Mahra, Duc André d'Oman, Duc Charles II d'Al-Jawf, Duc Evrard II de Yamama, Duchesse Elodie I de Najd, Duc Sigismond d'Al-Hasa, Duc Jean III d'Asir, Duc Mursel de Tugrulid, Duc Manassès de La Mecque

Lorsque tous les seigneurs furent enfin installés, les hérauts annoncèrent le début de la séance. Les barons se levèrent ensuite comme un seul homme lorsque le patriarche Gilbert bénit l’assemblée.

“Messires, dit-il, priez le Bienheureux Etienne, notre saint patron et protecteur, pour qu’il vous aide à faire les bons choix pour le bien de la Jérusalem terrestre. Ouvrez votre cœur au Saint-Esprit pour qu’il vous guide comme il a guidé les Croisés lorsqu’ils choisirent Hugues le Grand comme roi de Jérusalem. C’est ce roi, d’ailleurs, qui institua la Haute Cour de Jérusalem pour succéder au conseil des croisés. Depuis deux siècles, elle assiste le souverain dans sa dure tâche. L’empereur Jean, respectueux des droits et des coutumes, a ainsi décidé de réunir les princes de Jérusalem pour qu’ils le conseillent.

-Balivernes ! La tradition n’est pas respectée !” cria André d’Outre-Jourdain, provoquant une vague d’indignation chez certains barons, choqués de le voir interrompre le patriarche. “En tant que Montoire et qu’héritier des ducs d’Outre-Jourdain qui ont tant de fois dirigé la Haute Cour, je m’insurge de voir l’assemblée ainsi divisée ! Il s’agit de la Haute Cour de Jérusalem ! Soit tous les princes siègent et votent indifféremment, soit seuls les barons du royaume de Jérusalem y prennent part !”
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Duc André d'Outre-Jourdain

Nombre de barons partageaient les craintes du duc, mais sa suggestion d’exclure les quatre autres royaumes provoqua l’indignation générale. Jean décida d’exploiter cette erreur.

“Messires, messires, répéta-t-il à plusieurs reprises pour obtenir le silence. Souhaitez-vous donc exclure la plupart de mes sujets ?” Les cris hostiles à André redoublèrent et Jean du attendre pour poursuivre. “L’Empire ne se limite pas au royaume de Jérusalem, et je ne serai pas celui qui privera mes fidèles sujets de leurs droits.” Plusieurs barons montrèrent bruyamment leur approbation. “J’ai décidé de vous réunir selon vos couronnes pour tenir compte et protéger vos coutumes et privilèges. Et pour éviter la tyrannie de la majorité, j’ai également décidé que toute décision sera votée par royaume et non par tête.”

La nouvelle fut cette fois-ci froidement accueillie par une partie des barons qui comprenaient que cette décision affaiblissait leur poids au sein de la Haute Cour. Le tumulte reprit de plus belle, mais les invectives étaient désormais dirigées contre Jean.

Heureusement pour l'empereur, c’est à ce moment qu’Evrard II du Perche, duc de Yamama, se leva pour prendre la parole au nom des seigneurs arabes. Il ne s’agissait en réalité pas d’un hasard. Avant la séance, Jacques avait été chargé de payer grassement le duc pour qu’il fasse cette requête.
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Le duc Evrard II de Yamama

“Votre Majesté, dit le duc Evrard lorsque le silence revint. Si vous souhaitez respecter nos droits, les seigneurs d’Arabie demandent instamment à obtenir un roi à même de les guider et de vous servir.”

La nouvelle fut plutôt bien accueillie par les seigneurs arabes. Le plus surpris fut certainement Jean d’Asir. Le Montoire bomba le torse, s’attendant sûrement à être nommé.

“J’entends votre requête, répondit Jean, et vous l’accorde. Jacques d’Estouteville recevra le duché de Sanaa qui sera rattaché à l’Arabie et deviendra votre despote.”
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Jacques d'Estouteville devient comte et duc de Sanaa et reçoit la couronne d'Arabie

Comme répété, Jacques fit mine d'être surpris. Il s’agenouilla devant l’empereur et le remercia avant de lui prêter hommage pour le duché. Son couronnement aurait lieu plus tard et c’est en simple seigneur qu’il rejoignit l’estrade.

Quelques seigneurs arabes étaient mécontents. De la titulature, bien trop grecque, de la basse extraction de Jacques ou tout simplement de ne pas avoir été choisis eux-mêmes. Jean d’Asir appartenait clairement à la dernière catégorie.

Mais dans l’ensemble Jean savait avoir fait un coup de maître. La majorité des barons étaient satisfaits. D’abord par le renforcement de l’Arabie qui obtenait un nouveau souverain et une partie du Yémen. Ensuite, le nouveau roi n’était ni un seigneur de la région, ni issu d’une grande maison, il ne bouleversait ainsi pas les équilibres internes à la région et aurait davantage de difficultés à s’imposer aux barons.

Quant à Jean, tout en récompensant “son Errard”, il venait de placer un fidèle à la tête de l’Arabie et de gagner le soutien des seigneurs arabes. Il aurait aimé profité de sa victoire, mais c’est à ce moment que son oncle Etienne décida de gâcher son plaisir.
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Prince Etienne

“Messires, cria le prince pour se faire entendre. Permettez-moi tout d’abord de rendre hommage à mon père Hugues III le Glorieux qui a toujours défendu les valeurs de Jérusalem et n’a pas hésité à se dresser face aux tyrans grecs.”

Une bonne partie des barons crièrent leur approbation. Quant à Jean, il bouillait intérieurement, bien conscient que le prince venait de lui lancer une pique.

“Je tiens aussi à féliciter Sa Majesté Impériale, mon neveu.” Étienne prit soudainement un air désolé. “Mais je ne peux malheureusement pas me taire. Si les seigneurs d’Arabie obtiennent un roi. Pourquoi refuserait-on cet honneur aux seigneurs d’Egypte, de Syrie… voire de Jérusalem ?”

Un grand tumulte accueillit cette dernière proposition. Une partie des nobles tapèrent du pied pour marquer leur approbation, tandis que d’autres se mirent à protester.

“Et vous seriez ce roi ? demanda le duc Guichard du Caire d’un ton plein d’ironie.

-Bien sur que non protesta le prince. Je ne peux même l’envisager. Aucun fils de Hugues III ne peut prétendre à un tel honneur sans mettre en danger mon impérial neveu… Mais un descendant de Hugues le Grand, peut-être. Mon cousin Onfroy du Désert pourrait tout à fait convenir.”
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La faction pour mettre Onfroy à la tête du royaume de Jérusalem

Le vacarme redoubla, plusieurs nobles s’apostrophèrent et les ducs de Tibériade et de Damas, pourtant cousins, en vinrent pratiquement aux mains.

Jean sentit la colère montée en lui. Il ne souhaitait qu’une chose, mettre fin à cette mascarade.

“Messire, intervint le patriarche qui était conscient que la situation était sur le point de dégénérer. Cela ne peut être. Sa Majesté a été sacrée et couronnée.

-Sacrée et couronnée empereur, rétorqua Etienne, pas roi. Personne ne lui conteste sa légitimité à la tête de l’Empire. Mais c’est de la Haute Cour que procède la royauté de Jérusalem, c’est vous-même qui l’avez affirmé. Je dis que cette assemblée doit procéder à un vote, et choisir entre mon neveu et mon cousin.

-Mais enfin, répondit Gilbert alors que la grande salle était à nouveau plongée dans le chaos. L’Empire et le royaume de Jérusalem ne peuvent être séparés l’un de l’autre.

-Assez ! Jean venait de crier de toutes ses forces, ramenant le calme. Je ne permettrai pas à quiconque de m’insulter et de contester mon autorité. Il n’y aura pas de vote, ainsi en ai-je décidé et ordonné en tant que basileus !”

Emporté par sa colère, Jean venait d’utiliser un terme grec qui jeta un froid dans l’assemblée. Étienne ne laissa pas passer une telle chance.

“Basileus ? Despote ? Où sommes-nous messires ? A Constantinople ?

-Non ! Non !” répondirent en choeur plusieurs membres de l’assemblée.

“Sommes-nous devenus des Grecs ? poursuivit Etienne. Nos ancêtres se sont-ils croisés pour devenir les esclaves de despotes orientaux ! Nous sommes des barons francs, des seigneurs libres dont les droits doivent être respectés par la couronne.

-Vous dépassez les bornes messire”, le prévint le patriarche.

L’intervention du patriarche et l’indignation d’une partie des barons, poussèrent Etienne à modérer son attitude.

“Veuillez m’excuser Votre Sainteté. Je me suis emporté et mes paroles ont dépassé ma pensée. Je suis un fidèle serviteur de Sa Majesté et je ne souhaite ni l’offenser, ni porter atteinte à son autorité. Je ne veux que défendre les droits des princes de Terre Sainte. Si Sa Majesté refuse que la Haute Cour choisisse son roi, je ne peux que me soumettre. Mais à Jérusalem, la fidélité va dans les deux sens, et je pense qu’elle doit démontrer sa volonté de respecter les libertés de ses vassaux.

-Et que proposez-vous donc ? demanda Jean en le foudroyant du regard.

-Mon illustre père, paix à son âme, a passé son règne à défendre l’Empire et à en repousser ses frontières. Pour ce faire, il a établi la taxe impériale et la grande levée. Il a également interdit aux seigneurs de mener des campagnes contre des puissances étrangères. Les barons se sont pliés de bon cœur à ces exigences pour la gloire de Jérusalem. Ils ont versé leur or et leur sang pour défendre la Terre Sainte contre les Mongols, pour conquérir la Mésopotamie ou placer ma soeur sur le trône de Constantinople. Mais Jérusalem n’est plus menacée, elle est à la tête du plus grand empire de la Chrétienté. Il est juste que vous reveniez sur ces lois et rétablissiez les libertés proclamées par le bon roi Henri III.”
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Les lois de Hugues III le Glorieux

La plupart des barons, même du parti de la cour, marquèrent leur approbation. Jean était sur le point de mettre fin brutalement à cette assemblée de renégats mais le patriarche s’approcha de lui.

“Votre Majesté, lui chuchota-t-il dans l’oreille, vous devez faire une concession. Accordez leur le vote.”

Jean avala difficilement sa salive. Il lui fallut réunir toute sa force pour lever le bras, signe qu’il acceptait le vote.

Les délibérations prirent un certain temps, puis chaque royaume désigna un représentant. Jacques le Rouge, Hugues le Blanc, Etienne, Onfroy du Désert et André d’Outrejourdain s’avancèrent et l’un après l’autre annoncèrent le vote. La Mésopotamie et l’Arabie votèrent contre, mais ce ne fut pas suffisant face aux trois autres couronnes.

“Ainsi, les seigneurs pourront faire la guerre contre des puissances étrangères sans autorisation impériale, annonça le patriarche. La taxe générale et la grande levée sont abolies, ainsi que toute interdiction de porter les armes contre les royaumes étrangers.”
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Les nouvelles lois

La nouvelle fut accueillie dans la joie et l’allégresse par les barons. Jean, quant à lui, bouillait de rage et était à deux doigts de faire arrêter son oncle et toute sa clique.

“Messires ! cria Etienne tentant d’obtenir le calme. Messires ! C’est une grande victoire pour les barons de Terre Sainte ! Et j’espère que Sa Majesté nous a entendu ! Pour nous assurer que ces lois soient respectées, nous exigeons que les membres du conseil soient désignés par la Haute Cour !

-Vous outrepassez vos droits !” cria Jean mais déjà l’Assemblée poussait pour faire passer la motion. L’empereur était désormais à un point de non retour. Soit il entrait en confrontation avec la noblesse… soit il pliait.

Il regarda le patriarche qui semblait défait. La situation leur avait complètement échappée. La gorge nouée, Jean n’eut d’autre choix que d’accepter. Pendant plus d’une heure, l’empereur observa, impuissant,, la Haute Cour lui imposer ses conseillers. Aucun Arabe ou Mésopotamien n’eut le droit à une place et les trois autres couronnes se partagèrent les postes. Jérusalem envoya deux conseillers, les ducs Barthélémy de Médine et Jean de Shammar, qui devinrent respectivement trésorier et chancelier. Ils étaient tous deux proches d’Etienne qui obtint le maréchalat. La seule bonne nouvelle vint d’Egypte où la duchesse Artaca du Delta fut nommée chambellan. Cette dame de Basse Egypte devait peut-être sa nomination au respect des barons pour son défunt père le trésorier Guérech, ou bien Onfroy avait-il tenter de la gagner à sa cause.
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Le nouveau conseil

Quoiqu’il en soit, le parti de la noblesse et Etienne triomphaient. Jean, d’une voix blanche, clôtura la séance de la Haute Cour et invita les seigneurs à se rendre dans la salle du banquet.

Alors que les princes de Terre Sainte quittaient la pièce, l’empereur resta pétrifié sur son trône. On venait de lui tordre la main, de le rabaisser, de l’humilier.

Et il savait. Il savait que les nobles ne s'arrêteraient pas là.​
 
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XXIII. Etienne
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Une centaine de chevaliers traversait le canyon à bride abattue, laissant derrière eux un grand nuage de poussière. En tête de colonne, le trésorier, le chancelier et le maréchal de Jérusalem poussaient leur bête jusqu’à leur dernier retranchement.
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Le chancelier Jean de Shammar, le maréchal Etienne Mellent et le trésorier Barthélémy de Médine

“Avec cette chaleur, les chevaux ne tiendront pas longtemps, cria le duc Barthélémy de Médine.

-Nous devons nous dépêcher, répondit le duc Jean de Shammar. Et nous sommes bientôt arrivés." Il désigna le Kerak de Moab qui se dressait au loin.

L’imposante forteresse des ducs d’Outre-Jourdain avait été construite sur un plateau rocheux d’où elle dominait toute la région. Elle avait été édifiée par le premier duc Gérard Ier pour défendre le coeur du royaume de Jérusalem contre les nombreux raids mahométans. Cela faisait néanmoins bien longtemps que Kerak ne gardait plus la frontière et on n’avait pas jugé utile de remplacer ses tours carrées par des rondes plus modernes. Le château n’en n’était pas moins impressionnant et pouvait largement rivaliser avec le plus récent krak des chevaliers construit en Syrie.

La colonne de chevaliers ne ralentit pas au pied de Kerak et s’engagea sur la légère pente menant aux portes.

“Le maréchal ! Le maréchal ! Ouvrez les portes !” crièrent les gardes sur les remparts. Ils furent rapidement obéis et les trois conseillers entrèrent bientôt dans la forteresse.

Etienne tira brusquement sur ses rênes pour faire passer son destrier au trot. Il fut heureux de découvrir une basse cour pleine à craquer de soldats se préparant à partir en campagne. Tous n’appartenaient pas au duc André, loin de là. Le prince vit les bannières des ducs d’Amman et de Tibériade ainsi que des soldats venus de Haute Egypte.

Les trois conseillers laissèrent une partie de leur suite derrière eux puis passèrent la seconde muraille pour gagner la haute cour.

Au centre de cette dernière se dressait un grand gibet où une bonne dizaine d’hommes, femmes et enfants se balançaient au bout d’une corde. Devant les attendaient la princesse Eve, la soeur d’Etienne, ainsi que son fils André le Géant, héritier du duché d’Outre-Jourdain. Le jeune homme était un véritable colosse aux traits repoussants.
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La princesse Eve de Montoire et son fils André le Géant

“Nous vous attendions plus tôt, messires, dit le Géant d’une voix sévère et grave alors que les conseillers démontaient.

-Nous avons fait aussi vite que possible, neveu”, répondit Etienne tout en sortant délicatement un paquet de ses fontes. “Il nous a été difficile de nous éclipser du conseil sans éveiller les soupçons. Le Grec pense que nous venons lever le ban dans le sud.

-Ne fait pas attention à mon fils, frère, c’est une brute, dit Eve en l’embrassant. Je suis heureuse de te voir ici.

-Et ton époux ?” demanda Etienne.

-Dans la grande salle avec son frère Onfroy et les autres seigneurs favorables à leur cause. Ils sont probablement en train de se goinfrer”, dit-elle avec un air dégoûté. Comme sa maigreur l'attestait, Eve avait toujours eu un problème avec la nourriture.

“Les levées ont été difficiles ? demanda Etienne en désignant le gibet.

-Oui, dit André le Géant. Quelques bourgeois se sont montrés récalcitrants et l’un d’entre eux a même insinué que mon père n’était pas digne des Juliers. Il les a fait pendre, lui et sa famille. Les autres ont obéi sans faire d’histoire”, dit le colosse d’un ton neutre, comme s’il rapportait une banalité.

Eve leva les yeux au ciel avant de soupirer. “Mon fils n’est pas un tendre, et mon époux encore moins. Il y a une raison pour laquelle les paysans le surnomment le Tyran. Le récalcitrant avait néanmoins peu de jugeote. Mentionner la maison de Juliers, quelle erreur ! Tu connais le rapport malsain que mon mari entretient avec les mythiques ducs d’Outre-Jourdain. Un jour il les admire, l’autre il les jalouse. Lui dénier le droit de se présenter comme leur héritier, c’est se condamner à une mort certaine et douloureuse.”
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Les ducs d'Outrejourdain

La princesse haussa les épaules, puis invita son frère et ses compagnons à la suivre jusqu’à la loggia.

Guidés par Eve et André, les trois conseillers traversèrent rapidement la demeure des ducs d’Outre-Jourdain. La seule originalité de ce bâtiment austère tenait peut-être dans le nombre indécent de blasons de la maison Juliers. Ils se trouvaient dans toutes les pièces et décoraient la totalité des meubles et tapisseries. A côté de chacun d’eux, le duc André avait fait ajouter les armoiries des Montoire.

Dans le couloir menant à la grande salle, on avait également accroché au mur les armes personnelles de chacun des ducs. Etienne remarqua néanmoins qu’on avait enlevé celles de Robin de Franche-Comté. Le quatrième duc, petit-fils de Gérard III, était l’un des Trois Félons. Il y a 80 ans de cela, Robin et deux autres seigneurs s’étaient révoltés contre le roi Hugues II le Brisé. Les Félons n’avaient pas hésité à couronner Hugues le Franc, l’oncle du roi, d’où le nom de première guerre du Franc. Etienne ne put s’empêcher de sourire tant cette histoire résonnait avec la situation actuelle.
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Les Trois Félons en 1225, à droite : Robin de Franche-Comté

Sa gorge se noua néanmoins en se remémorant la fin de l’histoire. Les loyalistes l’avaient emporté et les Trois Félons avaient été emprisonnés. Robin n’avait revu la lumière du jour que neuf ans plus tard, lors du jugement de Naplouse qui avait mis fin à la seconde guerre du Franc. Trainé au pied du prince héritier Henri le Noir, Robin s’était vu retirer son fief. Il avait été ensuite renvoyé au cachot pour y finir ses jours. Etienne accéléra le pas, bien décidé à ne pas terminer comme le Félon.
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Robin de Franche-Comté (à gauche), lors du Jugement de Naplouse

Il pénétra avec fracas dans la grande salle. Deux grandes tables avaient été dressées de part et d’autre de la salle et les seigneurs s’empressèrent de se lever en signe de respect. Il y avait là tous les principaux barons du parti de la noblesse.
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De gauche à droite : le duc Josselin de Homs, le duc Onfroy II d'Al-Wahat, le duc Hamelin III d'Amman, le duc Payen III d'Al-Saïd, le duc Philippe de Palmyre, le duc Alain III de Tibériade et le duc Guichard d'Alexandrie

Les trois conseillers s’avancèrent au centre de la salle, tandis qu’Eve rejoignait son mari sur le dais. Le duc d’Outre-Jourdain partageait la haute table avec le duc Onfroy du Désert et sa famille.
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Au centre de la haute table : le duc André d'Outrejourdain et son frère le duc Onfroy du Désert

“Vous voilà enfin, prince Etienne, dit le duc d'Outre-Jourdain sans préambule.

-Enfin, André ! s'esclaffa Onfroy. En voilà des manières. Notre bon cousin a sûrement chevauché toute la journée sous cette maudite chaleur. Plutôt que de lui faire des reproches, tu devrais lui proposer un bon verre de vin bien frais, il paraît qu’il adore ça. Et cela lui changera du lait de chèvre que doit lui servir le Grec.”

Il partit d’un long rire gras et quelques seigneurs l’imitèrent, probablement par pure flagornerie. Onfroy fit un signe à une des servantes et en profita pour lui toucher les fesses.

Le geste choqua à peine sa femme Théocariste Comnène, pourtant assise à coté de lui. Peut-être était-elle habituée, ou bien ne comprenait-elle tout simplement pas la situation. Fruit de plusieurs générations de relations incestueuses, la duchesse était maladive et sotte. En observant leurs enfants, Etienne se demandait s’ils n'auraient pas eu un certain succès sur les foires. Seule Hildegarde était à peu près normale, sa soeur Ermengarde était née avec des yeux rouges et des cheveux blancs et son frère Baudouin était un nain.
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La duchesse Théocariste Comnène et ses enfants Ermengarde, Baudouin et Hildegarde

“Alors ? demanda le duc Guichard d’Alexandrie. L’empereur a-t-il renoncé à ses projets insensés ?

-Non, répondit Etienne. Il ne veut pas entendre raison. Il prévoit de partir pour Constantinople avant Pâques.

-Vous auriez dû insister, dit le duc André, c’est votre rôle en tant que maréchal. Je l’avais bien dit, j'aurais dû être choisi pour ce poste l'année dernière. Je suis sûr qu’il m’aurait écouté en tant que duc d’Outre-Jourdain et héros de la porte des Blachernes.”

Là résidait la cause profonde de l'animosité du duc André à l’égard d’Etienne. Les trois Gérard d’Outre-Jourdain avaient reçu le maréchalat et il estimait que le poste lui revenait. Il avait également une haute idée de lui-même et de ses exploits -tout relatifs- lors du siège de Constantinople.

“Permettez-moi d’en douter, cousin, répondit Etienne. Mon neveu à un tropisme certain pour les affaires grecques.

-Il n’est pas question que nous saignions à nouveau pour sauver les Grecs !” intervint le duc Philippe de Palmyre. De la bataille de Constantinople, il avait ramené une sale blessure et plusieurs balafres qui avaient joué un rôle certain dans son ralliement au parti de la noblesse.

“Et encore moins pour une bâtarde”, précisa le duc Alain III de Tibériade. Lors de la campagne grecque, il était devenu un proche d’Onfroy, et il ne manquait jamais une occasion de s’afficher comme son plus fidèle soutien.

“Comme nombre d’enfants de notre défunt empereur, ajouta Onfroy.

-Seulement les enfants de Marie Comnène”, précisa Eve qui n’avait manifestement aucune envie d'être accusée de bâtardise. “Quant à Agathe, elle mérite notre respect.” Si Eve exécrait les autres enfants de la reine Marie, elle avait étrangement une certaine tendresse pour ses demi-frères Henri et Agathe.
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Les amis d'Eve

“Mon frère ne voulait pas vous offenser, femme. Personne ici ne remet en doute la légitimité des enfants de l’impératrice Athanasia”, mentit le duc André. En réalité, nombre de barons ne se privaient pas pour considérer les enfants du deuxième lit comme des bâtards. La mère d’Etienne et Eve avait été surprise au lit avec le duc Guichard du Caire, et aurait terminé comme Marie Comnène si elle n’avait pas pris la fuite.
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Le scandale Athanasia Bryennios (1281)

“Quant à Agathe, poursuivit le duc, quelque soit ses qualités, il ne fait guère de doutes qu’elle est une enfant illégitime, comme l’était Hugues le Sombre.

-Et c’est donc pour des bâtards et des grecs que nous allons à nouveau devoir nous battre, dit le duc Hamelin III d’Amman.

-Non”, répondit simplement Etienne. Il se place bien au centre de la pièce pour pouvoir apostropher les barons.

“Messires, si les ducs de Shammar et de Médine ainsi que moi-même vous avons réuni ici, ce n’est pas pour que vous rejoigniez l’ost impérial. Nous avons jugé qu’il était temps.”

Une certaine tension s'abattit sur la salle. Onfroy le regardait fixement. Ses yeux brillaient de plaisir et il ne put retenir un sourire carnassier.

“Nous nous doutions que le Grec refuserait de changer ses plans, continua Etienne, mais nous en avons désormais la certitude. Son cœur est à Constantinople, soit. Mais il est temps pour nous de choisir un véritable outremer pour nous guider en tant que roi de Jérusalem.

-Vous ? demanda le duc André qui, contrairement à son frère, ne faisait pas confiance à Etienne.

-Non, messire, répondit fermement le prince. Je sais que nombre d’entre vous ont des doutes sur la légitimité des enfants du Glorieux, et je ne souhaite pas devenir roi de Jérusalem.”

Je préfère laisser cet honneur à une personne moins ambitieuse que moi, ajouta-t-il pour lui-même.

“Aussi, moi, Etienne Mellent, je renonce pour moi et mes héritiers, à tout droit sur le royaume de Jérusalem.
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La branche Mellent

-Alors qui proposez-vous ? dit Onfroy en se levant et en se dirigeant vers le centre de la pièce.

-Vous, messire ! Aucun doute n’entache votre légitimité, vous êtes sans contestation possible le descendant de Hugues Ier le Grand. Vous êtes de plus un véritable prince outremer, et n’avez eu de cesse de défendre l'intérêt des barons.”
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La faction pour Onfroy

Il se tourna vers les seigneurs. “Le duc Onfroy est sans l’ombre d’un doute le véritable héritier de la couronne. J’en appelle à vous, seigneurs de Terre Sainte. Joignez-vous à ce nouveau Conseil des Croisés et élisez ce preux hiérosolymitain à la tête du royaume de Jérusalem !”

Ses mots convainquirent les derniers récalcitrants, et c’est à l’unanimité que les barons acclamèrent Onfroy.

Jean de Shammar se plaça derrière Onfroy et lui passa une cape aux armes de Jérusalem, tandis que Barthélémy de Médine lui tendit l’épée de Henri III. Etienne dévoila enfin le contenu de son paquet, la couronne de Henri Ier le Sage. Il l’avait dérobé le matin même au palais impérial. Il la déposa sur la tête d’Onfroy.
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Le roi onfroy

Les seigneurs tapèrent du pied et acclamèrent le nouveau roi alors que le patriarche Léonard d’Alexandrie s’avançait vers lui. Cela avait été une chance que ses seigneurs de jure et de facto, Guichard d’Alexandrie et Josselin de Homs, soient, malgré leur rivalité, tous deux membres du parti de la noblesse. Le patriarche bénit Onfroy, provoquant une nouvelle ovation des barons.

Lorsque les seigneurs se calmèrent enfin, le duc André qui n’avait pas quitté sa place, demanda d’un air sévère. “Et l’empereur ?

-Nous l’informerons de la volonté du Conseil des Barons, répondit Etienne.
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La lettre d'Etienne

-Et s’il refuse ?

-Alors, ce sera la guerre", dit-il alors que les barons tiraient l’épée.​
 
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XXIV. Agathe
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« Andrinople est encore ravitaillée », annonça le duc Narsès. L’imposant maréchal tapota la carte de son doigt boudiné. « L’Usurpatrice tenant la Thrace, ses partisans n’ont aucun mal à faire passer leurs convois par la porte d’Orient.
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Le duc Narsès Taronitès, maréchal de l'Empire

-Pourquoi ne pas creuser une tranchée à l’Est ? demanda Agathe.

-Nous avons déjà du mal à garnir nos positions, répondit le duc. Nous ne possédons pas assez de troupes pour encercler la ville. »

L’impératrice soupira, puis se resservit un verre de vin. Ce siège n’en finissait pas, mais il était essentiel de reprendre la ville pour entrer en Thrace et briser l’encerclement de Constantinople.
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Le siège d'Andrinople

Elle allait proposer une nouvelle stratégie, lorsque son aide de camp déboula dans la tente. Le jeune homme était essoufflé et manifestement paniqué.

« Votre Majesté ! Votre Majesté ! Le basileus… Il… Le basileus est là ! »

A peine l’aide de camp l’avait-il annoncé que Philippe entra dans la tente impériale.
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L'Empereur Philippe

L’empereur parut gêné par l’odeur nauséabonde de la tente. Après des mois de campagne à côtoyer de rudes soldats à l’hygiène douteuse, Agathe ne faisait guère attention à la crasse. Elle-même portait sa maille depuis plusieurs jours et ne devait pas être très présentable. Philippe semblait quant à lui venir d’un monde civilisé et raffiné. Il portait de magnifiques soieries, avait les cheveux et la barbe soigneusement taillés et embaumait le parfum.

“Agathe, salua Philippe d’un ton froid.

-Philippe”, dit simplement l’impératrice. Puis elle se tourna vers son aide de camp et son maréchal. “Laissez-nous.” Les deux soldats s’inclinèrent devant les deux époux avant de sortir de la tente.

“Je suis surprise de te voir ici, dit l’impératrice en se resservant à boire. Je ne pensais pas capable de risquer ta vie en traversant la Thrace.
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La Thrace

-C’est pourquoi j’ai pris un navire et débarqué à Pyrgos”, répondit Philippe. Il fit mine de regarder la carte. “Je vois que le siège avance bien.

-Non, répondit Agathe. Je possède au mieux 5000 soldats alors qu’il m’en faudrait au minimum le double pour prendre la ville à temps. Il me faut plus d’hommes.

-Impossible, dit le basileus. Nous ne contrôlons plus qu’un cinquième de l’Empire.

-Engageons des mercenaires.

-Les caisses sont vides, protesta Philippe.

-Empruntons.

-Nous sommes déjà endettés jusqu’au cou. Pour rembourser les Pisans nous avons dû mettre en gage les reliques de la Vraie Croix et arracher les tuiles d’or du Grand Palais.

-Si ce n’est pour m’amener des épées ou de l’or, pourquoi as-tu quitté le confort de Constantinople ? demanda Agathe, agacée.

-Tu sais bien pourquoi je suis là.”

La tension était palpable. Agathe n’était pas surprise d’apprendre qu’il était au courant, elle s’en était doutée dès qu’elle l’avait vu ici, bien loin des plaisirs de la capitale.

“Tu as donc eu vent de mes négociations avec Isaac Comnène ? demanda-t-elle.

-Comme la moitié de la cour, répondit Philippe sans dissimuler sa colère. La duchesse Pulchérie, ta propre parakimomène, a failli s’étrangler en apprenant la nouvelle. Elle menace de se retirer sur ses terres et de rappeler une partie de ses troupes. Tu envisages vraiment de céder la moitié de ses terres à ce barbare d’Akab ?
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La duchesse Pulchérie Doukas, Cheffe de la Maison de l'Impératrice

-Ses terres sont déjà perdues, répondit Agathe.

-Elles peuvent être reprises ! protesta son époux.

-Non, et tu le sais aussi bien que moi. L’Orient est une cause perdue.

-Jérusalem…

-N’interviendra pas, le coupa Agathe. Tu as entendu les nouvelles. Mon frère Etienne et la moitié de l’Empire se sont révoltés au nom de mon cousin Onfroy. Mon neveu a mobilisé ses troupes et aux dernières nouvelles les Hiérosolymitains sont sur le point de s’entretuer. Nous n’avons plus rien à attendre du Levant.
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La guerre civile hiérosomylitaine

-Nous devons…

-Nous devons mais nous ne pouvons, dit sèchement Agathe. Tu l’as dit toi-même, nous sommes ruinés et je ne possède qu’une poignée d’hommes pour affronter trois rebelles et un envahisseur. Je dois faire un choix.
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Le chaos grec

-Ce choix est inacceptable.

-C'est ce qu'a dit le précédent maréchal, le duc Elia de Spolète. Je l'ai renvoyé sur ses terres et nommé Narsès à sa place.

-Le duc Elia avait raison ! riposta Philippe. Tu envisages de céder la moitié de l’Empire !

-Pour sauver l’autre moitié ! rugit Agathe. Akab veut des terres, mais Hélène veut ma couronne ! Et maintenant le chancelier Hippolyte Doukas m’a trahi à son tour et s’est soulevé pour Dorothée !
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La révolte de Hippolyte Doukas pour la princess Dorothée Comnène, veuve de Jean l'Héritier et mère de Jean Ier le Grec

-La princesse Dorothée nie le soutenir.

-Qu'importe les mensonges de ma belle-soeur ! Tout ce que je vois, ce sont deux usurpatrices qui veulent s'emparer de mon trône ! Et je ne les laisserai pas faire ! Deux frères, l'amour d'un père et des milliers de mes sujets, j'ai trop sacrifié pour cette couronne et je suis prête à tout pour la conserver ! S'il faut que j'arrache jusqu'à la dernière tuile de Constantinople pour y arriver, qu'il en soit ainsi !
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Les trois prétendantes à la couronne : Dorothée Comnène, Agathe de Montoire et Hélène Comnène

-L’Arménie…

-L’Arménie est gangrènée, et pour sauver ce qui reste, je suis prête à amputer ! Je concentrerai mes forces contre celles qui veulent s'emparer de ce qui me revient de droit !

-Et les Hongrois ? Tu souhaites également leur donner un quart de l'Empire ?

-Ma belle-mère a réussi à convaincre l’Empereur carpate d’intervenir. Il a forcé le duc Oscar à négocier.” Elle jeta un parchemin sur la table. “Lis ! Les Hongrois sont d’accord pour mettre fin à leur agression et conserver le statu-quo. L’Empire est sauvegardée.
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La paix blanche avec les Hongrois

-La belle affaire ! Tu sauves une bourgade sur le Danube d'un duc hongrois, pour mieux céder la moitié des terres romaines à un paysan arabe !

-Akab est désormais roi, dit Agathe. Tu arrives trop tard Philippe. J’ai déjà donné mon accord. Plus rien ne compte sinon ma lutte contre Hélène et Dorothée.”
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Le malik Akab et son royaume

Un silence glacial s'abattit.

“Tu joues avec le feu, Agathe, finit par dire le basileus.

-Non, Philippe, répondit l’impératrice en descendant son verre cul sec. Je joue avec des cendres.”​
 
XXV. Jean I le Grec
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Depuis la colline où il pouvait embrasser d’un seul regard l’ensemble du champ de bataille, Jean se demanda qui avait été le premier à s’enfuir. Était-ce un piquier ou un simple paysan ? L’empereur était trop éloignée de la bataille pour le dire, mais une poignée de soldats placés au centre de l’armée rebelle venaient de lâcher leur armes et de s’enfuir.
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La bataille de Naplouse

De quelques dizaines, les fuyards devinrent des centaines, puis des milliers. La ligne ennemie se désintégrait rapidement, comme aspirée par une brèche qui ne cessait de grandir. Bientôt il ne resta plus que les ailes pour tenir leurs positions. Face au risque d’encerclement, elles n’eurent d’autre choix que de battre en retraite à leur tour.
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Le duc Guichard II du Caire, l'empereur Jean I le Grec et le roi Jacques le Rouge d'Arabie

“C’est fini, dit simplement le roi Jacques le Rouge.

-Oui, il est temps de lancer la poursuite”, ajouta le duc Guichard II du Caire.

Jean hocha la tête. Il voulait encore profiter quelques instants de ce divin spectacle. Il voulait savourer son triomphe. Regardez-moi, grand-père ! Regardez-moi châtier ces orgueilleux barons !

Il dégaina son épée et se tourna vers ses chevaliers qui patientaient depuis plus d’une heure sous un soleil de plomb. Nombre d’entre eux étaient impatients de participer au carnage.

“Hétairies ! cria-t-il. Ici-même, mes ancêtres ont défait les troupes du Franc, l’usurpateur qui voulait s’emparer de la couronne de Jérusalem ! 71 ans plus tard, l’armée d’un autre usurpateur est défaite ! Nous avons remporté la seconde bataille de Naplouse !” Les chevaliers poussèrent une grande clameur. “Sus aux fuyards ! Pas un seul ne doit en réchapper !”
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The victory of Nablus

Jean lança son destrier au galop, et il fut rapidement suivi par l’ensemble de la réserve.

Ce fut une magnifique cavalcade. Flanqué du roi Jacques d’Arabie et de son parent le duc Guichard II du Caire, Jean traversa la plaine au galop, ignorant complètement la piétaille alliée comme ennemie. Il n’avait d’yeux que pour la cavalerie ennemie.

Les rebelles fuyaient à bride abattue, mais leurs chevaux étaient épuisés par un long combat tandis que les montures des loyalistes étaient encore fraîches. Il fallut peu de temps à Jean et ses compagnons pour les rattraper et les encercler.

Loin de se rendre, les Syriens démontèrent et formèrent un dernier carré. Il étaient prêts à vendre chèrement leur vie et l’empereur n’eut d’autre choix que de lancer une charge.

La mêlée fut courte, confuse et brutale. Jacques et Jean furent parmi les premiers à briser les rangs ennemis, mais leur ardeur faisait pâle figure face à la sauvagerie du duc Guichard. Assoiffé de vengeance depuis qu’il avait appris le siège du Caire, le Montoire abattit pas moins de trois rebelles. Il eut plus de mal face à un chevalier portant les armes des Imamaddin. Les deux hommes échangèrent quelques passes avant que le duc Guichard ne profite d’une ouverture pour décocher un puissant coup d’estoc. L’épée trouva le défaut de l’armure du rebelle au niveau d’une des jointures, et s’enfonça profondément dans la chair du chevalier qui poussa un horrible cri de douleur.

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Gauche : Les chevaliers rebelles tués
Droite : Le duel entre le duc Guichard II du Caire et Geoffroy de Tibériade

Le moral des rebelles était au plus bas. Ils se regroupèrent autour d’un homme à la barbe blanche qui défendait tant bien que mal un jeune chevalier.

“Merci ! Merci ! criait le vieil homme qui semblait désespéré.

-Votre Majesté ! cria Jacques le Rouge à Jean. Il se rendent ! Vous devez mettre fin au massacre !”

Maudite coutume franque ! pensa Jean qui, d’un geste, donna l’ordre d’arrêter le combat. Il fallut un certain temps pour que ses chevaliers lui obéissent, mais ils finirent par se désengager. Encerclés, la vingtaine de rebelles survivants semblait mal en point. La moitié d’entre eux étaient blessés, et au moins quatre semblaient aux portes de la mort.

“Qui êtes-vous ? demanda l’empereur à l’homme à la barbe blanche.

-Je suis Richard de Quragir, répondit-il. Grand-oncle et chevalier du duc Josselin de Homs. Et voici son fils et héritier, Josselin le Fin”, dit-il en désignant le jeune chevalier qu’il protégeait.
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Robert de Quragir et Josselin le Fin

“Vous rendez-vous, messire ?” demanda Jean. Il lui en coûtait de ne pas les mettre à mort, mais telle était la tradition franque.

“Nous sommes prêts à nous rendre, sire, mais vous devez nous donner votre parole que vous ne nous ferez aucun mal et nous traiterez avec les tous égards dus à notre rang. Vous êtes également tenu de prodiguer des soins aux preux qui ont vaillamment combattu aujourd’hui. Comme ce pauvre Geoffroy de la maison Imamadin.” Il désigna le chevalier que le duc Guichard avait transpercé un peu plus tôt. Baignant dans son sang, le pauvre se tordait de douleur et poussait de pitoyables gémissements.

“Il s’agit de l’héritier du duc Alain III de Tibériade, précisa Jacques le Rouge à l’intention de l’empereur.

-Un fils de traître ! rugit Jean. Tous, vous êtes des traîtres ! Comment osez-vous demander un serment à votre légitime basileus ? Vous, des parjures, qui n’avez pas hésité à briser le vôtre ! Je disposerai de vous comme je le souhaite, dussé-je organiser un triomphe et vous trainer dernière mon char dans toutes les rues de Naplouse !”

Ce discours jeta un froid, jusque dans les rangs loyalistes.

“Ainsi, êtes-vous bien ce que l’on raconte, répondit Richard, un tyran grec qui ne respecte aucune de nos coutumes !”

Jean serra le poing, prêt à ordonner à ses hommes de terminer le travail.

“Votre Majesté, intervint à nouveau Jacques. Même le prince Henri le Noir a épargné ses ennemis après la première bataille de Naplouse.

-Il a châtié les traîtres, répliqua Jean.

-Lors du Jugement de Naplouse”, précisa le Rouge.

Jean serra les dents tellement fort, qu’il faillit se briser la mâchoire.

“Soit, finit-il par lâcher. Je vous donne ma parole qu’il ne vous sera fait aucun mal jusqu’à votre jugement, après ma victoire définitive contre mon oncle. En attendant, vous resterez mes prisonniers”

Richard rendit les armes et fut bientôt imité par son parent Josselin et l’ensemble des chevaliers rebelles. On se hâta de porter secours aux blessés, mais il était déjà trop tard pour Geoffroy de Tibériade.
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La mort de Geoffroy de Tibériade

On fit venir plusieurs chariots pour transporter les prisonniers, les blessés et les corps des chevaliers les plus illustres, puis Jean et Jacques et une partie des chevaliers repartirent en direction de Naplouse.

Malgré sa victoire, Jean était d’une humeur sombre. On l’avait encore une fois humilié et contesté son autorité.

“Une grande victoire ! dit soudain Jacques le Rouge, comme pour faire oublier l’incident à l’empereur. Les Syriens n’auront d’autres choix que de mettre fin à leur offensive. Nous devrions en profiter pour pousser plus au nord et repousser ce qui reste de leurs forces.
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La situation au début de l année 1310

-Ce n’était qu’un tiers des forces rebelles, prévint le duc Guichard. Onfroy et Etienne de Mellent ne tarderont pas à quitter l’Egypte et à lancer une offensive au sud.

-Raison de plus pour empêcher les Syriens de faire leur jonction avec les troupes de l’Usurpateur, répondit Jacques. Nous devons pousser notre avantage et écraser une bonne fois pour toutes la menace venue du nord.

-Quelle importance ? demanda Jean d’un ton aigre. Même si je venais à défaire les Syriens, je ne serais pas plus respecté. Comment gagner la guerre en respectant ces coutumes surannées ?”

Jacques le regarda en silence avant de répondre.

“Respecter ces coutumes ne vous feront assurément pas gagner la guerre, Votre Majesté. Mais elles vous feront gagner la paix.”​
 
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XXVI. Etienne
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Les obsèques du duc André d’Outre-Jourdain avaient duré une éternité. Au coeur de la cathédrale Sainte-Marie du Caire, l’ancienne mosquée Al-Azhar, le patriarche Léonard d’Alexandrie n’avait cessé de vanter les qualités d’un homme que l’on surnommait pourtant le tyran. L’homme d’Eglise pensait peut-être se gagner les faveurs du frère du défunt, le roi Onfroy. Un mauvais calcul, tant le souverain semblait peu touché par la mort de son frère. Étienne l’avait même surpris en train de s’assoupir au milieu de la cérémonie.

Certains disaient que le roi avait déjà fait le deuil de son frère. Il est vrai que le décès d’André n’avait surpris personne. L’épidémie qui s’était abattu sur l’armée lors du siège de la ville avait été meurtrière. Peu de soldats tombés malades avaient survécu et rares étaient ceux qui pensaient que le duc d’Outre-Jourdain guérirait.
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La mort d'André I le Tyran, duc d'Outre-Jourdain

Pour sa part, Etienne avait une autre explication. Onfroy et André avaient toujours été alliés, mais ils n’étaient liés que par le sang et des intérêts bien compris, pas par une véritable affection.

Ce n’est que vers la midi qu’ils purent enfin sortir de la cathédrale et que le cortège, chariot funéraire en tête, s’ébranla en direction du nord.

Il ne leur fallut que peu de temps pour gagner le complexe palatial construit par les califes fatimides. Antérieur à la Croisade, il comprenait deux palais. Le petit palais de l’Ouest, avait été très vite abandonné après la conquête de la ville par le roi Henri Ier le Sage. Les ducs du Caire lui avaient préféré le Grand Palais de l’Est. Et c’était dans ce bâtiment que s’était installé le roi Onfroy après la prise de la ville.

Entre les deux bâtiments se trouvait une grande place, appelée Bayn al-Qaysrqayn par les Arabes, littéralement Entre-Les-Deux-Palais. C’est au centre de celle-ci que s’arrêta le cortège funéraire. Le patriarche bénit une dernière fois le corps, puis le chariot continua seul son chemin en direction de la Porte Dorée.

“Vous n’accompagnez pas les restes de votre père jusqu’à Kerak ? demanda Etienne à André le Géant qui se tenait à côté de lui.
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André II le Géant, duc d'Outre-Jourdain

-Pourquoi ? demanda le colosse, comme si la question était incongrue. Je veux me battre.”

André le Tyran n’était manifestement même pas regretté par sa brute de fils.

“Ma soeur aura probablement besoin de réconfort, dit Etienne. J’enverrai votre tante Béatrice auprès d’elle.” En réalité, Eve n’avait jamais appréciée son mari, et le prince se demandait si elle n’allait pas accueillir la nouvelle avec une pointe de soulagement. Etienne souhaitait surtout se débarrasser de son autre sœur, Béatrice. En tant qu’épouse du duc Guichard II du Caire, elle était retenue captive depuis la chute de la ville. Etienne lui avait évité le cachot et avait obtenu qu’on l’enferme dans ses appartements. Mais elle ne cessait de le harceler pour qu’il la fasse libérer. Ce voyage à Kerak allait leur faire le plus grand bien, à elle comme à lui.
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La duchesse Béatrice de Montoire, prisonnière depuis la prise du Caire

La cour se rendit ensuite dans la grande salle d’or du Grand Palais de l’Ouest. Le style mahométan de l’immense pièce rappelait qu’elle avait été autrefois le cœur du pouvoir fatimide. La conquête du roi Henri Ier le Sage avait précipité le déclin du Grand Palais et de la grande salle d’or. Henri II le Couard et Henri III le Jeune avaient bien gouverné l’Egypte lorsqu’ils étaient encore prince héritiers de Jérusalem, mais ils avaient préféré Damiette au Caire.
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Les Montoires-Gizeh

Le palais et la grande salle d’or avaient néanmoins retrouvé leur lustre d’antan avec l’installation de la branche des Montoires de Gizeh. Le fondateur de la maison, le prince Henri le Diligent, était un homme particulièrement puissant qui avait plus ou moins dirigé le royaume pendant près de 37 ans. Le Diligent avait pris soin de marquer son statut par le réaménagement de sa grande salle, et, s’il avait respecté le style non figuratif de la pièce, il n’avait pas hésité à y ajouter de nombreuses oeuvres hiérosolymitaines et à y installer un trône comparable à celui d’un roi. Même sous le Glorieux, les Gizeh, en tant que princes du sang, avaient continué d’exercer une véritable influence sur le royaume… jusqu’au scandale de 1281.

Cette année-là, Guichard I, le père de l’actuel duc, avait été surpris au lit avec nulle autre que l’impératrice Athanasia, la propre mère d’Etienne. Hugues III n’avait pas osé faire arrêter le duc, mais par la suite les Gizeh étaient tombés en disgrâce et n’avaient plus jamais reparus à la cour du Glorieux. Parfois, Etienne se demandait s’il n’était pas lui-même le fils du duc Guichard.
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Le scandale de 1281

Le prince mit fin à ses rêveries et vint se placer derrière le trône du roi Onfroy, prêt à prodiguer ses conseils au souverain.
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Le prince Etienne et le roi Onfroy

L’audience débuta par l’hommage d’André II le Géant, nouveau duc d’Outre-Jourdain. Il était si grand que même à genou, il dépassait toujours son oncle d’une tête. Les mains d’Onfroy ne parvinrent même pas enserrer celles de son neveu.

Lorsque ce fut fait, on fit venir, Catherine de Batarnay, veuve de Hugues II le Sombre et mère de Hugues III le Blanc. Etienne et sa belle-sœur ne s’étaient jamais appréciés et il se demandait bien ce qu’elle pouvait bien vouloir d’Onfroy.
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La reine-douairière Catherine de Bartanay

“Cousin, dit-elle au roi, une astucieuse pirouette qui lui permettait d’éviter d’employer son titre royal et ducal. Je suis heureuse de vous voir.

-Moi de même, reine Catherine, répondit Onfroy qui la dévorait du regard. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu l’honneur de vous parler. N’était-ce pas le jour de votre départ d’Egypte, lorsque vous vous prépariez à épouser le Sombre ? Qu’importe, qu’est-ce qui vous amène devant moi ?

-Je suis ici pour rendre visite à mon frère le duc Guichard d’Alexandrie, l’un de vos plus fidèles partisans. Il aurait été déplacé de ne pas me présenter à vous.
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Les Batarnay

-Fort juste, madame, répondit le roi alors que son regard s’attardait sur sa poitrine. Je suis heureux de vous accueillir à ma cour.”

Maligne, se dit Etienne. Mais elle prend Onfroy pour plus subtil qu’il ne l’est. Il toucha l’épaule du roi qui lui permit d'intervenir.

“Mon bon neveu le roi Hugues le Blanc est-il avec vous ? demanda Etienne.

-J’ai moi-même insisté pour que le roi Hugues III rende visite à son oncle maternel, mais il ne souhaitait pas entreprendre le périlleux voyage d’Al-Salman au Caire, répondit Catherine. Les temps ne sont pas sûrs.

-Peut-être préfère-t-il Jérusalem ? insinua Etienne.

-Votre demi-frère le prince Henri, lui a effectivement conseillé de visiter le Saint-Sépulcre, mais je vous l’ai dit, il préfère rester en Mésopotamie.

-On me dit pourtant qu’il a envoyé certains de ses vassaux à la capitale, dit Etienne.

-Quelques-uns seulement, répondit Catherine. Il préfère garder la majeure partie auprès de lui… au cas où on le menacerait.”

Le message était assez clair désormais, mais Onfroy, qu’il n'eût pas compris ou s’en fichait totalement, crut bon de détourner la conversation.

“On dit que Hugues le Blanc se prend pour un sultan. Est-ce vrai qu’il se promène avec un turban de mahométan sur la tête ?”
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Le roi Hugues III le Blanc de Mésopotamie

Le roi et ses sycophantes éclatèrent de rire, ce qui ne fut pas du goût de la reine douairière.

“Au moins ne se prend-t-il pas pour un Grec, et ne vend-t-il pas Jérusalem à sa tante.”

Au regard plein de haine de Catherine, Etienne comprit enfin pourquoi elle, qui n’appréciait guère les rumeurs de bâtardise que faisaient courir les partisans d’Onfroy sur son mari, leur était si favorable. Elle se fichait d’Onfroy et de Jean. Mais en soutenant Agathe, l’empereur se l’était aliénée. La rivalité entre les deux femmes était ancienne, mais la mort de Hugues le Sombre pour conquérir la couronne d’Agathe semblait avoir conforté la haine de Catherine pour sa belle-soeur.

“Votre Majesté, dit Etienne, veillant bien à chatouiller son orgueil en utilisant ce titre. Je peux vous assurer que mon neveu n’a rien à craindre du roi Onfroy. Après sa victoire, il recevra tous les honneurs qui lui sont dus.”

Catherine sembla satisfaite, elle fit une révérence et se retira.

Le prochain requérant n’était autre que le duc Jean de Shammar. L’ancien intendant de l’Empire semblait avoir du mal à contenir sa colère.

“Sire, commença-t-il sans prendre la peine de s’agenouiller. Le gouverneur d’Aqaba vient de m’informer que des bannerets de Votre Majesté se sont présentés à lui et ont réquisitionné la forteresse en votre nom.”
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Le duc Jean de Shammar et Aqaba

Etienne ne put s’empêcher de soupirer intérieurement. Il avait pourtant tout fait pour dissuader le roi de s’emparer de d’Aqaba.

“Oui, mon cher duc, répondit Onfroy. Je vous rappelle que ces terres auraient normalement dû appartenir à mon père.

-Infamie ! cria le duc. C’est un acte tyrannique, même le Grec n’aurait pas osé ! Je suis pourtant un de vos plus fidèles partisans. Je n’ai pas hésité à renoncer à une place au conseil de l’empereur pour défendre votre cause, j’ai…

-Vous avez obéi à votre roi, le coupa Onfroy.

-Messire, s’empressa d’intervenir Etienne pour éviter que la situation ne dégénère. Vous n'êtes pas sans savoir que depuis que le paysan Akab a été reconnu comme roi, il nous a interdit le Sinaï pour plaire à ma soeur. Aqaba est essentielle pour que nous puissions mener notre offensive contre Jérusalem. Le roi a jugé bon de prendre le contrôle momentané de ce château. Vous serez dédommagé et, je vous promets que la place vous sera rendue dès que la guerre sera terminée.”

Il s’empressa de toucher l’épaule du roi qui était sur le point de le démentir. Jean de Shammar restait suspicieux, mais il accepta après avoir obtenu une somme rondelette. Lorsqu’un accord fut conclu, il se retira.

Le roi allait recevoir un nouveau requérant, lorsqu’un homme en cotte de maille déboula dans le palais. Couvert de sable et manifestement épuisé, l’homme se dirigea vers le trône.

“Votre Majesté ! Votre Majesté ! Un message des plus importants !” Il ignora complètement la file de requérants et poursuivit. “Le Grec a successivement écrasé les troupes du duc Philippe de Palmyre et du duc Alain de Tibériade à Busra puis Jarrash.
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Les victoires de Jean le Grec

-S’en sont-ils sortis ? demanda Etienne.

-Oui, mon prince, répondit le messager. Aux dernières nouvelles les ducs de Palmyre et de Tibériade étaiett parvenus à rassembler les survivants et remontaient vers le nord pour rallier le duc de Homs et mettre la Syrie sur le pied de guerre. Les hommes du Grec semblent vouloir lancer une offensive au nord.

-Je leur avais pourtant interdit de tenter quoique ce soit après leur défaite à Naplouse ! s’énerva Onfroy.

-Le duc Philippe l’a rappelé au duc Alain, Sire, dit le messager, manifestement mal à l’aise. Mais le duc de Tibériade souhaitait venger la mort de son héritier et…

-La belle affaire ! dit le roi. Son honneur n’est pas lavé, son héritier ne s’est pas relevé d’entre les morts et nous avons perdu plusieurs milliers d’hommes ! Je devrais les laisser se débrouiller seuls face au Grec.

-Sire, intervint Etienne. La chute de la Syrie serait un désastre.

-Que suggérez-vous ? De venir en aide aux ducs Philippe, Alain et Josselin ?

-Non, dit Etienne. Je crois qu’il est temps. Temps de marcher sur la Ville Sainte.”​
 
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XXVII. Jean I le Grec
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Jérusalem avait toujours été surpeuplée. Ses murailles étaient comme une robe de jeunesse que cette vieille dame obèse s’obstinait à vouloir porter. L’approche de l’armée ennemie n’avait fait qu’empirer les choses. Depuis plusieurs jours, des milliers de paysans et d’habitants des faubourgs venaient se réfugier derrière ses murs. Les étroites ruelles de la ville étaient si bondées, que Jean mit bien une heure pour arriver à la Porte de Sion, au sud de Jérusalem.

C’est devant cette porte que l’attendaient sa femme Théodora et leur fils aîné, le prince héritier Jean. Comme tout bon Grec, l’empereur avait appris à lire avec l’Iliade, et il ne pouvait s’empêcher de penser à cette scène du chant 6, où Andromaque et Astyanax font leurs adieux à Hector avant qu’il ne parte défendre sa cité.
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L'impératrice Théodora et le prince héritier Jean

“Père ! cria le prince Jean tout en courant vers lui. Laissez-moi venir avec vous ! Je veux massacrer des rebelles !

-Vous êtes trop jeune, intervint Théodora. Vous n’avez pas encore l’âge de m’abandonner comme votre père.

-Votre mère à raison, dit Jean le Grec au grand dam de son fils qui se mit à bouder. Vous pourrez toujours voir la bataille depuis les remparts”. Il désigna le haut des murs où des centaines de curieux s’étaient déjà installés pour admirer le spectacle.

“Vous serez ainsi aux premières loges pour voir votre père se faire tuer, les minces lèvres de Théodora se pincèrent.

-Vous savez que le devoir m’appelle, femme, dit Jean. L’ennemi est à nos portes et je me dois de les repousser pour le bien de l’Empire.

-Pour le bien de l’Empire ? demanda Théodora d’un ton aigre. Pour une couronne de roitelet, vous voulez dire ? Onfroy ne veut pas être empereur. Est-ce que cela vaut la peine que vous vous fassiez tuer, me laissant seule dans cette contrée étrangère ?”

Voilà qui diffère sensiblement de l’émouvante séparation entre Hector et Andromaque, se dit l’empereur.

“Je vaincrai”, dit simplement Jean avant de la quitter sans un dernier au revoir.

Après avoir passé la porte, l’empereur traversa rapidement les faubourgs désertés de la ville pour déboucher sur la plaine où l’ost impérial était déjà en ordre de bataille. Il se dirigea vers les chevaliers placés en seconde ligne. Tandis que certains ajustaient leur cotte de maille avec l’aide de leur écuyer, d’autres recevaient la communion du patriarche Gilbert en personne.

“Du mouvement ? demanda Jean en arrivant auprès du duc Guichard II du Caire et du roi Jacques d’Arabie.
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Le duc Guichard II du Caire, l'empereur Jean le Grec et le roi Jacques le Rouge d'Arabie

-Ils n’ont pas bougé depuis l’aube, répondit Guichard.

-Sommes-nous prêts ?

-Tout est en place, lui assura le duc.

-Sire, intervint Jacques, je continue de penser que c’est une mauvaise idée. Une très mauvaise idée.

-Vous avez peur, le Rouge ? pouffa Guichard qui avait fait exprès de ne pas utiliser son titre de roi.

-Il n’est pas trop tard, poursuivit Jacques, ignorant totalement le duc. Nous pouvons toujours nous réfugier derrière les murs et préparer la défense de la ville.

-Vous êtes comme ma femme, dit Jean. Non, il est trop tard. Je ne me terrai pas derrière mes murailles comme un lâche. L’armée d’Onfroy est presque équivalente à la nôtre, et je compte bien l’écraser ici et maintenant. Vous commanderez la gauche et Guichard la droite. Je me chargerai du centre. »

Jacques fronça les sourcils mais, en bon soldat, finit par s’incliner devant son empereur. Guichard et lui donnèrent quelques ordres, puis partirent prendre leur position avec une partie de la cavalerie.
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« Je prierai pour votre victoire, Votre Majesté, dit le patriarche en s’approchant de l’empereur.

-Je vous en remercie, Votre Sainteté, répondit Jean. Avez-vous apporté ce que je vous ai demandé ?

-Oui, Sire, Gilbert qui fit venir un clerc portant une grande bannière aux armes de Jérusalem. Elle a appartenu à Hugues le Grand en personne. J’y ai fait coudre le Bêta grec, comme vous l’aviez demandé. »
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Le patriarche de Jérusalem Gilbert du Puy du Fou et la bannière de Jérusalem

Jean s’en empara d’une main et l’admira quelques instants.

« Parfait, Gilbert, finit-il par dire. Vous devriez vous réfugier à l’intérieur, cela va bientôt devenir dangereux.

-Oui, sire, répondit le patriarche. Je vous observerai depuis les remparts. Je tiens à être témoin de votre triomphe pour pouvoir le relater dans mes chroniques. »

Lorsque le patriarche s’en fut, Jean parti seul se poster devant l’armée. Brandissant la bannière, il déclama le discours qu’il avait préparé.

“Soldats de l’Empire de Jérusalem ! Brutus et ses comparses sont là ! Ils n’ont pas hésité à me trahir et à insulter l’Empire ! Mais aujourd’hui vous allez les châtier ! Tels les légionnaires de César vengeant sa mort à Philippes, tels les soldats d’Auguste punissant le maudit Antoine à Actium !”

Son discours n’eut pas l’effet escompté. Le peu d’hommes qui l’entendirent semblèrent ne pas comprendre un traître mot de ce qu’il venait de dire.

“Qu’importe”, grogna l’empereur. Il remit sa bannière à son écuyer puis rejoignit ses chevaliers en seconde ligne. Il leur ordonna de démonter. Le terrain était plat et idéal pour une charge de cavalerie, mais cette dernière risquait de déstabiliser ses propres lignes.

Les deux armées se jaugèrent quelques temps. Les rebelles envoyèrent des volées de flèches, espérant attirer quelques loyalistes. Mais aucun soldat de Jean ne bougea. L’empereur se demanda s’il devait être fier de leur discipline, ou inquiet de les voir si peu enthousiastes.

Les troupes d’Onfroy n’eurent d’autre choix que de lancer l’assaut. Jean s’attendait à une manœuvre compliquée, digne des grandes batailles antiques dont il dévorait les récits depuis sa tendre enfance. Mais le commandant ennemi se contenta de jouer sur le nombre, envoyant simplement son centre et ses ailes s’écraser sur les lignes loyalistes.
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Le choc fut violent. On était loin d’une bataille épique entre fiers Achéens et braves Troyens. Il s’agissait d’une mêlée confuse et sanglante où les défenseurs tentaient tant bien que mal de faire corps pour repousser la charge ennemie.

Jean prit un peu de champs pour avoir une meilleure vision de la situation. Il envoya quelques réserves renforcer la ligne à tel ou tel endroit. Mais le carnage était si confus qu’il était bien difficile de savoir s’il était en train de gagner ou de perdre.

Ses hommes tinrent néanmoins bons. Sans refluer, les rebelles commençaient à relâcher leurs assauts. L’empereur donna un coup d’oeil sur sa gauche et constata avec satisfaction que Jacques parvenait également à maintenir la cohésion de ses troupes.
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La bataille de Jérusalem

Malgré le vacarme des combats, il entendit bientôt des cris en provenance des murs. Il crut d’abord que les habitants acclamaient leurs soldats mais il perçut une pointe d’affolement dans leurs cris. Il vit la plupart d’entre eux qui tournaient leur regard vers l’Ouest.

Des renforts ennemis avaient longé le mur occidental et pris à revers les hommes de Guichard. Le duc du Caire faisait son possible pour rallier les siens, mais en vain. L’aile droite était en train de céder.
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Jean comprit avec horreur que son armée était sur le point de se faire envelopper. Il n’eut pas le temps de réfléchir, il fonça sur ses hérauts pour donner le seul ordre qui leur laissait encore une chance.

“Retraite ! cria-t-il. En bon ordre ! Il faut se regrouper dans les faubourgs ! Dans les faubourgs !”​
 
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XXVIII. Etienne
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Jérusalem, soupira Etienne. Quelle béatitude ont dû ressentir Hugues le Grand et les croisés en la voyant pour la première fois ! Le rêve de leur vie, si proche, si prête à tomber entre leurs mains.

Bien sûr, la Croisade avait eu lieu il y a plus de deux siècles. Entretemps, la petite bourgade fatimide était devenue la capitale d’un puissant empire et ses faubourgs s’étendaient désormais bien au-delà de ses murailles.

Quant à l’armée d’Etienne, elle ne s’apprêtait pas à libérer le tombeau du Christ des mahométans, mais à affronter de bons chrétiens.
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Jean de Shammar, Etienne, Bérenger le Borgne et André le Géant

“Dix mille, peut-être douze, dit Jean de Shammar en désignant l’armée ennemie alignée devant les faubourgs sud.

-Nous sommes plus nombreux, dit André le Géant.

-De peu, précisa Etienne. Je reste d’avis que nous devrions attendre les Syriens ou au moins Sa Majesté. Mon messager est parti il y a plus de deux semaines. Si le roi a écouté mon conseil, il devrait avoir abandonné le siège de Jaffa et ne devrait plus être très loin de nous.

-Inutile”, dit le bourgmestre Bérenger le Borgne. Le vieil homme avait cet air sévère typique des religieux et des militaires et qui convenait donc tout-à-fait à un ancien templier. L’homme paraissait inflexible, et Etienne se demandait parfois pour quelle raison il avait bien pu être exclu de l’Ordre du Temple. “Saint-Etienne m’a parlé en songe et m’a assuré de notre victoire. Ne doutez pas de moi, sire.

-Je ne doute pas de vous, Bérenger, dit Etienne, ni de votre valeur. Si ça avait été le cas, je n’aurais pas tant insisté auprès de Sa Majesté pour que l’on vous confie le commandement de l’armée.”

Les minces lèvres du Borgne formèrent ce qui devait faire office de sourire. Il avait beau se présenter en parangon de vertu, il avait un orgueil démesuré qu’il n’était guère difficile de flatter. En réalité, Etienne se savait piètre commandant et n’avait aucune envie de mener ses troupes à la défaite. Il avait néanmoins souhaité garder le contrôle de la situation, d’où la nomination de Bérenger, son vassal, à la tête des armées d’Onfroy. Mais il n’est peut-être pas nécessaire de le dire au Borgne, se dit le prince.

“Et loin de moi l’envie de mettre en cause la sagesse de notre saint patron, poursuivit Etienne. Je n’ai néanmoins pas l’habitude de jouer ma tête sur une vision.” Et encore moins sur celle d’un roturier borgne et bigot, ajouta-t-il pour lui-même.

“Cette vision est pourtant formelle, notre charge brisera les suppôts du Grec, répondit Bérenger qui ne comprenait ni n’appréciait l’humour.

-Charger, dit André le Géant en ajustant son heaume. Voilà un plan simple qui me convient.”

Quelle surprise, se dit Etienne.

“Et nous ne parvenons pas à percer la ligne ennemie ? demanda-t-il.

-Alors nous prierons pour que Saint-Etienne nous vienne en aide, dit le Borgne.

-Vous voulez dire Onfroy ?

-Même chose. Si Sa Majesté arrive à temps, nous le devrons à Dieu.

-Ou à mon messager.

-Dont l’envoi vous a été inspiré par la Providence, messire.

-Vous avez réponse à tout.

-Seul Dieu a réponse à tout, répondit le vieil homme qui ne jurait que par le premier degré.

-Assez de théologie pour aujourd’hui, grogna le duc André. Je prends le centre, l’honneur de briser l’armée ennemie me revient.

-Je commanderai l’aile droite”, dit Jean de Shammar. Etienne n’avait guère envie de lui confier cette tâche. Depuis que le roi avait tenté de lui prendre Aqaba, le duc ne perdait jamais une occasion de montrer sa valeur. Trop de témérité pouvait se révéler dangereux sur le champ de bataille. Le prince ne pouvait néanmoins rien dire, le parti de la noblesse était basé sur l’égalité entre les barons, et seul le roi avait autorité sur les ducs.

“Bien messires, dit Bérenger, je prendrai donc le commandement de l’aile gauche.

-J’irai avec messire André, annonça Etienne alors que son écuyer lui tendait ses armes.

-Vous ? rigola le colosse. Vous n’êtes pas connu pour votre vaillance à l’épée.

-J’ai fait la campagne grecque et j’ai été maréchal de l’Empire pendant plus d’un an”, rétorqua Etienne. En réalité, le prince avait une boule à l’estomac. Dans sa jeunesse, il avait bien sûr rêvé de grands exploits, de devenir l’égal de Roland ou du duc Gérard III, il avait même envisagé d'entrer dans l’ordre du Temple. Depuis il avait grandi et compris qu’il n’accomplirait jamais de prouesses sur le champ de bataille. Il faisait sa part néanmoins, car l’aristocratie franque restait une noblesse d’arme, et combattre restait le plus sûr moyen de conserver le respect de ses pairs.

Chacun rejoignit sa position. En face, l’armée ennemie ne semblait pas vouloir bouger. Etienne cru voir un homme tenant une grande bannière se placer devant les premiers rangs, mais il ne donna aucun ordre de marche et repassa bientôt derrière les lignes.

Les hostilités débutèrent par une volée de flèches tirés contre les impériaux. Etienne espérait que quelques paysans tomberaient dans le panneau, mais ils ne réagirent pas.

Le prince resta à la tête de la réserve tandis qu’André lançait la charge contre l’armée ennemie. Etienne cru un temps que les impériaux allaient céder, mais l’assaut finit par s'essouffler et les lignes se stabilisèrent.
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Nous n’avons pas assez d’hommes pour l’emporter de cette manière. Au mieux nous perdrons quantité de soldats, et au pire… Saint-Etienne, si vous souhaitez intervenir, c’est maintenant ou jamais.

Bérenger avait-il vraiment eu une vision? Le saint-patron les protégeait-il ? Avait-il écouté la prière d’Etienne ? C’est en tout cas, à ce moment précis qu’eut lieu un miracle.

De l’ouest, des centaines de chevaliers apparurent. Arborant les armes d’Onfroy, ils arrivèrent dans le dos de l’aile droite ennemie qui fut rapidement balayée. Le centre n’eut d’autre choix que de reculer et de se repositionner pour contrer cette menace. Cela créa une brèche avec l’aile gauche qui, d’après les bannières qu’apercevaient Etienne, devait être commandée par le roi Jacques d’Arabie. Le Rouge abandonna bientôt tout espoir de vaincre ou même de se réfugier derrière les murs de la ville et battit en retraite en direction de l’Est, poursuivi par les hommes de Jean de Shammar.
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L’ost impérial est en pleine déroute.

C’était si surréaliste qu’Etienne avait presque envie de se pincer. Il ne s’agissait néanmoins pas d’un songe. L’armée du Grec était en train de se disloquer et seul le centre gardait un semblant de cohésion. Il reculait néanmoins vers les faubourgs.

Oh, Père ! Qu’avez-vous ressenti à Constantinople ? De la fierté ? Du soulagement ?

Le prince donna l’ordre à ses hommes de charger. Ils tombèrent sur les quelques survivants qui n’avaient pu retraiter. Le destrier d’Etienne percuta avec violence un fantassin qui tenait une bannière de Jérusalem.

Une pointe de tristesse ?

Les soldats furent promptement massacrés et les nobles capturés. Etienne prit ensuite le chemin des faubourgs où les combats continuaient de faire rage. Quelle que soit la personne qui commandait, elle avait pris une bonne décision. Il y avait quantité de ruelles facilement défendables par une poignée d’hommes, et même la grande rue menant à la porte de Sion pouvait être barrée avec quelques piquiers bien motivés.

En entrant dans la grande rue, Etienne découvrit un véritable enfer. Le sol était jonché de cadavres et du sang se mélangeait au sable et à la terre. Plusieurs maisons avaient pris feu et il eut le plus grand mal à calmer son destrier effrayé par les flammes et la fumée.

Au milieu de la rue, il finit par rejoindre André le Géant et ses chevaliers.

“Pas trop peur de vous exposer, prince ? demanda le colosse.

-Vous semblez avoir besoin d’aide”, dit Etienne en désignant une centaine de soldats loyalistes postés devant la porte de Sion.

Le Géant cracha par terre avant de soulever sa lance de guerre comme s’il s’agissait d’une vulgaire brindille.

« Ils défendent la porte pour que le gros de leurs troupes puissent se réfugier derrière les murs. Plusieurs de nos manants se sont cassés les dents contre ces chiens.

-Des hommes d’honneurs, répondit Etienne. Ils sont prêts à donner leur vie pour sauver leurs compagnons.

-Des imbéciles, rétorqua André. Ils auraient déjà dû refermer la porte. Lorsque j’aurais brisé leur ligne, j’entrerai dans la ville et mettrai fin à cette guerre. »

Il abaissa sa lance et chargea les défenseurs. Etienne abattit sa visière et le monde se résuma bientôt à cette petite ouverture. Il lança son destrier à pleine allure. La lance était lourde, mais il concentra toute sa force pour la maintenir devant lui.

Le choc fut extrêmement violent. Sa lance défonça le crâne d’un manant mais lui échappa. Il lutta de toutes ses forces pour conserver son assiette. Devant lui, André le Géant avait renversé trois hommes sans grande difficulté. Il poursuivait sa course en direction de la porte. Etienne, enfin rétabli sur sa selle, le suivit. Plus que quelques pas… Des archers tiraient depuis les remparts. Cinq… Un chevalier à sa droite tomba à terre, transpercé de plusieurs traits. Trois…

La herse s’écrasa avec violence sur le sol. Etienne entendit les défenseurs pousser un cri de joie, puis le hennissement d’un cheval auquel on tirait violemment sur les rênes et enfin le fracas d’un chevalier s’écrasant avec violence sur la herse. Le prince parvint à maîtriser sa monture et à faire demi-tour, tout comme André le Géant qui maudit les défenseurs, tendant vers eux son énorme poing.

Alors qu’Etienne s’éloignait de la porte et du danger des archers, il ne put que crier de rage. Cette herse venait de retarder la fin de la guerre. Ils allaient devoir assiéger la ville.

C’est à ce moment qu’il entendit des cris d’effroi en provenance des murs. Au contraire, plusieurs de ses hommes couraient dans les rues, poussant des acclamations.

“Que se passe-t-il ? demanda Etienne à l’un des soldats.

L’homme se retourna et lui sourit, dévoilant plusieurs chicots. “L’ont eu m’ssire ! L’ont capturé !”

Qui ? allait demander Etienne, avant de se rendre compte que la question était inutile.

Il savait qui ils avaient capturé.
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La défaite de Jérusalem et la capture de l'empereur Jean I le Grec
 
XXIX. Jean I le Grec
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“Où m’emmenez-vous ? cria Jean tout en se débattant. Répondez, traitre !” Le garde l’ignora et tira sur ses fers pour lui faire descendre les escaliers. Ils débouchèrent dans un petit couloir sombre et au sol irrégulier.

“Lâchez-moi ! Je suis votre empereur et vous devez m’obéir !”. Pour toute réponse, l’homme ouvrit une lourde porte en bois et le poussa sans ménagement dans la pièce.

“Comment osez-vous ?” Mais le garde ne l’écoutait pas et referma violemment la porte. Jean se précipita contre elle et la martela de ses deux poings entravés par les fers.

“Par Saint-Théodore ! Ouvrez cette porte !”

Il entendit le bruit d’une clé que l’on tournait dans la serrure. Il n’en tambourina qu’avec plus de force, manquant de se briser les poignets.

“Ouvrez et je saurais me montrer clément”, implora-t-il, mais aucun son ne parvenait de derrière la porte. Il n’y avait personne.

Jean se retourna et découvrit une petite pièce basse de plafond. La seule source de lumière provenait d’une étroite ouverture qui laissait passer les rayons du soleil couchant. Les murs étaient construits avec des blocs de pierre blanche mal dégrossis et le sol en terre était irrégulier. On avait installé un lit en piteux état, une table et une chaise branlantes et un pot de chambre dans le coin de la pièce.

Jean devait se trouver dans l’un de ces bâtiments communaux que l’on trouvait dans chaque bourgade de la région de Jérusalem. Ces édifices étaient sous la responsabilité des raïs, ces chefs de village dont le titre datait d’avant la Croisade. Ils servaient de stockage pour les récoltes, de lieu de réunion du conseil des anciens ou de logement pour les agents de la couronne venus collecter les impôts. Cette pièce en particulier semblait avoir servi de cellier.

“Traitres ! cria l’empereur en donnant un coup de pied dans la chaise qui vola à travers la pièce. Lorsque je sortirai d’ici je vous ferai pendre !”

Il continua à maudire ses geôliers jusqu’à ce que le soleil se couche. Épuisé, il finit par s’asseoir en silence sur le lit couvert de punaise.
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L'empereur Jean I le Grec

Le regard vide, il inspecta sa cuirasse encore tachée du sang de la bataille. Il se demanda comment il en était arrivé là, lui le grand empereur de Jérusalem qui, ce matin encore, affrontait ses ennemis sur le champ de bataille.

Combien de temps attendit-il ainsi dans la pénombre, avec ses échecs pour seul compagnie ? Il n’en n’avait aucune idée.

Il finit par entendre une clé tourner dans la serrure. Il se redressa brusquement et tenta de prendre une pose fière.

La porte s’ouvrit sur deux servantes.

“J’exige qu’on me fasse sortir !” ordonna l’empereur. Les deux femmes étaient manifestement effrayées, mais elles firent mine de l’ignorer et entrèrent dans la pièce en silence. Elles placèrent sur la table un plateau débordant de nourriture, allumèrent et des bougies et déposèrent des habits sur le lit.

“Pensez-vous qu’un empereur s’abaisserait à enfiler des frusques de paysans ? demanda Jean à l’une des jeunes filles qui prit peur.

-Vous perdez votre temps, comme beaucoup de paysanne, cette jeune demoiselle ne parle pas un traître mot de français, dit un homme qui se tenait sur le pas de la porte. Et vous devriez enfiler ces vêtements propres. Il est parfois préférable de ressembler à un manant qu’à un empereur défait. »

L’homme entra dans la pièce et, d’un geste, fit sortir les deux jeunes servantes.

“Jean de Shammar ! s’écria Jean. Traitre ! Que faites-vous ici ?
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Le duc Jean de Shammar

-Ce sont mes hommes qui sont en charge de votre… protection, répondit l’ancien chancelier impérial. Vous vous attendiez à quelqu’un d’autre ?

-Mon oncle ou l’usurpateur.

-Le prince Etienne et le roi Onfroy projettent de vous voir demain, répondit Shammar tout en s’avançant au centre de la pièce. Ils veulent d’abord s’assurer de la reddition de Jérusalem, qui ne devrait pas tarder.
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-Jamais les Hiérosolymitains n’accepteront l’usurpateur ! cracha Jean. Contrairement à vous, ils ont trop de respect pour l’Empire !

-L’Empire ne veut rien dire pour eux, répliqua le duc. Ils suivent l’empereur, un homme, pas un concept abstrait issu de l’imagination de l’un de vos auteurs grecs. Et cet homme est captif. Ils ne mourront pas pour un prisonnier.

-Alors ce sont des traîtres ! rugit Jean. Comme vous l’êtes !

-Je n’ai trahi personne, répliqua le duc. C’est moi que l’on a trahi, et par deux fois. La première de ces trahisons est votre œuvre. Votre comportement de despote, votre dédain pour les barons, votre fascination pour les Grecs, jusqu’à votre accent ridicule. Vous insultez Jérusalem, ses coutumes et ses princes ! Vous méprisez nos lois, rejetez l’Esprit de la Croisade, foulez du pied l’héritage de vos aïeux ! La famille de ma mère défend ce royaume depuis Hugues le Grand, et celle de mon père depuis Henri II. Mes ancêtres se sont sacrifiés pour votre famille ! Et je devrais vous laisser dompter leurs descendants ? Mépriser leurs droits ? Détruire leurs traditions ? Vous êtes un traître !”

Le duc redressa la chaise et la planta devant la table. “Mangez, vous avez besoin de forces.

-Pour mon exécution ? demanda Jean.

-Quelle exécution ? ricana Shammar. Je vous l’ai dit, nous ne sommes pas à Constantinople. Nous n’exécutons pas nos souverains. Nous ne les aveuglons pas, nous ne les castrons pas… nous ne les renversons pas. Nous veillons même à conserver leur honneur.

-En les enfermant dans un cellier ? ironisa Jean.

-Votre capture a été une surprise pour tout le monde, y compris pour nous. Et nous sommes à court de belles résidences pour vous y enfermer. Ne vous inquiétez pas, si vous acceptez les conditions d’Etienne et Onfroy, vous retrouverez bientôt vos beaux palais, vos soieries et vos mets exquis. Vous êtes toujours l’empereur, Votre Majesté. Vous serez bientôt un pantin aux mains d’Etienne, mais un pantin impérial.”

Le duc se dirigea vers la porte d’un pas tranquille. “Je dois vous laisser, Votre Majesté. Je dois inspecter mes hommes qui gardent la porte des Tanneurs. Ils ont tendance à s’assoupir ou à se saouler.

-Shammar ! Jean montra ses fers. Suis-je censé manger et m’habiller avec les poings liés ?”

Le duc se tourna et lui sourit. “Buvez un peu de vin, Votre Majesté. Un grand cru d’Aqaba. Vous allez l’adorer.” Il tourna les talons puis sortit.

Confus, Jean fixa la porte quelque temps. Il finit néanmoins par s’asseoir et attraper une miche de pain. Il eut d’abord peur qu’il ne soit empoisonné, mais son ventre le torturait et il en prit une bouchée. A peine l’avait-il avalée, qu’une faim bestiale s’empara de lui. Malgré ses chaînes, il se jeta sur le pain et le fromage et les dévora en un instant. Lorsqu’il fut repu, il s’empara de la coupe de vin et la descendit d’une traite…. avant d’être pris d’une violente quinte de toux.

Du poison ! se dit-il, avant de se rendre compte qu’il avait avalé un objet froid et métallique. Sa toux redoubla et il avait de plus en plus de mal à respirer. Il mit deux doigts dans sa bouche et régurgita l’ensemble de son repas. Il put enfin prendre une grande goulée d’air et en remercia le ciel. Il lui fallut un certain temps pour reprendre ses esprits, mais lorsqu’il se sentit mieux, il découvrit une clé barbotant dans son vomi.

Il se précipita dessus et tenta maladroitement d’ouvrir ses menottes. Sous l’effet de la panique, il dut s’y reprendre à plusieurs reprises, mais finit par s’en libérer.

A peine les chaînes tombèrent-elles à terre qu’il se précipita sur la porte avec la clé. Il tenta fiévreusement de l’insérer dans la serrure… sans succès. Elle était trop petite.

Il allait s’effondrer de désespoir lorsqu’il se rappela qu’il n’avait pas entendu le bruit de la serrure lorsque Shammar était parti. Retenant son souffle, il tourna la poignée… qui s’ouvrit sans difficulté.

Le traitre, se dit Jean. L’empereur passa une tête à travers l’embrasure de la porte. Il s’attendait à découvrir un garde posté devant elle… mais le couloir sombre était désert.

Il allait sortir en courant, lorsqu’il se rappela les paroles du duc. Il est parfois préférable de ressembler à un manant qu’à un empereur défait.

Jean revint vers le lit et se débarrassa de son armure. La tâche n’était pas aisée, mais lorsque ce fut fait, il s’empressa d’enfiler la tunique. Il ressemblait désormais à n’importe quel vilain.
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L'évasion

Le cœur battant, l’empereur s’aventura dans le couloir. Il progressa lentement, veillant à ne pas faire le moindre bruit. Il atteignit bientôt les escaliers et les gravit sans faire de bruit. En arrivant au rez-de-chaussée, il s’attendait à tomber nez-à-nez avec une salle pleine de gardes. Il n’y avait en réalité pas âme qui vive. Il entendait bien des chants et des éclats de rire, mais ils provenaient de l’étage supérieur. Les gardes devaient prendre du bon temps avec le vin d’Aqaba.

Jean s’empressa de sortir dehors. Il enfonça bien sa capuche, mais le village était presque désert et le peu de gardes qu’il croisa ne lui prêtèrent aucune attention. Il se hâta de gagner les ombres des petites ruelles puis, enjambant quelques clôtures et palissades, se retrouva bientôt en dehors du village.

Il courut à perdre haleine à travers les champs. Lorsqu’il jugea s’être assez éloigné, il se retourna pour admirer le hameau. Il éclata d’un rire dément. Il avait réussi, il s’était joué du destin !

Lorsqu’il fut enfin calmé, il se tourna vers Jérusalem devant laquelle campait une immense armée. Il hésita un instant à rebrousser chemin. Peut-être pouvait-il aller à l’Ouest, gagner Jaffa ou Ascalon ? Ou à l’Est, pour retrouver Jacques et les débris de son armée ?

Mais il se rappela de ce qu’avait dit Shammar, si on le pensait prisonnier, Jérusalem se rendrait. Et sans la Ville Sainte, il aurait définitivement perdu. Il lui fallait entrer… mais par où ? Toutes les portes étaient probablement bien surveillées par les rebelles et…

La porte des Tanneurs ! La révélation le fit éclater de rire.

Quel traitre, se dit-il en se mettant en route.
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Libre !
 
XXX. Etienne
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Lorsque le soleil se coucha, les rues étaient couvertes de sang. Lorsqu’il était jeune, Etienne avait été marqué par la description des trois jours de massacre qui avaient suivi la prise de Jérusalem. Les chroniqueurs y décrivaient, avec un mélange d’horreur et de fascination, les rivières de sang versées. 212 ans plus tard, la scène se répétait.

“Etait-ce bien nécessaire ? demanda le prince au roi Onfroy qui marchait devant lui.
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Onfroy

-Vous savez bien que oui, dit son cousin d’un ton ne laissant transparaître aucune émotion. Mes hommes ont souffert pendant des mois, ils doivent en être récompensés. Quant aux habitants, ils ont osé résister et ils doivent en être châtiés. Rassurez-vous, les soldats s’en sont surtout pris aux quartiers juifs et grecs. J’ai interdit de toucher aux édifices religieux et le pillage s’arrêtera bien avant que les notables ne soient trop durement rudoyés.”

Une bien maigre consolation, se dit Etienne en détournant le regard d’une pile de corps qui gisait devant une maison cossue.

Ils arrivèrent enfin au palais impérial. Les combats avaient été particulièrement violents à l’entrée de l’austère bâtiment, mais les soldats d’Onfroy, reconnaissables au blason Safarga cousu sur leur surcot, s’étaient débarrassés des cadavres et avaient formé une haie d’honneur pour accueillir le roi.

En passant devant la porte, Etienne se souvint que c’était ici même que s’était joué son destin.

Ses huit premières années avaient été les plus belles de sa vie. Sûr de leur ascendance, leur Père avait choyé Etienne et ses soeurs, leur accordant tous les honneurs déniés à leurs demi-frères et soeurs. Il se murmurait même que le Glorieux avait l’intention de passer outre les enfants de Marie Comnène et de désigner le prince comme son héritier.

Puis était venu ce funeste jour où, sur le perron du palais impérial, sa mère l’avait serré fort contre elle. Il n’avait pas compris pourquoi elle sanglotait si fort. Il n’était pas au courant de ses aventures avec le duc du Caire, ni de sa disgrâce. Et ce jour là, il n’avait pas réalisé qu’il la voyait pour la dernière fois.
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La fuite de l'impératrice Athanasia (1281)

Après la fuite de l’impératrice, le monde du prince s’écroula. Le soupçon s’était insinué dans l’esprit du Glorieux et jamais Etienne ne fut surnommé l’Héritier. L’empereur tourna à nouveau son attention vers ses deux aînés Jean et Agathe, tandis qu’Etienne, marqué par le soupçon de la bâtardise et méprisé par son père, partagea le sort de ses demi-frères Hugues et Henri.

Regardez-moi, père. Regardez-moi. Voyez comment le “bâtard” à triomphé de votre héritier.

Malgré ses bravades intérieures, Etienne n‘en menait pas large en traversant le couloir des rois. Les souverains représentés sur les tapisseries semblaient le juger. Il balaya cette pensée lorsqu’ils poussèrent la porte de la grande salle.

C’est dans une atmosphère lugubre qu’Onfroy et Etienne traversèrent la pièce jusqu’au trône impérial où siégeait Jean Ier le Grec entouré de l’impératrice Théodora, du prince héritier Jean et du patriarche Gilbert du Puy du Fou.
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L'impératrice Théodora, le prince-héritier Jean, l'empereur Jean I le Grec et le patriarche Gilbert

L’empereur arborait tous les symboles impériaux, couronne inclue. Il dégageait encore une certaine prestance, mais ses traits étaient tirés et ses épaules voûtées. C’était un homme en colère mais brisé qu’ils avaient face à eux.

“Votre Majesté, dit Onfroy en arrivant au pied du trône. C’est un honneur de vous voir enfin après les tragédies qui ont frappé la Terre Sainte.

-Tragédies dont vous êtes la cause, duc Onfroy, répondit le Grec. Et vous vous oubliez en ne vous prosternant pas devant votre empereur.

-Je suis bien duc, Votre Majesté, répondit Onfroy, mais la convenance voudrait que vous vous adressiez à moi en utilisant mon titre principal, celui de roi de Jérusalem. Votre respect envers moi sera payé en retour par ma soumission, ainsi que celle de mes fidèles partisans.

-Fidèles ? répéta Jean d’un ton moqueur. Où est donc Jean de Shammar ? Voilà le seul de vos seigneurs qui pourrait revendiquer cette qualité.

-Je crains que nous ne soyons pas d’accord sur ce point, dit Onfroy. Shammar est rentré sur ses terres… à Surrah en Arabie. Son… initiative, lui a fait perdre Aqaba et Tamouk.”

Imbécile, se dit Etienne en pensant à Shammar. Il avait toujours été assez proche du duc, et il avait tout fait pour qu’Onfroy renonce à s’emparer de ses titres. Il y serait parvenu si Shammar n’avait pas trahi.

“J’ai une dette envers cet homme et je ne peux vous laissez le maltraiter ainsi, dit Jean.

-Et c’est pourtant ce que vous ferez, répondit Etienne. Vous n’êtes plus en position de négocier, neveu. Et qu’a-t-il fait sinon prolonger cette guerre de quelques mois ? Cette aventure était inutile et sans elle, nombre de braves seraient en vie aujourd’hui.

-Etienne, voyons, dit Onfroy avec un sourire. Vous insultez les exploits de notre empereur. Une telle aventure mérite sa place parmi les hauts faits de notre famille. Je suis sûr que Sa Sainteté Gilbert se fera un plaisir de l’intégrer à la geste des Montoires.”

Le sourire d’Onfroy s’évanouit lorsqu’il monta lentement les marches du trône. “Mais le prince a bien raison sur un point, Votre Majesté. Vous n’êtes plus en mesure de négocier.”

Il s’arrêta devant l’empereur qu’il dominait de toute sa taille. “Vous avez perdu.”

La haine n’était pas un sentiment étranger à Etienne. Il avait déjà vu des hommes dévorés par la colère et plus d’une fois il avait ressenti une rage intense contre ceux qui s'étaient opposés à lui. Mais jamais au grand jamais il n’avait vu un regard si empli de haine que celui que le Grec posait sur Onfroy. Son neveu semblait faire un effort surhumain pour ne pas se jeter sur le roi et l’étrangler.

A la place, l’empereur ouvrit lentement les mains pour accueillir celles d’Onfroy qui s’agenouilla.

“Onfroy de la maison Montoire, dit Jean d’une voix tremblante. Désirez-vous devenir mon homme sans réserve ?

-Je le veux”, répondit Onfroy.

Les deux hommes s’embrassèrent, puis Onfroy déclara : “Je promets en ma foi d’être fidèle à partir de cet instant à l’empereur Jean et de lui garder contre tous et entièrement mon hommage, de bonne foi et sans tromperie.”

Enfin, se dit Etienne. Après tant d’années et de sacrifices.

L’empereur Jean relâcha les mains de son vassal puis, d’une voix défaite, prononça les mots tant attendus.

“Relevez-vous, roi Onfroy.”
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Défaite
 
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XXXI. Jean I le Grec
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“Votre Majesté ?”

La voix du serviteur était douce et calme. Aux oreilles de l’empereur toutefois, elle sonnait agressive et tapageuse. Elle brisait la mélodie gracieuse des vagues qui venaient s’écraser au pied du palais du Brisé.

“Votre Majesté ?”

Jean ne trouvait plus aussi facilement le sommeil depuis la prise de Jérusalem, et seul le ressac l’apaisait. Aussi passait-il la plupart de ses nuits sur la terrasse face à la mer. Le roulis des vagues le berçait et, parfois, il parvenait à s’endormir.

“Votre Majesté ?”

Pourquoi ne le laissait-on pas tranquille ? N’était-ce pas la raison pour laquelle il avait choisi de venir s’installer ici ? Son arrière-grand-père Hugues II le Brisé avait fait construire ce palais au temps des Années Noires pour se retirer du monde. Lui aussi voulait se retrouver seul, loin des guerres, des complots et des traîtres…

“Votre Majesté ?

-Quoi ? demanda l’empereur irrité.

-Le… le roi d’Arabie, balbutia le serviteur. Le roi Jacques est ici… il demande une audience.”

En guise de réponse, Jean poussa un long soupir. D’une main, il fit signe au serviteur de faire entrer Jacques le Rouge.

Jean entendit le roi d’Arabie, mais, les yeux toujours fixés sur l’astre lunaire dont les rayons faisaient scintiller les flots, il ne se leva ni ne se retourna.

“Merci de me recevoir, Votre Majesté”, dit Jacques de sa voix grave. Jean ne répondit pas. En ignorant son maréchal, il espérait encore que ce dernier le laisse en paix.

C’était bien mal connaître le roi d’Arabie qui, loin de s’avouer vaincu, vint se placer devant l’empereur. Dans ses larges mains, il tenait un coffret aux armes des Montoires.
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Jacques le Rouge, roi d'Arabie

“Vous me barrez la vue, Jacques, dit simplement Jean.

-Il n’est plus temps de vous perdre dans vos songes, Votre Majesté”, rétorqua Jacques le Rouge.

Contrairement à Jean, la défaite n’avait pas ébranlé le roi d’Arabie. Il émanait toujours de lui une force inébranlable. L’empereur ne put s’empêcher de remarquer le regard qu’il posait sur lui. Il y discernait une pointe de pitié, de déception, voire même de dégoût.

“Que voulez-vous, Jacques ? demanda-t-il d’une voix lasse.

-Je souhaite prendre congé, sire. Mes affaires m’appellent en Arabie.

-Vous n’avez pas besoin de ma permission pour m’abandonner.

-Je ne vous abandonne pas, rétorqua Jacques. Au contraire, je compte remettre de l’ordre chez mes vassaux et préparer mes troupes pour le jour où vous aurez besoin de moi.

-Inutile… souffla Jean.

-Pas inutile, rétorqua Jacques. Nous devons réagir. Vous devez réagir. Votre place n’est pas ici, mais à Jérusalem, au palais impérial.

-Qu’y ferais-je ? demanda Jean. Les traitres m’ont laissé la ville… officiellement. Dans les faits, le “roi” Onfroy occupe le palais impérial et le conseil impérial n’est plus qu’une coquille vide. Etienne et le conseil royal prennent toutes les décisions. Je ne suis qu’un empereur fantoche, une marionnette aux mains de ces traitres … à peine bon à apposer son sceau sur leurs décisions.” Jean se frotta les yeux. Il était tellement fatigué. “Non, je fais bien de rester au Palais du Brisé, pour y finir ma vie paisiblement, comme mon arrière-grand-père.

-Comme Hugues II ? Moqué ? Abattu ? demanda Jacques avec une pointe de dédain. Vous devez réagir !

-Comment ? demanda Jean dans un souffle. Gaza, Tripoli, Beyrouth, j’ai perdu tous mes comtés. Même Jaffa ! J’ai pratiquement dû m’humilier pour conserver ce palais. Mes revenus suffisent à peine à financer la cour.
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Après la perte de cinq comtés, le domaine impérial se limite à la ccapitale, Jérusalem

-Il vous reste vos bannerets.

-Tous les seigneurs de la Couronne de Jérusalem, même ceux qui m’étaient restés fidèles, sont désormais hommes-liges d’Onfroy.
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Onfroy, roi de Jérusalem

-Vous avez des alliés. Votre tante est à la tête de l’Empire Grec !

-Je n’ai plus aucun lien avec Constantinople, soupira Jean. Etienne a renvoyé mon ambassadeur et nommé Catherine à sa place. Elle déteste Agathe, la conciliation avec les Grecs n’est plus à l’ordre du jour. Et même si je parvenais à contacter Agathe, que pourrait-elle bien faire ? On me dit qu’elle est parvenue à faire la paix avec l’un de ses ennemis, un certain Akab qui se proclame roi…. mais cela lui a coûté un tiers de son empire. Ma tante n’a plus qu’une poignée de soldats pour mâter ma cousine et ma mère qui veulent s’emparer de sa couronne…
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L'Empire byzantin

-Au moins elle se bat.

-Une résistance futile. Elle l’apprendra, comme je l’ai appris…

-Elle fait preuve de courage et de force de caractère. Elle est la digne héritière des Montoire, et c’est vous qui devriez apprendre d’elle.”

Jean releva la tête pour plonger son regard dans celui de Jacques.

“Je n’aime ni votre ton, ni vos insinuations, dit-il froidement. Vous oubliez qui je suis.

-Et vous ? N’oubliez-vous pas qui vous êtes ?

-Je ne vous permets pas de me parler ainsi. Je suis l’empereur de Jérusalem !”

Pour la première fois, Jacques sourit.

“Ainsi, il vous reste encore une once d’orgueil”, dit le roi d’Arabie, manifestement satisfait. Il lui tendit le coffret.

“Qu’est-ce donc que cela ?

-Ouvrez”, lui dit Jacques.

L’empereur s’en empara et l’ouvrit. Il y découvrit une couronne chargée de décorations.
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La Haute Couronne de Jérusalem

“La couronne de mon grand-père, dit Jean. Je pensais qu’elle était à Jérusalem.

-J’ai demandé à un serviteur de l’emporter lorsque nous avons quitté la capitale.

-Pourquoi ? J’ai déjà une couronne.

-Un vulgaire bijou grec, grimaça Jacques. Elle ne peut en rien être comparée avec la Haute Couronne.”

Jean la tourna et la retourna dans ses mains.

“Trop chargée, mal équilibrée, jugea-t-il. On dirait plusieurs couronnes fixées les unes aux autres.

-Sa valeur ne vient pas de sa beauté, soupira le Rouge, mais de ce qu’elle représente pour les Francs…

-... l’Empire ?

-Pas seulement, répondit Jacques. Vous avez raison sur un point. Lorsqu’il la fit forger, il y a de cela plus de 35 ans, votre grand-père demanda à ce qu’elle allie des éléments des Trois Couronnes de Jérusalem.

-Les Trois Couronnes ?

-Votre ignorance de votre propre histoire ne cessera jamais de m’étonner, dit Jacques dans un soupir. Le royaume de Jérusalem a connu trois couronnes. La première fut ceinte par Hugues le Grand lui-même lorsqu’il fut élu roi de Jérusalem par les Croisés. C’était un cadeau, dit-on, de son frère le roi de France Philippe. Est-ce vrai ? Je ne puis le dire, mais elle est bel et bien ornée des fleurs de lys de la maison capétienne.”

Jean admira les lys qui avait été forgés sur la Haute Couronne.

“Par respect pour le fondateur de votre maison, aucun autre souverain de Jérusalem ne porta la couronne du Grand qui fut exposée au Saint-Sépulcre… jusqu’à ce que votre grand-père ne couronne votre tante Agathe avec cette dernière.
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La Couronne du Grand

-Elle la porte toujours, se souvint Jean. Il devait vraiment aimer sa fille…

-Ou considérer qu’une couronne d’un conquérant ne pouvait revenir qu’à une conquérante.” Jacques montra l’un des rubis de la Haute Couronne. “Ces joailleries sont censées représenter la Couronne du Sage. Henri Ier n’ayant pas voulu reprendre la couronne de son père, il s’en fit une nouvelle. Trois autres rois la portèrent.

-Où est-elle ?

-C’est la Couronne du Sage que vola votre oncle pour en coiffer Onfroy.”
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La Couronne du Sage

Jean ressentit une bouffée de colère. “Et la dernière ?

“La couronne du Glorieux, répondit le Rouge. Votre grand-père cherchait par tous les moyens à se distinguer de Hugues II le Brisé, aussi se fit-il forger sa propre couronne. Le cercle d’or qui orne la Haute Couronne la représente. Il ne la porta qu’une vingtaine d'années et l’abandonna quand il fut élevé au rang d’empereur. Elle fut donnée à votre oncle Hugues II le Sombre. Elle appartient désormais à Hugues III le Blanc, roi de Mésopotamie. Elle est néanmoins représentée sur la Haute Couronne par ce cercle d’or.
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La Couronne du Glorieux

-Pouquoi me raconter tout cela ? Quelle importance ? Ce n’est qu’un objet, un symbole.

-Un symbole de pouvoir. Et les symboles du pouvoir, sont le pouvoir.

-Et ? C’est une couronne impériale, pas la couronne royale que m’a volé Onfroy.

-Avez-vous écouté ce que je vous ai dit ? Cette couronne représente bien plus que l’Empire. Hugues III a demandé une couronne représentant son héritage, chacun de ses prédécesseurs, ces souverains qui sont venus au Levant pour se tailler un royaume par la force. La Haute Couronne représente Jérusalem, Royaume ou Empire.

-Je suis empereur, pas roi, rétorqua Jean.

-Vous vous trompez, Votre Majesté. Vous n’êtes pas simplement empereur de Jérusalem. Abandonnez ce mirage impérial dont les Grecs vous ont fait la tête. Vous êtes censé être roi de Jérusalem. Ce titre, Onfroy ne vous l’a pas usurpé, vous l’avez abandonné. Assumez ce que vous êtes, Sire ! Un prince franc !”

Jean ne répondit rien. Il admirait la couronne, sentant monter en lui une irrésistible envie de la ceindre. Il sentait en lui l’envie de les tuer tous, les seigneurs francs, Etienne, Onfroy… tous !

Mais il finit par refermer le coffret et baisser piteusement la tête.

“Partez, messire, souffla-t-il tout en se rasseyant. Vous avez déjà ma bénédiction pour rejoindre vos terres.”

Jacques ne bougea pas. Toujours planté devant l’empereur, il insista.

"J'espérais vous convaincre d’embrasser votre héritage et de reprendre ce qui vous appartient de droit. Je n’y suis pas parvenu, mais je ne laisserai pas votre lignée péricliter. Si vous refusez d’entendre raison, alors votre fils et héritier est notre seul espoir. Je souhaite le prendre avec moi. Il a bientôt 10 ans, et a l’âge de devenir mon écuyer. Je ferai de lui un véritable souverain Franc. Si vous voulez abandonner, soit, mais ne privez pas votre fils d’une éducation digne de ses ancêtres.”
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Le prince héritier Jean

Un silence glacial tomba sur la terrasse.

“L’impératrice ne y sera probablement opposé… soupira Jean. Mais, soit. Je vous accorde cette demande. Maintenant déguerpissez, je veux être en paix.”

Jacques s’inclina puis laissa l’empereur seul sur la terrasse.

Celui-ci tenta de retrouver son calme en admirant la lune et en se laissant bercer par les vagues… mais son esprit était irrémédiablement attiré par le coffret et son contenu. La Haute Couronne…

La plus prestigieuse des quatre Couronnes du Levant…​
 
XXXII. Agathe
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Construit sur une colline à quelques lieues seulement de Philippopolis, une des plus grandes villes de l’Empire, le monastère de Saint-Erasme était, en temps de paix, un lieu prisé par les pèlerins. Ils venaient y adorer ses nombreuses reliques et admirer son architecture mêlant influences grecques et bulgares.

Aujourd’hui pourtant, l’édifice paraissait lugubre et menaçant, un sentiment renforcé par le ciel menaçant et l’orage qui grondait au loin. Agathe et son escorte étaient seuls à remonter la route y menant.

“Cet endroit ne m’inspire pas confiance”, dit Pulchérie Doukas alors qu’ils approchaient. Elle ne cessait de donner des coups d'œil inquiets aux alentours, comme si elle s’attendait à une embuscade. “Vous auriez dû au moins emmener une escorte plus importante.
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La duchesse Pulchrérie Doukas, Cheffe de la Maison Impériale

-Les conditions étaient claires, répondit Agathe. Nous ne pouvons emmener plus de deux hommes d’armes.

-L’endroit est trop isolé, et nous sommes si proches de Philippopolis, la capitale des partisans de Dorothée… cela pourrait être un guet-apens.

-Le monastère est à plus de deux lieues de la ville, corrigea Agathe. Et cette rencontre est placée sous la protection de l’Empire de Jérusalem, ma nièce n’osera pas tenter quoique ce soit contre nous.

-Vous êtes bien confiante, Votre Majesté, répondit Pulchérie sur un ton de reproche. Je crains pour votre sécurité.”

Agathe sourit. Elle était rassurée de voir Pulchérie si inquiète pour elle. Depuis le traité conclu avec Akbar et la perte de ses terres anatoliennes, la cheffe de la Maison Impériale gardait quelques rancunes envers l’impératrice. Philippe ne cessait de la prévenir contre la Doukas et de lui demander de la démettre de ses fonctions au conseil. Agathe ne souhaitait néanmoins pas s’aliéner une des plus puissantes dames de l’Empire et elle n’avait jamais eu à se plaindre de ses services.

“Vous devriez plutôt vous inquiéter de votre cousin…

-Hippolyte ? demanda Pulchérie. Je vous l’ai dit, il est prêt à prendre votre parti.

-Pour de bon cette fois”, dit-elle en repensant au jour où le chancelier Hippolyte Doukas l’avait trahi pour rejoindre le parti de Dorothée.
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La guerre des trois impératrices

Ils arrivèrent bientôt devant le monastère où les attendaient l’abbé accompagné d’une poignée de moines. Ils démontèrent et Agathe ordonna à ses deux hommes d’armes de les attendre à l’extérieur. L'impératrice et Pulchérie suivirent l’abbé qui les conduisit à la salle capitulaire où devait avoir lieu la rencontre.

Lorsqu’elle pénétra dans la vaste pièce sombre, l’impératrice fut accueillit par l’annonce d’un héraut : “La princesse Agathe de Montoire.”

Agathe vit Pulchérie se tendre, mais elle lui intima l’ordre de ne pas faire d’esclandre. L’impératrice ne voulait pas gâcher les pourparlers pour une histoire de titre. Elle traversa la salle vide et vint s’asseoir sur l’une des quatre chaises disposées autour d’une grande table ronde. Pulchérie vint se placer derrière elle.

“Chère sœur, dit d'une voix mielleuse l’homme assis à sa gauche. Je suis si heureux de te voir.

-Un plaisir qui n’est pas partagé, Hugues, répondit l’impératrice.

-Ougos, corrigea son frère bâtard, son éternel sourire aux lèvres.
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Ougos Antaolikos (Hugues le Bâtard)

-Je suis surpris qu’Hélène t’envoie. Je me serais attendu à la voir, ou au moins Dorothéos Ouranos ou un autre de ses despotes.

-L’impératrice et le Domestique des Scholes sont bien trop occupés pour participer à une rencontre de princesses”, cingla Ougos.

Agathe s’apprêtait à rétorquer lorsque le héraut annonça l’arrivée de sa nièce.

“La princesse Raymonde, fille de la défunte impératrice Dorothée, et le logothète du Drome Hyppolite Doukas”.
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La princesse Raymonde de Montoire et le duc Hippolyte Doukas

Entièrement vêtue de noir, Raymonde avait les traits marqués par le deuil, son teint était livide, cadavérique. Agathe n’en n’était pas moins frappée par sa ressemblance avec son frère l’empereur Jean. La nièce de l’impératrice vint s’asseoir sur la chaise lui faisant face. Le logothète Doukas resta debout, un pas derrière la princesse.

L’arrivée de Raymonde n’avait fait qu’accroître le malaise et la tension. Même Ougos n’osait plus dire un mot, et le silence parut durer une éternité.

Ils furent sauvés par le héraut qui annonça l’arrivée de l’ambassadrice de Jérusalem : “Sa Majesté la reine-mère Catherine de Bartanay.”
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La reine-mère Catherine de Bartanay

Alors qu’Agathe avait revêtu la maille, sa belle-soeur n’avait, elle, pas lésiné sur les soieries. Son apparence était tout bonnement royale, et son maintien plein d’arrogance disait combien elle était satisfaite de son nouveau rôle. Le regard dont elle gratifia Agathe ne faisait aucun doute quant à la haine qu’elle lui portait toujours. L’impératrice savait que la défaite de Jean signifiait un affaiblissement de sa cause à Jérusalem, mais elle avait quand même été surprise de la nomination de Catherine, une de ses plus grandes rivales. Cette dernière ne s’était d’ailleurs pas rendu de suite à Constantinople, mais à Philippopolis. Le message politique envoyé par Onfroy et Etienne avait au moins eu le mérite d’être clair.

Beaucoup plus agréable -et inattendue- fut la découverte de l’homme d'Église qui accompagnait Catherine. Ils ne s’étaient pas vus depuis quatorze ans et il était désormais tonsuré, mais elle reconnut de suite son neveu Hugues le Malné qu’elle appréciait tant. Un sentiment partagé au vu du grand sourire qui illumina son visage lorsqu’il la vit.
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Hugues le Malné

Catherine s’installa sur la dernière des chaises, tandis que Hugues le Malné prit place derrière un pupitre. Il s’empara d’une feuille de parchemin et d’une plume, prêt à prendre les notes de la rencontre.

“Chers amis, commença Catherine. Je tiens d’abord à exprimer la gratitude du roi Onfroy et de l’empereur Jean envers vous. Leurs Majestés vous sont reconnaissants d’avoir accepté cette rencontre. Un évènement qu’aurait sûrement souhaité Dorothée Comnène. Je voudrais ainsi débuter cette journée par un hommage à la mère de l’empereur Jean. Sa disparition fut une tragédie, mais son âme a désormais rejoint Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.”
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Feu Dorothée Comnène

Ces quelques mots semblèrent toucher Raymonde qui, les yeux fermés et les mains jointes, prononça une prière. Bien moins convaincant fut le deuil d’Ougos.

“La mort de cette illustre femme nous attriste aujourd’hui, mais peut-être aura-t-elle un sens demain, en nous permettant d’obtenir la paix. C’est en tout cas le désir le plus cher de Leurs Majestés Onfroy et Jean, qui s’offrent en tant qu’intermédiaires impartiaux pour résoudre vos différends…

-Impartiaux ? rigola Ougos. Votre empereur est le frère de la princesse Raymonde et le neveu de la princesse Agathe…

-Et votre neveu, ajouta Catherine. Il est aussi cousin de la princesse Hélène que vous servez. Le conseil de Jérusalem est neutre dans ce conflit pour la couronne grecque.

-Raymonde, intervint Agathe en s’adressant directement à sa nièce. Malgré nos différends, la mort de votre mère, ma propre belle-sœur, m’a touchée. Je sais combien la princesse Do…

-L’impératrice Dorothée, la coupa sèchement Raymonde. Ma mère, Que Dieu ait son âme, a été couronnée par un évêque reconnu par Germain II, seul patriarche légitime de Constantinople. Et elle ne vous reconnaissait pas, sa couronne doit aller à quelqu’un de son sang.

-Vous, je présume ?” demanda Ougos dans un sourire.

Raymonde posa sur lui un regard froid.

“Je respecte les règles de succession de l'Empire. Je suis sa premier née, mais une femme.

-Si vous souhaitez respecter sa volonté et le nom des Comnènes, dit Ougos, vous devriez soutenir Sa Majesté Hélène, une véritable Comnène, issue du frère de votre mère et petite-fille légitime du basileus Pantaléon. Une femme qui partage votre foi et dont les troupes nombreuses se massent à votre frontière.
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Hélène I Comnène

-Est-ce une menace ? demanda froidement Raymonde. L’héritier légitime de ma mère est mon frère aîné, Jean.”

Un froid glacial tomba sur la salle, même Hyppolite Doukas ne semblait pas à l’aise.

“Les masques tombent ! s’indigna Ougos. Ainsi la cour de Jérusalem, soi-disant neutre dans cette affaire, souhaite transformer notre empire en une simple province de la Terre Sainte.

-Messire, intervint Catherine, le conseil de Jérusalem s’oppose fermement à une telle solution.”

Raymonde fronça les sourcils, manifestement mécontente de ce refus de Jérusalem.

“Les règles de succession sont pourtant claires, dit-elle.

-Peut-être pouvons-nous trouver un compromis, avança Catherine. L’empereur ne peut accepter la couronne de Constantinople… il peut néanmoins accepter les terres que Dorothée tenait en propre, ainsi que toutes celles qui lui ont juré fidélité.

-Ignominie, s’indigna Pulchérie. L’empire des Romains ne suit pas les règles des Latins ! Ce n’est pas un gâteau que vous pouvez découper à votre guise !

-Comme l’a fait votre impératrice envers le roitelet arabe ?” demanda Catherine avec un sourire cruel. La plaie dans laquelle la reine-mère tournait le couteau était encore douloureuse, et Agathe perçut la colère de Pulchérie.

“Je refuse !” Tout le monde se tourna vers Hyppolite Doukas. “Avec tout le respect que j’ai pour vous et votre mère, princesse Raymonde, je ne peux pas accepter de reconnaître la suzeraineté de Jérusalem.” Il fit le tour de la table et mit un genou à terre devant Agathe. “Si vous êtes prête à m’accorder votre pardon, je vous reconnaîtrai comme véritable impératrice, ainsi que tous les seigneurs qui m’ont suivi.”

Ougos partit d’un grand rire. “Tourne-casaque un jour, tourne-casaque toujours. Je refuse de prendre part une seconde de plus à cette mascarade.” Il se leva brusquement et s’en fut.

Catherine fit mine d’ignorer l’incident et se tourna vers Agathe.

“Belle-soeur, acceptez-vous la cession de Philippopolis à l’Empereur Jean ?

-Qu’y gagnerai-je ?

-Le soutien de Jérusalem.

-Un soutien armé ?

-Vous savez bien que non… comprenez que votre cause n’est pas en odeur de sainteté à Jérusalem. Faîtes ce sacrifice et le roi Onfroy ne se mettra pas en travers de votre route.”

Agathe eut une moue de dégoût. Elle plongea ses yeux dans ceux de Catherine.

“Je vois que votre haine pour moi ne s’est pas éteinte. La mort de votre mari, mon frère, sous les remparts de Constantinople a-t-elle rendu cette affaire personnelle pour vous ?"

L’espace d’une seconde, Agathe perçut une lueur de haine dans le regard de Catherine. Elle garda néanmoins sa contenance.

“Enfantillages, balaya-t-elle. Il n’y a rien de personnel ici, et même si tel était le cas, la mort de mon mari pour vous et votre couronne devrait plutôt me pousser à soutenir votre cause.

-Durant les événements de Jérusalem, vous avez fait allégeance à ceux qui conspuaient ma cause. Aux rebelles…

-Aux autorités, coupa Catherine. Et vous me jugez mal, Agathe. La seule chose qui compte pour moi, c’est mon fils. Et le roi Hugues III le Blanc n’est pas votre ennemi… acceptez notre aide.”

Hugues le Malné fit le tour de la table et tendit un parchemin à Raymonde qui, sans hésiter, y apposa son sceau. Il l’amena ensuite à Agathe qui s’en empara. Elle lut les termes du traité, la boule au ventre.

“Je n’ai pas le choix”, murmura-t-elle en sortant son sceau.

Pulchérie tourna les talons et sortit de la pièce comme une furie, tandis qu’Agathe apposait son sceau, cédant Philippopolis à l’Empire de Jérusalem.

Une décision terrible. Mais elle était prête à tout pour sauver sa couronne… même à faire la paix avec Catherine.
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L'Empereur Jean hérite de Philippopolis
 
XXXIII. Jean la Brute
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La grande salle de Yamama n’avait probablement jamais accueilli autant de grands seigneurs. L’intendant du roi Jacques avait fait son possible pour tous les faire tenir sur le dais, mais certains comtes avaient dû être placés sur le parterre.
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Les seigneurs d'Arabie (de gauche à droite) : Manassès, duc de la Mecque, Charles II, duc d'Al-Jawf, Mursel, duc de Tugrulide, Elodie, duchesse de Najd, Sigismond, duc d'Al-Hasa, Jean, duc de Shammar, Jacques le Rouge, roi d'Arabie, Jean III, duc d'Asir, Evrard II, duc de Yamama, André, duc d'Oman et Aimery, duc de Mahra

Le jeune Jean tentait tant bien que mal de slalomer entre les convives pour servir les tranches de porc braisé à chaque convive. Une coutume latine absurde et dégradante, indigne d’un prince, mais le Rouge avait insisté pour que son écuyer se mue en larbin.

Ce nabot de duc Charles d’Al-Jawf n’avait accepté qu’une tranche, au contraire de ce simplet de Jean de Montoire-Tathlith, duc d’Asir, un glouton qui s’empiffrait comme quatre. Le duc Mursel avait poliment refusé. Un Arabe grimé en seigneur, se dit Jean. Il a beau s’être converti, il ne touchera jamais au porc, pas plus que ces musiciens qui et leur rabab qui m’écorchent les oreilles.

Il allait servir le duc Manassès de la Mecque lorsque celui-ci se leva pour porter un toast. “Je crois me faire la voix de tous ici, en remerciant Sa Majesté Jacques pour son accueil dans sa magnifique citadelle.”

Peuh, se dit le prince Jean en servant ce gros balourd d’Evrard, duc de Yamama. Une vieille tour branlante au milieu du désert. Même les latrines sont plus vastes à Constantinople.

Il n’était pas sûr que le duc de Yamama partage son avis. Au lieu de lever son verre, Evrard II inspectait la pièce d’un air sévère, comme pour vérifier qu’aucun bibelot n’avait été déplacé. L’amas de pierre lui appartenait avant que le roi Jacques ne le réquisitionne pour y installer sa cour.

Agathe de Montoire-Tathlith, femme et grand-tante de Jean III d’Asir se leva à son tour : “Mon mari et moi souhaitons également vous féliciter une nouvelle fois pour votre mariage avec notre chère parente Ermengarde. Nous sommes heureux de vous accueillir dans notre prestigieuse famille.”
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Le roi Jacques le Rouge et la reine Ermengarde de Montoire-Guizeh

Tous les convives imitèrent la duchesse, congratulant la jeune reine de 17 ans assise au côté de son mari. Elle semblait aux anges et éperdument amoureuse du rouge.

Jean tira la langue de dégoût. Il aimait beaucoup le Rouge, mais c’était un fils de rien et elle faisait une mésalliance. Elle n’avait beau n’être que la fille du duc Guichard du Caire, elle restait une Montoire.

Le prince se dirigeait vers la duchesse Elodie de Najd pour la servir, lorsqu’un mioche de six ans à peine vint se planter devant lui.
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Gauthier de Montoire

“C’est moi qui sers ma grand-mère ! beugla le môme.

-Je suis Jean de Montoire, prince héritier de l’Empire de Jérusalem, je sers qui je le souhaite.

-Et moi, je suis Gauthier de Montoire, et un jour j’hériterai du duché de Najd ainsi que des terres de mon grand-oncle Jean d’Asir.
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L'arbre généalogique des Montoires-Tathlith

-Je savais que le duc d’Asir était faible, mais je ne le pensais pas incapable d’engrosser sa femme.”

Le gamin ne semblait pas vraiment avoir compris ce que voulais dire Jean. Pour être honnête, il ne savait pas non plus, mais Jacques lui avait promis de l’emmener au bordel pour le lui enseigner.

“Grand-Père, dit le mioche, dit que son neveu ne peut pas avoir d’enfant car sa tante est trop vieille.

-Qu’importe tes histoires de dégénérés incestueux, répliqua le prince. C’est déjà une insulte à ma famille que des baiseurs de chameaux comme vous s’enorgueillissent de porter notre nom.” Jean prit une côtelette et la jeta en pleine tête du petit. “Pour ta grosse vache de grand-mère."

Le mioche se mit à pleurer ce qui fit éclater de rire Jean. Mais une main l'agrippa à l’épaule.

“Ce n’est pas ainsi que devrait se comporter un prince”, dit Jean de Shammar. Depuis qu’il avait perdu ses terres dans la couronne de Jérusalem et avait été exilé en Arabie, le duc ne quittait plus le roi d’une semelle. Jean ne l’aimait pas, lui et son humeur noire, mais il avait un je ne sais quoi qui lui faisait peur. “Voulez-vous que j’en informe Sa Majesté ?”
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Duc Jean de Shammar

Jean avala sa salive. Malgré ses origines modestes, le Rouge n’hésitait pas à le rosser. Il baissa la tête et marmonna une excuse.

“Messires ! Messires ! héla le roi. Je vous remercie d’être tous venus ici. C’est un honneur de vous recevoir dans ma modeste demeure. Aujourd’hui, je suis fier d’être le souverain de la Couronne d’Arabie !” Une clameur accueillit ses propos. “Je voudrais…” il attendit que le calme revint complètement pour poursuivre. “Je voudrais également porter un toast à notre suzerain à tous. Longue vie au seul Souverain de Jérusalem, l’Empereur Jean !”

Tous les seigneurs approuvèrent bruyamment et descendirent leur coupe de vin avant de se rasseoir… tous sauf Evrard II de Yamama.
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Duc Evrard II de Yamama

“Je voudrais également lever un verre, à ceux qui vous ont soutenus depuis le début. Qui vous ont proclamé roi lors de la Haute Cour. A ceux qui ont combattu avec vous, lors de la bataille de Jérusalem.”

Tout en parlant, le duc fixait Jean de Shammar qui se tenait à la gauche du roi. La tension était palpable et, si la plupart des seigneurs descendirent leur coupe, ils n’y mirent guère d’entrain.

Lorsque Evrard se rassit, la musique reprit de plus belle, mais l’ambiance s’était rafraîchi. Les uns après les autres, les invités demandèrent à prendre congé pour rejoindre leurs appartements.

Le roi et la reine finirent eux-mêmes par saluer les seigneurs et par se retirer. Jean les suivit de près, les escortant jusqu’au donjon.

“J’ai vu que tu ne t’es pas fait que des amis lors de cette soirée”, dit le roi alors que Jean l’aidait à se débarrasser de ses vêtements.

Le prince avala sa salive, il se demandait si Shammar n’avait pas rapporté l’incident au Rouge.

“Un mioche m’a manqué de respect. Un sujet qui ose contredire un prince, à Constantinople…

-Tu n'es pas à Constantinople, le coupa Jacques. Et si tu es vraiment un prince, tu dois charmer tes futurs sujets. Un jour, ce mioche sera jour l’un de tes vassaux, et de son soutien pourrait bien dépendre ton règne. Dans l’Empire de Jérusalem, le souverain sert autant qu’il gouverne. Souviens-toi en.”

Le prince marmonna son assentiment, puis quitta la chambre royale. Il regagna la petite pièce attenante où on l’avait installé. Il la détestait. Trop chaude en journée, elle était glacée la nuit. Elle était également trop petite et indigne de son rang. Pour seule distraction, on ne lui avait laissé que quelques ouvrages sélectionnés par le patriarche Gilbert. Que des livres barbants sur des saints… et tous en latin ! Il avait préféré utiliser la Vie de Saint Etienne de Jérusalem pour s'entraîner à l’épée.

Par la petite ouverture, il se prit à admirer l’immensité du désert et la marée de tentes des Bédouins qui se pressaient contre la forteresse. Il allait cracher sur un garde en faction, lorsqu’il entendit un cri aigu en provenance de la chambre royale.

Jean réagit au quart de tour, il s’empara de son épée et entra avec fracas dans la pièce.

Il découvrit sa cousine Ermengarde nue comme un verre et ne put s’empêcher d’admirer ses formes impressionnantes. La reine était hystérique et désignait le lit où, nu comme un verre, le roi était étendu.

Le prince s’approcha lentement, l’épée dressée devant lui. Le regard vide du roi semblait fixer le plafond. Sa bouche était grande ouverte et laissait s’échapper un mince filet de bave et de vomi. Son teint était aussi pâle que les statues de marbre du Grand Palais. Mort, se dit Jean qui était fasciné… presque excité par le cadavre.
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Le cadavre de Jacques le Rouge

Un cri d’Ermengarde le sortit de ses rêveries. Il vit pourquoi. De sous la couverture, il vit sortir un gros scorpion noir. Il n’hésita pas une seconde, frappant de toutes ses forces la bête. Son coup rata et s’enfonça profondément dans l’aine du roi. La bête courut sur le torse du mort. Jean frappa derechef, encore et encore, lacérant le corps du Rouge sans parvenir toutefois à occire la bête. La reine poussait d’horribles cris à chacun des coups portés par le prince.

Enfin, il finit par écraser le scorpion. Il poussa un cri de victoire tandis que le sang du roi et de la bête éclaboussèrent les murs.

Trop heureux d’avoir tué le scorpion et trop fasciné par le mort, il entendit à peine les gardes arrivés derrière lui.

Une main finit par le sortir de ses rêveries. “Venez, votre Altesse.” Il reconnut la voix de Jean de Shammar qui le tirait en arrière. “Nous devons partir au plus vite.

-Où ? demanda le prince.

-Il nous faut revenir auprès de votre père.

-Pourquoi ?” demanda le prince en suivant le duc dans les escaliers. Ce dernier se retourna vers Jean et planta ses yeux dans les siens.

“Ce scorpion n’est pas arrivé tout seul dans le lit de Sa Majesté.”​
 
XXXIV. Jean I le Grec
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“Les membres du conseil m’ont chargé de vous présenter leurs plus sincères salutations.”

Debout au centre de la salle d’apparat, Etienne était resplendissant dans ses soieries et son surcot aux armes de sa maison. A chacun de ses doigts ou presque, on pouvait voir une chevalière rehaussée de pierreries. Et ce sourire, marmonna intérieurement Jean. Ce sourire satisfait… bénit le jour où je pourrais le lui faire ravaler. L’Empereur réajusta sa position sur son siège. Ce jour n’était pas venu, et il devait boire le poison jusqu’à la lie.
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Prince Etienne Mellent

“Quelle nouvelle de Jérusalem, mon oncle ? demanda-t-il.

-Le conseil s’est une nouvelle fois réuni. Nous avons reçu des nouvelles de la reine Catherine. Depuis la mort de votre mère, Agathe semble en meilleure posture. Hélène Comnène domine toujours sur le champ de bataille mais ne parvient pas à obtenir une victoire décisive et ses sujets sont las de la guerre. Quant à Philippopolis et à sa région, elles sont désormais sous notre contrôle. Nous avons discuté du gouverneur qu'il nous faudra nommer.
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Le duché de Philippopolis

-J’avais pensé, commença Jean, à mon frère Antoine. Il était proche de ma mère, connaît bien Philippopolis et...

-Trop jeune et inexpérimenté, cingla Etienne. Et trop grec. Non, le conseil à avancé ces trois noms…” Il tendit un parchemin à l’empereur. Jean ne fut pas surpris de n’y découvrir que des créatures d’Onfroy et Etienne. “Vous pouvez bien entendu choisir librement entre ces fidèles serviteurs.”

Jean lui remit le parchemin. “Faîtes comme bon vous semble…

-Je vous remercie, Votre Altesse. Le conseil apprécie la confiance que vous lui accordez. A ce propos, la Haute Cour a été réunie.

-Je n'en ai pas été informé, s’étonna Jean. Aucun seigneur ayant daigné me rendre visite ne m’en a parlé.

-Seuls quelques seigneurs de la Couronne de Jérusalem y ont participé. Le conseil n’a pas jugé utile de mander ceux vivant loin de la capitale. Et nous vous savons très occupé, Votre Majesté, aussi le roi Onfroy vous a-t-il supplée. Les grands du royaume souhaiteraient que vous apposiez votre sceau sur ces nouvelles lois.”

Jean s’empara du parchemin et lu rapidement les demandes : baisse d’impôts, réduction des levées, liberté des guerres privées et des héritages pour les étrangers… il en eut la boule au ventre.
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Les décision de la Haute Cour

“C’est une plaisanterie ? Aucun souverain de Jérusalem n’a jamais accepté une telle perte de pouvoir.

-Et pourtant, les bons rois Henri II et Hugues II ont accepté des conditions proches…

-Le Couard et le Brisé ? Je serai ainsi en belle compagnie.

-Le conseil soutient ces revendications, annonça Etienne, voilant à peine sa menace.

-Soit…” dit l’empereur du bout des lèvres avant d’apposer son sceau et de remettre le parchemin au prince.

“A ce propos, Sa Majesté Onfroy est satisfaite des bonnes villes de Beyrouth et Tripoli. Un don pour lequel il ne peut que vous louer… néanmoins, le conseil juge qu’il est temps de lui remettre la pleine et entière suzeraineté sur ces terres.

-Le duché du Liban… traduisit Jean. Ce titre appartient à la Couronne depuis….

-... bien trop longtemps. Le duché est censé être un apanage. La situation actuelle est une incongruité…."

-...à laquelle je vais mettre fin”, soupira Jean.
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Le duché du Liban est octroyé au roi Onfroy

Etienne s’inclina. “Je vous remercie, Votre Majesté. J’informerai le conseil de vos sages décisions.”

Sans demander l’autorisation, le prince tourna les talons et se dirigea vers la porte.

“Et le meurtre de Jacques d’Arabie ? lança l’empereur, forçant Etienne à se retourner.

-Meurtre, Votre Majesté ? D’après nos informations, il s’agissait simplement d’une piqûre de scorpions, un événement certe tragique, mais banal dans ces contrées. Il semblerait que votre fils ait déjà jugé et puni l’animal.

-Animal placé par le duc Evrard II de Yamama. A qui, si je ne m’abuse, vous venez de remettre l’ancienne place forte du roi.

-Yamama appartenait à Evrard, il est normal, en l’absence de roi d’Arabie, que la place lui revienne à nouveau. Le duc n’a rien à voir dans la mort de Jacques le Rouge. Vous prêtez un peu trop l’oreille à Shammar, Sire. Vous savez ce qu’on dit, traître un jour… Peut-être espère-t-il que vous le récompensiez par le titre du défunt. Le conseil devrait vous conseiller une liste de seigneurs dignes de ceindre la couronne d'Arabie."

Sourire aux lèvres, Etienne sortit.

Jean se leva et vint se placer devant le pupitre qui lui servait de lieu de travail. “Vous avez tout entendu je présume ? demanda l’empereur sans se retourner.

-Pas une seule de ses insultes ne m’a échappé, malheureusement, répondit Jean de Shammar en se glissant dans la pièce.
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Le duc Jean de Shammar

-Moi aussi, cher duc, moi aussi, dit l’empereur en caressant un coffret.

-Vous étiez bien calme face à une telle humiliation.

-Je crois avoir passé le stade de la colère, messire. Il indiqua un parchemin qui se trouvait prêt de sa chaise. Prenez ceci.

-Qu’est-ce ? demanda le duc de Shammar en le dépliant.

-Une liste de noms. Mon nouveau conseil qui devra se réunir le mois prochain.”

Le chambellan parcourut rapidement la liste de noms tout en hochant la tête, manifestement satisfait.

“Dois-je les inviter au palais du Brisé, Votre Majesté ?

-Non, dit l’empereur en ouvrant le coffret et en en sortant la couronne impériale. Le conseil se réunira à Jérusalem.”​
 
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XXXV. Agathe
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Un vent glacial se leva soudain et balaya le promontoire rocheux où devait avoir lieu la rencontre. Les membres de la délégation frissonnèrent tandis que la bannière blanche virevoltait et claquait au-dessus de leur tête. Agathe remonta sa pelisse pour se protéger du froid.

Quatre loyalistes sous un vent glacial qui s’apprêtent à rencontrer une usurpatrice nommée Hélène, se dit l’impératrice. J’ai comme une impression de déjà-vu…

Bien sûr, la situation avait bien changé depuis sa rencontre avec Hélène II devant Constantinople. Pour commencer, elle n’était pas devant les murs de Théodose, mais à une lieue de Gallipoli, la place-forte d’Hélène I.

Ensuite, aucune des personnes qui l’avaient accompagnée il y a dix ans n’était présente aujourd’hui. Son frère Henri résidait à Bagdad où il prodiguait ses conseils à leur neveu Hugues le Blanc. Gilbert du Puy du Fou était désormais patriarche de Jérusalem. Quant à son mari Philippe, il se terrait dans le confort de son palais à Constantinople. A leur place se trouvaient sa fidèle Pulchérie Doukas, sa belle-sœur Catherine et son neveu Hugues le Malné.​

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La duchesse Pulchérie Doukas, l'Impératrice Agathe, la reine-mère Catherine et frère Hugues le Malné

Surtout, Père et ses 20 000 hommes n’étaient plus là. Elle ne pouvait plus compter que sur ses maigres forces face aux armées d’Hélène bien supérieures en nombre. Agathe ne pouvait plus se permettre une bataille.

“Je doute qu’elle se soumette", murmura-t-elle en observant la délégation rebelle venir à eux.

“Et pourtant, dit Catherine. Je suis persuadé qu’elle le fera.

-Et pourquoi cela ? Mes troupes sont si peu nombreuses comparées aux siennes.

-Ce ne sont pas les troupes d’Hélène, répondit Pulchérie Doukas. Mais des despotes, et ces derniers sont las. D’après mes informateurs, Jean Bryennios, le despote de Serbie, est rentré sur ses terres et rechigne à envoyer des renforts. Alexandre Palaiotes, le despote d’Hellas, a été l’un des premiers à prendre parti pour l’usurpatrice, pourtant il est l’un des plus fervents partisans de ces pourparlers. Son influence grandit au détriment des tenants d’une ligne dure menés par votre demi-frère Ougos.​

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Les despotes rebelles : Alexandre Palaiotes, despote d'Hellas ; Jean Bryennios, despote de Serbie ; Dorothéos Ouranos, despote d'Anatolie

-Et d’après mes propres sources, ajouta Catherine, le plus fidèle soutien d’Hélène, le despote Dorothéos Ouranos, serait gagné par le doute. Je vous le dis, ils sont mûrs.
-Nous verrons”, dit Agathe d’un ton dubitatif.

La délégation rebelle arriva bientôt. Comme Agathe, Hélène avait revêtu une maille et s’était coiffée d’une couronne. Elle était accompagnée de deux de ses despotes. Alexandre Palaiotes était tout sourire, tandis que le domestique des Scholes Dorothéos Ouranos ne laissait transparaître aucune émotion. Ougos, le frère bâtard d’Agathe, venait en dernier. Son regard noir ne laissait aucun doute sur les sentiments que lui inspirait cette rencontre.​

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Le despote Alexandre Palaiotes, Héléne I Comnène, le despote Dorothéos Ouranos et Ougos Anatolikos

“Agathe, dit simplement l’usurpatrice.

-Hélène”, répondit l’impératrice.

L’échange avait été plus glacial que le vent qui continuait de souffler.

“Chaque Romain, dit le despote Alexandre Palaiotes d’un ton plein d'enthousiasme, devrait se réjouir de voir l’impératrice et la princesse se rencontrer enfin.

-Je me demande bien, marmonna Ougos, qui est pour vous la princesse et qui est l’impératrice.”

Catherine avança son cheval.

“C’est un honneur de vous rencontrer enfin, Hélène. Le roi Onfroy et l’empereur Jean tiennent à exprimer leur profond respect pour vous et votre famille.

-Ils me montreraient plus de respect en cessant de se mêler des affaires de notre empire”, répondit sèchement Hélène, ce qui ne manqua pas de faire rire Ougos.

-Les souverains de Jérusalem, continua Catherine comme si de rien n’était, désirent la paix.

-Et que l’impératrice se soumette, cracha Ougos.

-Ce n’est pas…, commença Catherine.

-Mon conseiller a raison, l’interrompit Hélène. Ne me faîtes pas perdre mon temps, vous souhaitez que je me rende. Pourquoi pensez-vous que j’accepterai ? J’ai remporté toutes mes batailles.

-Et pourtant je suis toujours là, répondit l’impératrice.

-Avec quoi ? 5000 hommes tout au plus. J’en ai huit fois plus !” Agathe remarqua néanmoins que Dorothéos Ouranos, de marbre jusque là, semblait mal à l’aise.

“Ces hommes appartiennent à tes partisans, rétorqua-t-elle. Partisans qui se battent sans discontinuer depuis huit ans. Combien de temps combattront-ils encore ? Constantinople est toujours mienne et 40 000 hommes ne peuvent s’emparer de la ville.

-Ton père a bien réussi.

-Nous maîtrisions les mers, ce n’est pas ton cas.

-Et pendant que vous vous massacrez gaiement, ajouta Catherine, vos ennemis lorgnent l’Empire.

-Vous parlez probablement de vous, répliqua Ougos. Philippopolis est-elle au goût de l’empereur Jean ?

-Je parlais du roi Akab.
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Le malik (roi) Akab "le roi paysan"

-Un paysan, dit Ougos avec un ton dédaigneux.

-Un paysan, intervint le despote Alexandre, qui s’est emparé de l’Epire et menace la Serbie et la Grèce.

-Akab contrôle également une bonne partie de l’Anatolie, ajouta Agathe, et lorgne ce qui reste.”

Tout en parlant, elle n’avait pas lâché Dorotheos Ouranos des yeux. Seul lui compte. Hélène est pleine de morgue, mais sans ses despotes elle n’est rien. Palaiotes m’est déjà favorable et Ougos m’est viscéralement opposé. Tout dépend d’Ouranos.

“Cela fait plusieurs années que j’ai quitté mes terres…, dit le despote d'Anatolie après un long silence. Et ma belle-sœur m’a effectivement informé des velléités du sultan.
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La princesse Marthe de Montoire, soeur d'Agathe et belle-soeur de Dorothéos Ouranos

-La princesse Marthe est également la sœur de l’Usurpatrice, cingla Ougos.

-Peut-être, répondit Ouranos, mais ses arguments en faveur de la paix ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Il se tourna vers Hélène. Avec tout le respect que je vous dois, l’Empire est plus important que l’impératrice.”

Bénit sois-tu, soeurette, se dit Agathe. A croire que Père avait vu dans l’avenir en te mariant au frère du despote d’Anatolie.

Les yeux posés sur Ouranos, Hélène semblait réfléchir. Ougos voulut intervenir mais elle le coupa d’un geste, puis se tourna vers Agathe.

“Que proposez-vous ?

-Un… compromis acceptable, dit Agathe. Vous et vos partisans recevrez des lettres d'amnistie. Vous conserverez vos titres et vos terres et serez tous sous ma protection. Votre fils Valère sera fait César et Dorothéos Ouranos entrera au conseil en tant que domestique des Scholes.

-Et le patriarche ?

-Le patriarche Isaac que vous avez nommé à la mort de Germain II pourra s’installer à Constantinople et sera sur un pied d’égalité avec le patriarche Roubaud. L’Union avec le pape sera renvoyée à un futur concile. Entretemps tous les sujets de l’Empire seront libres de communier selon le rite de leur choix et d’honorer l’un ou l’autre des patriarches lors de la messe.
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Bouchard, patriarche latin de Constantinople et Isaac, patriarche grec de Constantinople

-Et en échange ? lâcha Hélène.

-Vous ploierez le genou et me reconnaîtrez comme impératrice légitime.

-C’est tout ? demanda Ougos d’un ton aigre.

-Non, dit Agathe à la surprise générale. L’amnistie ne concerne pas Hugues le Bâtard, ici présent. Il pourra quitter librement l’Empire et s’installer où bon lui semblera, à l’exception de Jérusalem.

-Quelle clémence, soeurette ! s'esclaffa Ougos. Je veillerai à ce que tu subisses le même sort le jour où l’impératrice te vaincra.”

Son rire mourut en découvrant l’expression pleine de gravité de son impératrice. “Votre Majesté, vous n’envisagez tout de même pas de…”

Hélène I de la maison Comnène ignora complètement Ougos. Elle enleva sa couronne et la donna à Dorotheos Ouranos, puis démonta. Elle s’avança jusqu’à Agathe puis, après une courte hésitation, ploya le genou devant elle.
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La réddition des rebelles

Hélène fut rapidement imitée par les deux despotes. Ougos s’y refusa. Il éperonna son cheval et disparut en les maudissant.
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Ougos se réfugie sur les terres d'Akab

L’impératrice fut prise d’une vive émotion. Elle regarda Catherine qui lui souriait. Agathe la salua d’un hochement de tête, exprimant ainsi toute sa reconnaissance envers son ancienne rivale.

Elle l’avait fait, elle avait sauvé sa couronne.

Elle avait enfin obtenu la paix !
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La paix !
 
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“Votre Majesté, je suis désolé mais je ne peux pas vous laisser entrer.”

Le garde n’avait probablement pas plus de vingt ans et il était manifestement impressionné par l’empereur et les grands seigneurs qui l’accompagnaient. Il ne s’en tenait pas moins entre eux et la salle du conseil, la main gauche sur la garde de son épée.

“Je suis l’empereur de Jérusalem, tonna Jean. J’ordonne que vous vous écartiez !

-Je… j’ai, balbutia le garde. J’ai des ordres.

-De qui ?

-De… du prince Etienne”, dit le jeune homme en indiquant l’écusson brodé sur sa tunique.

Une bouffée de colère envahit l’empereur. “Comte Orson !”
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Comte Orson d'Haditha

Armé de pied en cape, le seigneur d’Haditha s’avança. “Sire ?” S’il n’était pas bien plus âgé que le garde, Orson avait fait ses preuves lors de la Guerre des Montoires en tant que chevalier puis commandant dans le camp des rebelles. Malgré son ancienne allégeance, il avait été l’un des premiers à répondre à l’appel de l’empereur. Comme tous les seigneurs de Syrie et d’Algésiras, il voyait d’un mauvais œil l’ascension d’Etienne et craignait qu’il ne se couronne roi.

“Arrêtez ce traître qui ose menacer son empereur !

-Bien, Votre Majesté.” Orson lança un ordre et plusieurs gardes impériaux dégainèrent, forçant le jeune homme à se rendre.

“Faîtes le tour du palais, ordonna l'empereur à Orson. Désarmez et enfermez les gardes de mon cousin et de mon oncle et faîtes jurer fidélité aux autres. Interdisez à quiconque, serviteurs y compris, de quitter le palais jusqu’à nouvel ordre. Je ne veux pas que des rumeurs se répandent en ville.

-Il sera fait selon vos ordres, Sire”, dit le comte avant d’ordonner aux gardes impériaux de le suivre.
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Le conseil impérial

L’empereur et ses conseillers pénétrèrent dans la salle du conseil et prirent place autour de la grande table. Assis à la droite de Jean, le patriarche Gilbert affichait une mine sombre.
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Le patriarche Gilbert

“C’était un acte courageux, Votre Majesté, mais… inconsidéré, dit-il prudemment. L’arrestation de ses gardes risque de déplaire au roi Onfroy.

-Je n’ai cure du déplaisir de mon cousin, répondit Jean.

-Je ne sais pourquoi vous nous avez convoqués, poursuivit le patriarche, mais je commence à en craindre la raison.

-Si je vous ai tous fait venir, Votre Sainteté, c’est pour vous présenter des excuses”, dit Jean à la surprise générale. “Messires, je ne me suis pas montré digne des devoirs qui m’incombaient. L’esprit farçi d’une éducation grecque, j’ai méprisé nos us et coutumes et renié mes prédécesseurs et ce pourquoi ils se sont battus. Jean le Grec est bien le surnom que j’ai mérité. Mais pire que tout, j’ai été lâche.” Quelques conseillers voulurent protester, mais il les fit taire d’un geste. “J’ai été lâche. Je me suis terré dans mon palais pendant des mois. J’ai abandonné Jérusalem et mes droits. Je vous ai abandonné.”

L’empereur se leva. “Un simple chevalier, un vrai Franc, m’a rappelé mes devoirs envers vous. Aussi fais-je devant vous le serment d’être le suzerain que vous espérez et méritez. Un véritable franc, digne successeur des Croisés venus au Levant pour libérer la Terre Sainte.”
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L'empereur Jean assume ses origines

Un serviteur vint apporter le coffret et Jean en sortit la couronne qu’il exposa à la vue de tous. “Moi, annonça-t-il d’une voix forte et claire. Jean de la maison Montoire, descendant d’Hugues Ier le Grand, réaffirme mes droits en tant qu’empereur et roi de Jérusalem. Par la présente, j’ordonne à Onfroy de la Maison Montoire-Safaga de renoncer à toutes ses fausses prétentions sur la couronne de Terre Sainte.”
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L'empereur retire le titre de roi de Jérusalem à Onfroy

Cette déclaration fut accueillie avec enthousiasme par les conseillers. Le patriarche Gilbert se leva et vint prendre la couronne des mains de l’empereur.

“Sire, sous votre patronage, je me suis attelé pendant plusieurs années à rédiger la chronique des Montoires. Je suis heureux de vous voir enfin accepter votre héritage.” Il prit la couronne des mains de Jean et la lui plaça sur la tête. “Vive le roi de Jérusalem !”

Une clameur accueillit sa déclaration. Pour la première fois depuis une éternité, Jean ressentait de la fierté.

Lorsque le calme revint et que tous se furent rassis, le patriarche reprit la parole.

“Toutefois, Sire. Par cette proclamation, vous venez de franchir le Rubicon. Jamais le roi Onfroy n’acceptera de se soumettre, et nombre de seigneurs de Jérusalem le soutiendront. Je crains que la guerre civile risque, une nouvelle fois, de s’abattre sur l’Empire.

-Le patriarche a raison, dit le chambellan Jean de Shammar. Même si je ne partage pas ses craintes et l’appelle de mes voeux, la guerre est une certitude.” L’ancien rebelle était devenu le plus proche conseiller de Jean et son partisan le plus belliqueux. “Les seigneurs de Jérusalem ne vous suivront pas, y compris ceux qui vous ont soutenu par le passé. Ils ont juré fidélité à Onfroy.
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Gauche : le duc Jean de Shammar ; droite : carte des rebelles (rouge) et des loyalistes (bleu) dans la Couronne de Jérusalem

-Même le duc Guichard du Caire ? demanda Jean.

-Nous nous étions assuré de son soutien en mariant sa fille Ermengarde à Jacques le Rouge… mais la mort du roi de Mésopotamie à rebattu les cartes. Il ne brisera pas son serment envers Onfroy. Au mieux pouvons-nous espérer qu’il trainera les pieds.

-Vous n’avez rien à attendre de ces traitres de Basse-Egypte, cracha le duc Payen III d’Al Saïd. Mais vous pouvez compter sur les seigneurs de Haute-Egypte. Nous avons toujours été fidèle aux Montoires et nous vous soutiendront !”
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Gauche : le duc Payen III d'Al Saïd ; droite : carte des rebelles (rouge) et des loyalistes (bleu) dans la Couronne d'Egypte

Aux Montoires, mais lesquels ? se demanda Jean intérieurement. Malgré ses fanfaronnades, Payen comme tous les seigneurs de Haute-Egypte avaient soutenu Onfroy, qui était l’un des leurs. Ils avaient néanmoins été déçus par l’usurpateur qui n’avait cessé de courtiser les seigneurs du Delta. La perspective de se battre contre les seigneurs de Basse-Egypte et d’obtenir une place de chancelier au conseil, une première pour un duc de Haute-Egypte, avaient suffi aux seigneurs du sud du Nil pour qu’ils se rangent derrière Jean.

“Ma mère la reine Catherine, intervint Hugues le Blanc, m’assure que son frère le comte d’Alexandrie vous soutiendra également.”
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Gauche : le roi Hugues III le Blanc de Mésopotamie ; droite : carte des rebelles (rouge) et des loyalistes (bleu) dans la Couronne de Mésopotamie

Jean n’avait pas connu son oncle Hugues II le Sombre, mais il avait assez entendu parler de ce grand guerrier ombrageux pour savoir que son fils et héritier ne lui ressemblait en rien. Le roi de Mésopotamie avait des traits fins et délicats et une peau pâle qui ne supportait pas l'éclat du soleil. Ses cheveux étaient d’un blanc éclatant et sa moustache était soigneusement peigné. A la maille, il préférait les soieries à la mode à Bagdad et il affectait toujours des manières raffinées.

Il n’en restait pas moins l’un des hommes les plus puissants de l’Empire, et Jean avait payé cher sa neutralité lors du dernier conflit. C’est pourquoi il s’était démené pour le gagner à lui, en le couvrant d’honneur et en le nommant trésorier de l’Empire.

“Il va s’en dire que la Mésopotamie est derrière vous, cousin”, dit le Blanc en se caressant la moustache.

“Tout comme l’Arabie” ajouta le duc Manassès de la Mecque. Le nouveau maréchal avait été un soutien loyal de Jacques le Rouge, aussi avait-il été beaucoup moins difficile à convaincre. Vétéran de plusieurs guerres, particulièrement apprécié par ses pairs, sa nomination avait réjoui les seigneurs d’Arabie. Jean de Shammar siégeait déjà au conseil, mais les seigneurs arabes ne le considéraient pas comme l’un des leurs.
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Gauche : le duc Manassès de La Mecque ; droite : carte des rebelles (rouge) et des loyalistes (bleu) dans la Couronne d'Arabie

“Sauf Evrard de Yamama, dit Jean de Shammar.

-Je me réjouis de ne pas chevaucher avec un assassin, cracha Manassès.

-Ce traître paiera pour ses crimes, intervint Jean. D’après le comte Orson, aucun seigneur de Syrie ou d’Algésiras ne suivra Etienne. Il n’y aura donc que les seigneurs de Jérusalem pour s’opposer à moi.
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Carte des rebelles (rouge) et des loyalistes (bleu) en Syrie-Algésiras

-Une force formidable à ne pas sous-estimer, intervint Shammar, la Couronne de Jérusalem est la plus puissante et la plus riche de toutes. Et il leur est plus simple de réunir et de concentrer leurs troupes.

-Nous posséderons tout de même d’un avantage numérique certain, annonça Manassès. Et j’ai pris soin de convoquer le ban du royaume arabe avant mon départ.

-Notre oncle Henri est déjà en route avec toutes les forces de Mésopotamie, dit Hugues le Blanc.

-Et nous pouvons peut-être compté sur votre tante l’impératrice Agathe, avança Payen. Les Grecs se relèvent à peine de leur guerre civile, mais je pourrais peut-être…

-J’enverrai un message à ma mère, le coupa Hugues le Blanc. Elle plaidera votre cause auprès de notre tante.”

Jean soupira. “Bien. Le jour est donc enfin arrivé. Elle est là : la guerre !”
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La guerre !
 
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XXXVII. Etienne
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Le sceau s’enfonça lentement dans la cire chaude. Etienne maintint une pression quelques instants avant de le retirer, puis il inspecta la cire pour s’assurer que son sceau personnel, un E et un M entrelacées, apparaisse bel et bien. Il souffla dessus pour la faire sécher, puis il tendit le parchemin au banquier.
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Giovanni Bambone

“La maison Bambone vous remercie, dit ce dernier dans un français mâtiné d’un fort accent italien.

-Je ne pense pas avoir besoin de préciser que l'affaire est urgente.

-Non, signor Stefano, répondit l'Italien d'un ton obséquieux. Mon neveu Manfredo partira dès ce soir pour…"

L'Italien sursauta lorsque la porte s'ouvrit avec fracas. Pas gêné le moins du monde, le duc André le Géant entra dans le cabinet d'Etienne comme s'il se fut s'agit de ses propres appartements. Il se dirigea vers le bureau, ignorant complètement le banquier.
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Duc André le Géant d'Outre-Jourdain

“Alain de Tibériade est rentré, annonça-t-il de sa voix grave et monotone. Le roi vous mande auprès de lui.

-Nous en avions terminé”, dit Etienne, congédiant l’Italien d’un geste de la main.

Ce dernier s’inclina devant le prince. Voyant que le duc d'Outre-Jourdain le regardait tel un cloporte, il prit soin de le contourner et de sortir au plus vite.

“Je déteste ces Génois, dit André en crachant par terre.

-Giovanni Bambone est Pisan, dit Etienne en se levant et en sortant à son tour.

-Du pareil au même, dit le duc. Des parvenus arrogants. Impossible de faire un pas à Beyrouth sans tomber sur l’un de ces parasites.

-Ils ont leur utilité”, dit Etienne alors qu'ils s'engageaient dans une longue galerie dont les magnifiques piliers étaient surmontés d'un H barré d'un II. Un observateur non averti aurait pu confondre ces initiales avec celles de Henri II ou du grand-père d'Etienne, Hugues II le Brisé. Mais elles appartenaient à l'usurpateur Hugues "II" le Franc qui avait fait reconstruire la forteresse.

"En temps de guerre ? demanda André avec un ton plein dédaigneux.

-La guerre coûte cher, et ils ont de l’argent.

-Les guerres se gagnent avec des épées, répondit André comme s'il s'agissait d'une vérité biblique.

-Ils en ont aussi, mais nous ne pourrons pas compter dessus. Rien ne compte pour les Italiens sinon leurs intérêts. Et leurs intérêts dans la région ce sont leurs comptoirs à Tripoli et Beyrouth qu’ils ne tiennent pas à les perdre en misant sur le mauvais cheval. Ils sont prêts à se montrer accommodant avec nous, même faire quelques gestes… mais de là à s’engager franchement de notre côté. Voilà qui est bien risqué, surtout lorsque l’on voit ça.” Il désigna la centaine de soldats blessés qui se faisaient soigner dans la cour en contrebas. “Notre défaite devant Tibériade, bien que mineure, nous a fait perdre une partie de notre crédit aux yeux des Italiens.”
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La guerre civile

André se contenta de hocher la tête en silence et les deux hommes gagnèrent bientôt l'ancienne salle d'apparat qu'Onfroy avait réaménagée en salle du conseil lorsqu’il s’était installé à Beyrouth au lendemain de la Guerre des Montoires.
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Le duc Alain III de Tibériade

“C’est une catastrophe !" Encore revêtu de sa cotte de maille, Alain III, duc de Tibériade, faisait les cent pas dans la salle, élevant sa voix nasillarde qui résonnait dans la petite pièce. "Par je ne sais quel miracle, ma belle-mère Wulfhilde à réussi à me faire parvenir un message. La situation est catastrophique à l’intérieur de la forteresse ! La garnison ne tiendra pas longtemps face aux forces du Grec !”
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Le siège de Tibériade

Le roi semblait presque amusé par la scène. Affalé sur sa chaise, il piochait nonchalamment dans un bol de raisin.
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Le roi Onfroy

“Nous devons agir, Sire ! s’écria Alain.

-Vous nous avez tenu le même discours il y a quelques mois, dit Étienne en prenant place à la table du conseil. Et malgré le fait que nos troupes n’étaient pas encore au complet, nous avons essayé de briser le siège. Vous avez bien vu le résultat.

-Cette fois ce sera différent ! dit Alain en le fusillant du regard. Nous avons reçu des renforts d’Egypte !

-Trop peu, et seulement quelques levées, aucun chevalier n’a daigné venir à nous.

-Peu surprenant de la part de Guichard le Lent, s'esclaffa le roi Onfroy.

-Un traître ! rugit Alain que la boutade ne faisait manifestement pas rire. Les seigneurs de Basse Egypte devraient être pendus !

-Je pense que nous avons déjà assez d'ennemis comme cela, dit Etienne d’un ton calme. Et Barthélémy ?

-Le… Le Grec a refusé la rançon pour le duc Médine, dit Alain.
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Le duc Barthélémy de Médine

-Pas plus mal, dit le roi Onfroy. Perdre face au jeune comte Orson, pathétique."

La remarque déplut à Etienne. Le duc de Médine était un de ses proches et avait toujours été un fidèle d’Onfroy. Le prince n’appréciait guère de voir comment Sa Majesté traitait ses fidèles dans le besoin.

"Et puis si nous manquons de fonds, poursuivit le roi, nous le devons sûrement à notre cher Barthélémy, n'était-il pas mon intendant ?

-Nous devrions être plus à l’aise, Votre Majesté, je viens de rencontrer un représentant de la banque Bambone.

-Ainsi, s’empourpra Alain, pendant que ma demeure ancestrale brûle, vous palabrez avec des roturiers lombards pour obtenir quelques picaillons ?

-Vous devriez surveiller votre langage lorsque vous parlez à un prince du sang, dit Etienne. Et j’ai obtenu bien plus que des picaillons.

-Des troupes ? demanda Onfroy, ignorant totalement le duc de Tibériade.

-Non, répondit Etienne. Mais j’en ai fait perdre à nos ennemis. Nous avons déjà assez à faire avec les troupes du Grec au sud, je ne tenais pas à voir ses compatriotes nous attaquer par le nord. J’ai écarté la menace représentée par ma soeur.”

Onfroy goba un grain. “Et par quel miracle mon bon cousin ?

-Les Pisans sont en bons termes avec le pape Alexandre IV et, comme lui, s’inquiètent de la présence grecque en Italie, même Gênes est sous la suzeraineté théorique de Constantinople. Il se trouve que le duc Currado II de Bénévent, un vassal du pape, lorgne l’Italie du Sud et a besoin d’un soutien financier. Une partie de notre emprunt lui est destiné. Il attaquera bientôt les Grecs.
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L'Italie en 1312

-L’Italie est bien loin… je doute fort qu’Agathe s’en soucie davantage que du sort de son neveu…

-C’est pourquoi j’ai aussi convaincu l’empereur Deszo de Carpathie de passer le Danube.
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La double offensive contre l'Empire latin de Constantinople

-Par l’intermédiaire de Catherine ?

-Non, la reine-mère semble nous avoir doublé et pris fait et cause pour l’empereur. Probablement pour favoriser les intérêts de son fils. Il se trouve que les Pisans ont aussi des comptoirs en mer Noire. C’est eux qui ont délivré mon message.

-Je suis bien heureux de ne pas être votre ennemi, vous êtes un homme dangereux.” Le sourire carnassier d’Onfroy fit frissonner Etienne. Le message est clair, il se méfie de moi.

Le roi se leva brusquement et frappa dans ses mains. “Le duc Alain a raison, il est temps de repartir en guerre.

-Enfin, grogna André le Géant. Mon épée est en train de rouiller. Confiez-moi les troupes et je me fais fort d’écraser les impériaux une bonne fois pour toutes.

-Une bonne idée, dit Etienne. Il ne sert à rien de vous exposer davantage, Sire." Pour tout dire, Etienne aurait préféré un de ses hommes, mais Bérenger le Borgne, son commandant le plus expérimenté, avait été gravement blessé lors de sa grande victoire à Jérusalem deux ans auparavant, et était décédé quelques mois après la Guerre des Montoires. André n’était pas un de ses plus proches, mais il avait de bonnes relations avec lui et s'il avait bien des défauts, la cruauté n'étant pas le dernier d’entre eux, ce n’était pas un ambitieux.

“Non, dit le roi. Je ne me terrais pas. Je dois commander les troupes pour laver l'affront de Tibériade.

-Merci, Sire, dit Alain. Je savais que vous ne laisseriez pas ma demeure tomber aux mains du tyran !

-Tibériade est condamnée, le coupa Onfroy. Je ne perdrai pas des hommes inutilement pour sauver votre belle-mère et vos antiques terrasses. Non, je vais marcher sur Jérusalem.”​
 
XXXVIII. Jean I le Grec
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Jamais l'empereur n'avait été témoin d'une telle rage, d'une telle fureur, d'un tel chaos. Autour de lui, le monde forgé par ses ancêtres se consumait dans la haine et dans le sang.
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La bataille de Jérusalem

Les cris des soldats, le hennissement des chevaux affolés, le bruit des épées fracassant les écus et le râle des blessés, la bataille avait beau être assourdissante, Jean pouvait clairement entendre les soldats autour de lui crier le même nom : "Jérusalem ! Jérusalem !"

Mais quelle Jérusalem ? Loyalistes comme rebelles hurlaient le nom de la même ville, invoquaient la protection du même Saint Etienne et levaient la même bannière argent et or de Jérusalem.

L’empereur frappait. A gauche. A droite. Mais qui ? Il n'en n'avait aucune idée. Les sabots des chevaux soulevaient d'immenses panaches de fumées, transformant soldats amis comme ennemis en silhouettes sombres qui se détachaient à peine des rayons du soleil couchant.

Une bourrasque balaya la plaine de Jérusalem et, l’espace d’un instant, à travers le chaos de bataille, Jean la vit. La bannière d’Onfroy. Si proche. Si loin.

“Sus à l’usurpateur !” cria-t-il de toutes ses forces en éperonnant son cheval. Plusieurs de ses chevaliers le suivirent dans sa course folle à travers le champ de bataille.

“Protégez le roi !” cria un rebelle. Plusieurs chevaliers se mirent en formation pour absorber le choc.

Il fut violent. Jean vit le duc André de Sanaa embrocher un chevalier. Lui-même désarçonna l’un de ses adversaires mais dut lutter pour ne pas tomber lui-même. A peine avait-il repris son équilibre qu’un rebelle l’assaillit de coups. L’empereur ne dut son salut qu’au comte Orson qui, d’un coup puissant, parvint à éventrer son assaillant.
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Le duc André de Sanaa et le comte Orson d'Haditha défont leurs adversaires

“Sus ! Sus !” s’époumona Jean en désignant Onfroy de son épée ensanglantée. Si proche ! Si proche de la victoire !

Mais le dernier carré rebelle était de plus en plus compact et opposait une résistance farouche. La mêlée était d’une violence sans nom.

Un chevalier arborant les armes de la maison Azraq d'Amman défia Jean. Bien que corpulent, il se battait comme un diable.
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Le duc Hamelin III d'Amman

Tout à son combat, l'empereur remarqua à peine le géant qui chargea son oncle Henri et, d'une seul coup puissant, abattit sa monture. Henri ne dut la vie sauve qu'à l'intervention d'un de ses chevaliers qui enfonça son épée dans le flanc du géant. Le rebelle poussa un effroyable cri de douleur et de rage mais ne s’effondra pas, continuant de balancer son épée à gauche et à droite.
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Le prince Henri de Montoire (gauche) et Amaury (droite) affrontent et blessent le duc André II le Géant d'Outre-Jourdain

De son côté, Jean écumait de rage. Son duel lui faisait perdre un temps précieux. Le temps qu’il lui faudrait pour occire Onfroy et mettre fin à cette guerre.

A sa gauche, le maréchal impérial, le duc Manassès de la Mecque, avait le flanc droit ravagé par une lance. Dans un acte désespéré, il se jeta sur son adversaire et ils tombèrent tous deux à terre. Manassès dégaina sa dague et la plongea dans le défaut de l'armure du duc de Damas. Le rebelle se débattit de toutes ses forces avant d'expirer. Manassès dont les boyaux se répandaient sur le champ de bataille, finit par s’effondrer à son tour.
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Les ducs Manassès de la Mecque et Roger de Damas s'entretuent

Alors qu’il évitait une parade de son adversaire, Jean entendit l’appel tant redouté : la retraite. Menés par le géant blessé, les rebelles refluaient.

Jean fut prit d’une colère noire. Il frappa avec une telle force son adversaire que son écu vola en éclat.

“Merci ! Merci !” cria l’homme en levant les mains au ciel.

Au loin, la bannière d’Onfroy avait disparu.

De rage, l’empereur enleva son heaume et empoigna le duc Hamelin. Il n’avait qu’une envie, le décapiter ici et maintenant.

“Pitié, Sire !” cria l’homme alors que l’épée de Jean frôlait sa gorge.

“Je suis un vrai chevalier ! cria Jean avec colère avant de balancer son épée. Un vrai Franc !”.
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L'empereur Jean capture le duc Hamelin III d'Amman

Aujourd’hui, il avait remporté une bataille.
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Victoire

Mais pas la guerre.​