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Werther

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Jan 26, 2010
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Bonjour à tous, et bienvenue dans mon nouvel AAR !

Celui-ci sera un peu particulier, puisqu’il s’agira d’un spin-off de mon dernier récit de partie : Jérusalem. Pas d'inquiétude néanmoins, il n’y a pas du tout besoin de l’avoir lu pour se plonger dans celui-ci. Cela pourrait même être un atout, puisque vous serez immergé dans un monde à la géopolitique et à l’histoire riches dont vous n’aurez pas toutes les clés.

Le précédent AAR était un livre historique retraçant la geste des Montoires, la dynastie issue de Hugues Ier le Grand, frère du roi de France Philippe Ier. Les deux premiers livres racontaient l’histoire de l’Appel de Clermont (1095), de la Première Croisade et de la fondation du royaume de Jérusalem (1096-1099). Les livres suivants relataient le règne des six rois de Jérusalem jusqu’à l’élévation de Hugues III le Glorieux au rang d’empereur en 1274.

Le récit que vous allez bientôt lire se déroule 23 ans plus tard et a pour ambition de raconter les 17 années qui ont bouleversé l’Orient. J’espère que cela vous plaira.

Quelques précisions avant de commencer :
  • la partie a été jouée il y a plus d’un an, sur une version pré-DLC. Cela ne change de toutes façons pas grand chose ;
  • je n’ai utilisé aucun mod sinon cosmétique ;
  • la partie n’était Ironman (plus pratique pour les recherches) mais j’ai pris soin de ne jamais recharger ;
  • j’ai joué RP, et tout ce que vous lirez dans cet AAR est strictement véridique ;
  • les noms de lieux et de personnages sont francisés.

Les quatre premiers chapitres sont prêts et seront publiés rapidement. Je me laisse du temps pour la suite, il s’agit avant tout de me faire plaisir.

Bonne lecture !
 
Last edited:
Appendice
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Les deux empires

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Galerie des rois de Jérusalem

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Arbre généalogique des Montoires

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Arbre généalogique des Comnène-Palémonaitis

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I. Agathe
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Comme toutes les rues de Jérusalem, l’artère qui menait à la porte de Saint-Etienne était étroite. Aussi le cortège impérial s’était-il étiré en une longue colonne progressant péniblement à travers la sainte ville. La garde avait le plus grand mal à dégager un chemin à travers une foule de curieux venue admirer ce défilé de grands seigneurs.

La colonne était strictement hiérarchisée. Hobereaux et humbles courtisans fermaient le ban, précédés par une myriade de puissants barons et de grandes dames vêtues de riches parures. La tête du cortège était réservée aux conseillers et aux membres de la famille impériale, les Montoire.

En vertu de son droit d’aînesse, Agathe les précédait tous. La princesse avait le plus grand mal à progresser. L’été avait voulu jouer les prolongations jusqu’au cœur de l’automne et une chaleur étouffante s’était abattue sur la ville sainte. Agathe s’essuya le front puis réajusta son voile dans l’espoir d’échapper aux rayons du soleil et de conserver son expression impassible.

Un contrôle d’elle-même dont était incapable sa soeur cadette Isabelle qui marchait à côté d’elle : “Quelle idée a encore eu Père de nous faire venir à Jérusalem si tôt dans l’année ? Il faisait si doux au Palais du Sage.”

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La princesse Isabelle et son fils naturel Hugues le Mal-né

D’ordinaire, la cour impériale passait le plus clair de l’été et du début de l’automne au palais du Sage construit sur les hauteurs des monts de Judée, ou au palais du Brisé, édifié au bord de la mer. Le retour au palais impérial de Jérusalem n’avait normalement lieu qu’à la mi-octobre.

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Les palais

“Père combat depuis trois bonnes années en Mésopotamie contre les mahométans, répondit calmement Agathe. Nous nous devons de l’accueillir comme il se doit à son retour de campagne.”

Elle savait bien que la chaleur n’était pas la cause du trouble de sa cadette. Depuis que le scandale avait éclaté, pas un instant ne s’était écoulé sans qu’Isabelle ne tremble à l’idée du retour de Père. Et ce jour était arrivé, aussi ne pouvait-elle s’empêcher de jeter des regards anxieux à son jeune fils, Hugues le Mal-né qui chevauchait à leur côté.

Pour sa part, le jeune homme était à mille lieues de se douter des craintes de sa mère. Il ne cessait de dévisager les gardes et la foule, avec une expression mi-craintive, mi-fascinée.

“Ma tante, ces vilains ne risquent-ils pas de s’en prendre à nous ? demanda d’une voix fébrile le jeune Hugues le Mal-né alors qu’il observait un groupe d’hommes repoussés par un garde.

“Le petit-fils d’un empereur ne devrait point craindre les hommes de peu”, répondit Agathe tout en souriant à son jeune neveu. A douze ans, le fils naturel d’Isabelle, ne paraissait pas en avoir plus de huit. Il était de nature craintive, mais la princesse l’appréciait beaucoup, peut-être parce qu’il lui évoquait l’enfant qu'elle n'aurait jamais. Elle avait insisté pour l’emmener avec elle, malgré les récriminations de ses demi-soeurs Béatrice et Eve qui jugeaient inconvenant d'accueillir Père avec un bâtard.

Cherchant à détourner son attention de la foule, Agathe désigna la porte Saint-Etienne dont ils approchaient. “Voyez-vous cette puissante porte flanquée de deux grandes tours ? Du temps de la Croisade, les Mahométans l’appelaient porte de Damas et elle marquait alors la limite septentrionale de la ville”. Deux cent ans plus tard, Jérusalem était la capitale d’un vaste empire qui s’étendait du Taurus à Aden et de la Libye à la Mésopotamie. La ville avait depuis bien longtemps débordée de ses murailles et des faubourgs s’étendaient au-delà de la porte.

Les yeux yeux du garçon brillèrent à l’évocation de la Croisade. “Est-ce la porte dont parle la chronique que Père Ancel m’a fait lire ? Celle par laquelle notre ancêtre est entré dans la ville ? C’est cet exploit qui lui aurait valu la couronne !

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La prise de Jérusalem en 1099

-Non, corrigea Agathe. Hugues le Grand s’est emparé de la porte des fleurs, l’actuelle poterne Sainte-Madeleine. Ne rougissez néanmoins pas de votre erreur, c’est de cette confusion qu’est née la tradition d’accueillir le souverain à la porte Saint-Etienne.

-Comme nous allons le faire pour grand-père après sa campagne contre les Infidèles !”

Agathe acquiesça avec un sourire, ravie de voir que son neveu avait complètement oublié sa peur.

“Un jour, reprit le garçon en bombant le torse, ce sera mon tour de franchir la porte après avoir porté le fer contre les ennemis de Notre Seigneur. Je ferai honneur à mon nom et celui de mes ancêtres !”

Agathe vit le visage de sa sœur se décomposer de chagrin. Elle-même ne put s’empêcher de ressentir de la peine pour Hugues. Il semblait particulièrement fier de porter un prénom si important pour les Montoire que les nombreux Hugues devraient être distingués par des sobriquets. Mais celui du Mal-né était une référence à sa bâtardise, aussi le jeune homme avait peu de chances de mener le moindre homme à la bataille. Il apprendrait bien assez tôt sa place, comme Agathe l’avait fait.

Alors qu’ils étaient sur le point d’emprunter la porte, ils virent plusieurs jeunes garçons des rues assis avec désinvolture sur les créneaux. L’un d’eux s’était perché sur la statue de Saint Etienne qui surmontait la porte.

“Ma tante ! s’indigna Hugues. C’est un sacrilège contre notre Saint Patriarche !

-Il s’agit du martyr Saint Etienne qui vécut au temps des Romains, expliqua Agathe, pas de Saint Etienne de Jérusalem.”

Ce nom tira Isabelle de ses songes. “Un saint homme, dit-elle en se signant.

-L’avez-vous rencontré, Mère ?

-J’étais bien trop jeune pour en garder le moindre souvenir. Ta tante l’a par contre bien connu.”

Agathe sourit en découvrant le regard plein d’avidité du jeune homme. Pour toute réponse, elle s’empara de la petite boîte rehaussée de pierres précieuses qui pendait à son cou et l’ouvrit, découvrant un petit flacon. “J’ai conservé l’ampoule avec laquelle, il y a près d’un demi-siècle, le saint homme m’a baptisé. Mon grand-père, Hugues II le Brisé, avait alors eu la sagesse de lui confier les rênes du royaume, après les terribles années noires. Pendant 26 ans, il guida Jérusalem, apporta paix et prospérité, tout en servant loyalement le Brisé comme le Glorieux.” Elle embrassa la relique et referma le reliquaire. “Je l'ai faite fabriquer il y a 25 ans, en l’honneur de la visite à Jérusalem de Notre Saint Père Eugène IV. Avant de décerner le titre impérial à Père, le pape proclama la sainteté d’Etienne et en fit notre saint patron. Jamais je ne fus aussi heureuse dans la vie, que le jour où j’appris la sainteté de celui qui m’avait baptisé et instruit.”

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Saint Etienne de Jérusalem

Le cortège impérial s’arrêta sur la place de l’autre côté de la porte. On avait placé ça et là de grandes bannières aux couleurs de l’Empire et de la famille Montoire et une petite estrade avait été installée pour les membres du conseil. Deux rangées de gardes s’étaient déployées pour contenir les habitants des faubourgs et détourner les nombreux marchands vers la porte de Josaphat.

Agathe s’empressa de placer les membres de la famille en rang dans l’axe de la porte. Une position de prestige, mais qui avait l’inconvénient de les exposer aux morsures du soleil. Aussi s’empressa-t-elle de faire venir des porteurs d’ombrelle.

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Les princesses Eve et Béatrice

C’est à ce moment que vinrent la voir ses deux demi-soeurs. La maigre Eve souffrait durement de la chaleur, aussi c’est Béatrice qui prit la parole : “Agathe. Nous nous devons d’insister. Le bâtard ne peut rester ici, tu sais ce qu’il en pense.” Elle avait prononcé ses dernières paroles en regardant Isabelle d’un air dédaigneux. Cette dernière ne put se contenir très longtemps :

“Ma chère Béatrice, si seuls les enfants légitimes avaient le droit d’accueillir Père, nous ne serions guère nombreux devant cette porte.

-Suffit !” intervint Agathe. En tant qu’aînée, elle s’entendait avec tous ses frères et soeurs et elle était mal à l’aise lorsque ces derniers s’en prenaient les uns aux autres. L’infidélité des deux épouses de Père avait jeté une ombre sur la légitimité de tous ses enfants et la question était taboue entre frères et soeurs du même lit. Les accusations de bâtardise étaient néanmoins courantes envers ceux qui ne partageaient pas la même mère.

Elle se tourna vers son neveu : “Jeune homme, vous assisterez au retour de votre Grand-Père avec votre cousin Hugues le Blanc.”

Il s’agissait d’un bon compromis, qui satisfaisait à la fois le jeune homme et ses trois soeurs. Hugues le Blanc était le fils de son frère Hugues le Sombre. Membre légitime de la famille impériale, il était atteint d’une maladie de peau, aussi lui et son ivrogne mère la duchesse Catherine, était-il sur l’estrade des conseillers, à l’abri du soleil.

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La duchesse Catherine et son fils Hugues le Blanc

Lorsque, satisfaites, Eve et Béatrice se retirèrent, Isabelle pu faire exploser sa colère : “J’espère avoir la joie de voir ses deux bâtardes défaillir devant moi !

-Isabelle !” la sermonna Agathe.

"Épargne-moi ta morale, chère sœur. Tu n’as pas eu à souffrir de la suffisance de ces deux garces si fières de leurs unions avec des ducs. Leur mère aurait été percée à jour plus tôt et elles auraient également fait des mésalliances comme moi et Marthe.

-Marthe est unie à la famille du despote d’Anatolie.

-Au frère du despote tu veux dire, et qui n'a aucune chance d’hériter un jour. Quant à moi… J’ai dû épouser ce balourd d’Etienne. Un simple chevalier ! Et au service de notre cousin Guichard qui plus est, le propre mari de Béatrice. Quand elle est devenue duchesse du Caire, elle n’a pas perdu une seconde pour rappeler que mon mari n’était que le serviteur du sien. Je suis sûr que c’est elle qui a révélé l’affaire !”

Elle fulminait et Agathe crut un instant qu’elle allait se jeter sur Béatrice. L’affaire avait fait grand bruit quelques mois plus tôt. Dans sa jeunesse, Isabelle avait eu des mœurs légères, au point de donner naissance à un bâtard, le jeune Hugues le Mal-né. Père avait rapidement étouffé l’affaire en la mariant à Etienne d’Eu, un homme qu’elle n’avait jamais aimé même si elle lui avait donné deux fils et deux filles. Elle avait fini par le tromper avec un homme du commun et par donner naissance à un nouvel enfant non légitime, le petit Aubry. Lorsque l’affaire avait été découverte, Isabelle avait été enfermée quelques jours avant que Père n’envoie un message pour la faire libérer. Elle était depuis restée à la cour, loin de son mari. C’était une femme brave, mais Agathe sentait qu’elle craignait plus que tout la réaction de l’empereur qui n’avait pas mentionner une seule fois l’affaire dans ses nombreuses missives.

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Le scandale

“Je n’avais jamais compris pourquoi père ne t’avait jamais marié, toi, sa favorite, soupira Isabelle. Je te plaignais… Mais maintenant je sais qu’il t’a fait le plus beau des présents, et je t’envie.”

Cet aveu prit Agathe de court. Elle provoqua chez elle une bouffée de colère. Un présent ? Une telle vie ? Alors que mes soeurs se mariaient à de puissants seigneurs et accouchaient de nombreux enfants, Père m’infligeait le célibat ! Alors que mes frères se voyaient promettre l’Empire ou de puissantes seigneuries, j’étais condamné par mon sexe à ne pas diriger ne serait-ce qu’une baronnie. Même l’amour de Dieu m’a été dénié lorsqu’il a refusé que je prononce mes voeux ! Qui suis-je désormais ? Une vierge de 47 ans, jouant le rôle de mère de substitution pour une fratrie querelleuse, et même pour une belle-mère de 15 ans ma cadette !

Agathe était sur le point d’exploser et de répondre sèchement à sa soeur, mais elle fut sauvée in extremis par le jeune garçon perchée sur la statue de saint Etienne.

“Ils sont là ! Ils arrivent !” Des exclamations provenant de la foule, et quelques soupirs de soulagement des membres de la cour, accueillir la nouvelle.

Agathe se recomposa et balaya ses idées sombres. Elle se tourna pour admirer la longue colonne de soldats qui venait de faire son apparition. Elle approchait d’un pas décidé, soulevant derrière elle un long panache de fumée et de sable. La princesse avait du mal à estimer combien de fantassins il y avait. Quelques centaines, pas plus d’un millier. Elle fut surprise par leur petit nombre. Peut-être Père avait-il dû laisser plus d’hommes que prévu en Orient pour vaincre les dernières résistances mahométanes ?

Encore quelques minutes et Agathe distingua les deux vingtaines de cavaliers qui précédaient la colonne. Elle reconnut certains grands seigneurs et ses frères Hugues le Sombre, Henri et Etienne.

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Les princes Henri, Hugues le Sombre, Etienne et le duc Onfroy

Les deux premiers entretenaient une relation d’amour-haine. Physiquement très proches avec leurs cheveux d’un noir de jais et leur grande taille, ils étaient tout deux très religieux et passaient le plus clair de leur temps ensemble, Agathe ne fut donc par surpris de les voir chevaucher de concert. Mais leur caractère était des plus différents. Autant Hugues le Sombre était arrogant et impulsif, autant Henri était calme et tempéré. Leur rivalité s’était exacerbée lorsque Père leur avait confié à chacun un duché entre le Tigre et l’Euphrate pour compenser la réforme de la loi de succession qui avait fait de leur aîné, Jean, son seul et unique héritier.

Etienne aussi avait reçu des terres, mais plus au nord. Blond de cheveux, il se démarquait nettement de ses demi-frères desquels il n’était pas proche. C’était un homme calme et peu bavard et Agathe avait toujours eu le plus grand mal à le cerner. Il chevauchait un peu à l’écart, aux côtés de leur lointain cousin Onfroy. Agathe n’aimait guère ce dernier. Colérique et avare, il semblait incapable de prendre une décision par lui-même et suivait invariablement le plus fort.

Tous les yeux étaient néanmoins tournés vers l’homme en avant du cortège qu’un héraut vint bientôt annoncer : “Sa Majesté Impériale, Hugues le Glorieux, troisième du nom, empereur et roi de Jérusalem, souverain de Syrie et d’Egypte !”.

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Hugues III le Glorieux

Monté sur un grand destrier blanc, l’homme le plus puissant de la Chrétienté s’avança lentement vers l’estrade des conseillers. Hugues le Glorieux n’était pas un bel homme, sa grande taille et sa maigreur le faisaient ressembler à un géant décharné. Ses traits, marqués par les ans, étaient des plus communs et ses cheveux coupés ras tranchaient avec la belle chevelure de nombre de grands seigneurs. Mais l’empereur de Jérusalem dégageait un charisme irrésistible.

“Messires, c’est une joie de revoir mes plus fidèles serviteurs après tant d’années.” Son ton énergique, sa voix chaude et son sourire plein de bonté étaient capables de convaincre n’importe quel auditoire, au point que les Grecs le surnommaient Chryssiglossa, “Langue d’or". L’empereur eut un mot pour chaque membre du conseil puis salua les grands du royaume et même la délégation des bourgeois de la ville. Puis il se tourna vers la grande porte et, d’une voix forte, s’adressa à la foule :

“Mon coeur se réjouit de revoir enfin Notre Sainte et Belle Cité et son peuple fier.” Quelques acclamations accueillirent ses paroles. “Pour célébrer mon retour, mes gens distribueront des victuailles aux vêpres sur les grandes places de la ville et Jérusalem sera exemptée d’impôt jusqu’au jour du seigneur.” La foule explosa de joie tandis que l’intendant Guerech semblait sur le point de défaillir. La générosité du Glorieux était proverbiale, au grand dam de ceux qui occupaient la charge de trésorier.

Hugues III se dirigea ensuite vers la famille impériale. Tous s’inclinèrent respectueusement. Béatrice et Eve s’empressèrent de présenter leurs enfants qui semblèrent plaire à l’empereur. Les retrouvailles furent plus froides avec Isabelle.

“Où est donc ton nouveau fils Isabelle ?”

L’empereur ne faisait clairement pas référence à l’un des deux fils légitimes de sa fille, mais à son nouveau bâtard. Isabelle était blanche comme un linge, sa confiance en elle s’était évaporée et elle ressemblait désormais à une jeune fille prête à se faire gronder.

“Au… au palais, Père.

-J’attends à ce qu’il soit présent à l’audience”, dit sèchement Père. Isabelle s’inclina et disparue, laissant Agathe seule avec l’empereur.

“Ma fille ! Je suis si heureux de te revoir !” Son expression avait complètement changé, il souriait désormais à pleine dent et alla jusqu’à la prendre par les épaules.

“C’est également une grande joie Père, dit-elle tout en faisant une révérence.

-Je souhaite te voir à mes côtés alors que j’entrerai dans la ville.” Il fit un signe et l’un de ses écuyers mena un cheval jusqu’à la princesse. Celle-ci obéit à son père et, suivant son exemple, se hissa sur le dos de la bête. Elle allait se mettre au niveau de ses frères lorsque le Glorieux l’arrêta.

“Non, ma fille. Je veux te voir chevaucher à ma droite.” Agathe n’était pas la seule estomaquée par un tel honneur. Ses frères et soeurs la regardaient avec un mélange de surprise et de jalousie.

C’est ainsi que Hugues III et Agathe firent leur entrée à Jérusalem sous les vivats. De l’autre côté de la porte, la foule était bien plus compacte et des centaines d’habitants avaient envahi les rues étroites et les balcons pour apercevoir le cortège royal qui avait les plus grandes difficultés à progresser.

“J’ai été surpris de ne pas voir mon épouse.

-L’impératrice ne se sentait pas très bien, elle vous attend au palais.”

Une ombre passa un court instant sur le visage de l’empereur. Agathe savait que ce dernier était rongé par les soupçons depuis ses déconvenues avec ses deux premières épouses, bien qu’il n’avait en réalité que peu de soucis à se faire. La jeune belle-mère d’Agathe n’avait rien à voir avec des femmes de la stature de Marie Comnène ou Athanasia Bryennios. Réservée et isolée, elle passait le plus clair de son temps dans ses quartiers à prier ou tisser, laissant la direction du palais à Agathe.

“Bouchard est-il prêt ?

-Le patriarche vous attend au Saint-Sépulcre pour vous donner sa bénédiction.

-Je veux qu’il m’accompagne au palais, il doit assister au conseil.

-Vous voulez réunir le conseil après la cérémonie au palais ? s’étonna Agathe.

-Avant. Je dois discuter avec les conseillers des annonces que je ferai lors de l’audience.” Agathe était surprise et se demandait bien quelle affaire urgente pouvait obliger son père à repousser l’audience impériale.

“Je donnerai des ordres pour préparer la salle du conseil.” Elle se redressa sur sa selle. “Deux Grecs demandent audience, Père.

-Deux ? Un seul aurait suffit.

-Ils ne font pas partie d’une même délégation… Le plus important est sans nul doute Hippolyte Taronitès, le fils de Timothée Taronitès, le despote d’Arménie en charge de la diplomatie de Constantinople. Il vient tout droit du Grand Palais.

-Et qui représente-t-il cette fois ? soupira l’empereur. Est-ce un ambassadeur de la Fillette ? Ou bien est-elle déjà renversée ?

-La basilissa Hélène II règne toujours, et c’est bien elle qu’il représente.

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Hélène Iere Comnène, Hélène II Palemonaitis et Dorothée Comnène

-Constantinople est devenue plus clémente envers les Palemonaitis, d’ordinaire ils ne tardent pas à être renversés sans mon soutien. Je n’ai parfois pas le temps de me rappeler de leur nom qu’ils ont déjà abdiqué.” Depuis la terrible défaite de Vanand contre les Mongols 24 ans auparavant et l’émergence de l’empire de Jérusalem comme nouvelle grande puissance en Orient, les Grecs étaient entrés dans une période de troubles, que certains érudits n’hésitaient pas à appeler “l’Anarchie Grecque”. Alors que Jérusalem avait toujours vécu dans l’ombre des Grecs, voilà que la situation s’était inversée et c’était maintenant vers elle que toutes les grandes familles romaines regardaient.

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La défaite de Vanand contre les Mongols (1273) et l'Anarchie byzantine

“Qui est donc le deuxième ? Un représentant de ma brue Dorothée ? Si j’ai refusé de la soutenir dans ses revendications alors qu’elle m’envoyait Jean comme ambassadeur, mon propre fils et héritier, elle devrait savoir que je ne serais pas convaincu par un inconnu.

-Non, Père. Depuis que Jean est reparti, Dorothée n’a pas envoyé de nouveaux émissaires. Il s’agit du prince Narsès, l’ancien co-empereur, il représente Hélène Comnène, l’ancienne basilissa.”

Le visage du Glorieux sourit. “Hélène Ière s’accroche donc à son rêve de restauration. Les Comnènes sont décidément incorrigibles.” Sa mine s’assombrit. “Ils ont la traîtrise dans le sang, elle-même l’avait.”

L’empereur refusait de prononcer le nom de Mère, Marie Comnène dite la Jeune. Le souvenir glaçant de cette nuit où Agathe l’avait vu pour la dernière fois lui revint à la mémoire. Même après des années, des décennies, elle pouvait parfaitement se rappeler de la petite cellule et de sa mère amaigrie et brisée dont l’esprit avait sombré depuis longtemps dans la folie. L’ancienne reine de Jérusalem tenait dans ses bras Eunike, la demie-soeur d’Agathe. La princesse fit son possible pour écarter ce souvenir pour éviter de défaillir.

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Marie Comnène la Jeune et Eunice

“Hélène a perdu son trône, elle doit s’en faire une raison, trancha froidement l’empereur. Mais je rencontrerai tout de même son envoyé. Dans mes appartements, avant le conseil.

-Ce sera fait, Père”, répondit Agathe qui essayait toujours de chasser ses souvenirs. “Et pour Hippolyte d’Arménie ?

-Je lui accorderai son audience… même si cela ne devrait guère le réjouir” continua l’empereur sur un ton énigmatique.

“Où est donc sieur Errard, Père ? C’est bien la première fois que je ne le vois pas à vos côtés.” Le comte Errard était un homme d’humbles origines qui, par ses prouesses sur les lices et les champs de bataille, avait été élevé à la chevalerie par le Glorieux. Cet homme taiseux et modeste avait mené les troupes de pères pendant des années et en avait été récompensé par un fief. C’était peut-être le seul véritable ami de Hugues III et il le suivait habituellement comme son ombre.

“Il se trouve à Tripoli, avec l’ost.” Percevant probablement la confusion sur le visage de sa fille, Il ajouta avec un sourire énigmatique : “J’aurais probablement encore besoin de mes bannerets, mais tu n’as pas besoin d’en savoir plus.”

Ils arrivèrent bientôt devant l’immense église du Saint-Sépulcre ou le patriarche les accueillit. Après une prière et la bénédiction, le cortège reprit le chemin du palais impérial. Construit sous Hugues Ier le Grand, le bâtiment était toujours aussi austère malgré les travaux entrepris par le roi Henri II le Couard et sa femme la reine Héliodora pour lui faire perdre cet aspect de forteresse.

L’empereur démonta puis salua l’impératrice qui l’attendait à la porte. Les retrouvailles se firent sans grandes effusions et tournèrent court. Hugues III s’empressa en effet de s’enfermer dans la salle du conseil pour s’entretenir avec ses conseillers et le patriarche, laissant l’organisation de l’audience impériale à Agathe. Celle-ci prépara la salle du trône, déployant les grandes bannières de la maison Montoire et de l’empire de Jérusalem et de grandes tapisseries dépeignant les moments marquant des règnes de Hugues Ier, de Henri Ier le Sage et de Henri III le Jeune. L’impératrice fut installée sur le trône à la droite de l’empereur, la famille impériale fut quant à elle placée sur les premières marches, tandis que les grands se voyaient attribuer des places d’honneur de part et d’autres de la grande salle.

Les membres du conseil finirent par arriver, la plupart d’entre eux arborant une mine préoccupée.

Son Père finit par faire son entrée, escortée par plusieurs membres de la garde impériale. Il s’était changé, arborant de magnifiques habits et une cape retenue par des fils d’or. Sur sa tête, il avait placé la lourde couronne impériale qui n’était sortie que pour les grandes occasions. Il s’assit sur le trône imposant surmonté de la fleur de lys et de la croix de Jérusalem. Le patriarche Bouchard se plaça debout à la gauche de l’empereur.

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Hugues III le Glorieux

“Peuple de Jérusalem ! La voix du Glorieux portait dans la vaste salle silencieuse. Notre Seigneur, dans son infinie bonté, nous a octroyé une nouvelle victoire sur les Infidèles. J’ai appris il y a peu la chute des dernières places mahométane en Mésopotamie. La reddition totale de nos ennemis ne saurait tarder.” Des acclamations répondirent à cette nouvelle. L'empereur attendit que le calme revienne pour reprendre. “Respectueux des droits et coutumes établies par mon ancêtre Hugues le Grand, je refuse de garder par devers-moi ces nouvelles terres et je vais donc procéder à la remise des fiefs.”

Il appela plusieurs chevaliers ayant participé à ses campagnes et leur remit châteaux et baronnies. Tous lui prêtèrent hommage selon l’antique coutume d’au-delà des mers. Puis vint le tour du comté de Koufa, un fief d’envergure prisé par de nombreux courtisans.

“Qu’on m’amène Aubry de Montoire.” Une rumeur s’éleva dans la pièce. Complètement déboussolée, Isabelle s’approcha de Père, son nouveau-né dans les bras. Elle semblait avoir peur qu’il ne le dévore, mais l’empereur se contenta de poser sa main sur le front du bébé : “Voici le nouveau comte de Koufa.”

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Aubry de Montoire, comte de Koufa

Les murmures redoublèrent. La remise d’un fief à un nouveau-né, bâtard qui plus est, ne semblait pas passer auprès des nobles qui n’avaient pas été choisis. D’un geste, l’empereur imposa le silence et sa volonté.

Isabelle s’effondra en larmes et s’apprêtait à remercier le Glorieux lorsque ce dernier coupa court à ses effusions : “Aubry aura besoin du soutien de sa mère qui veillera sur ses terres. Isabelle partira dès ce soir pour l’Orient.”

Isabelle, semblait complètement perdue : “Et… et mes autres enfants ?

-Les enfants d’Etienne resteront à Jérusalem où ils recevront une éducation digne de leur rang… l’autre rentrera dans les ordres. Plus bas, et d’une voix glaciale, Père ajouta : Le sang maudit de ta mère coule dans tes veines, et je suis désormais sûr que tu n’as pas une goutte du mien. Je ne veux plus jamais te revoir ici. Tu n’as jamais été ma fille, tu n’es plus une princesse.”

Choquée et vidée de ses forces, Isabelle ne réagit pas. Elle dut presque être traînée en dehors de la salle. Le cœur d’Agathe se serra lorsqu’elle la porte se referma sur elle.

Mais la cérémonie d’investiture n’était pas terminée. Le patriarche Bouchard s’avança accompagné d’un diacre portant une lourde boîte en bois. “Sa Majesté impériale, tel Alexandre le Grand, s’est rendu dans le Pays de Noé pour abattre les légions de Gog et Magog. Il a fait sienne les terres des anciens rois de Babylone.” Un écuyer s’approcha et enleva la couronne impériale de la tête de l’empereur qui s’agenouilla devant le patriarche qui reprit. “À travers lui, la volonté de Dieu s’est accomplie, aussi recevra-t-il la couronne de l’Antique royaume de Mésopotamie.”

Le diacre ouvrit la petite boîte et Bouchard en sortit une couronne d’or magnifiquement ouvragée. Puis il la plaça sur la tête du souverain avant de le bénir une nouvelle fois. “Relevez-vous, Hugues, premier roi de Mésopotamie.” L’empereur s’exécuta sous les vivats de l’assistance.

“Trois couronnes ornent déjà ma tête. Une quatrième ne ferait que l’alourdir inutilement.” Il se tourna vers les princes. “Hugues, agenouille-toi devant ton empereur.”

Hugues le Sombre était aussi surpris que l’assistance. Plein d’arrogance et de fierté, il se dirigea d’un pas sûr jusqu’à son père et mit un genou à terre. Le Glorieux déposa la couronne sur la tête de son fils avant de prononcer les paroles consacrées : “Relève-toi, Hugues, deuxième roi de Mésopotamie”.

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Hugues le Sombre reçoit la Mésopotamie

L’ensemble de la cour acclama le nouveau souverain, puis on fit venir l’épouse de Hugues, Catherine. En élevant cette ivrogne au rang de reine, Père et Dieu me mettent décidément à l'épreuve, pensa Agathe. Le couple fut bénit par le patriarche Bouchard puis prit place sur un trône à la gauche de l’empereur. Ils reçurent les hommages de leurs nouveaux vassaux, dont Henri qui avait tout le mal du monde à dissimuler sa jalousie et sa déception.

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La reine Catherine, le patriarche Bouchard, le roi Hugues II le Sombre et le royaume de Mésopotamie.

La grande cérémonie n’était néanmoins pas terminée. Le Glorieux tint audience pendant ce qui parut des heures, réglant un à un divers conflits des grands personnages de l’empire. Comme à chaque fois qu’il ne traitait pas avec un membre de sa famille, l’empereur se montra particulièrement charmant et convaincant, parvenant à trouver les mots et les compromis justes pour mettre fin aux conflits les plus retors.

Agathe se demandait néanmoins si son Père ne jouait pas un tour à Hippolyte Taronitès, l’ambassadeur grec. Ce dernier se montrait de plus en plus impatient et nerveux. Accorder la priorité aux dettes de petits barons égyptiens était clairement une offense faite au représentant de l’impératrice.

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Hippolyte Taronitès

Lorsque le dernier requérant eut quitté la salle, Taronitès fut enfin appelé. L’ambassadeur cacha admirablement bien son déplaisir et s’avança face au trône. Il s’agenouilla à la mode franque puis, dans un français d’Outremer hésitant, déclama un discours probablement répété maintes fois : “Sa Majesté la basilissa Hélène tient à féliciter le grand roi Hugues qui a mené Notre Foi à une nouvelle victoire contre les Infidèles. Elle lui fait grâce d’habits de pourpre et d’une relique de saint Siméon en guise d’éternelle amitié.” L’ambassadeur fit un grand geste théâtral alors que deux de ses serviteurs présentaient les cadeaux impériaux. “La basilissa espère que Jérusalem renouera l’Antique Alliance avec l’Empire des Romains.”

Le discours n’eut probablement pas le succès escompté. La salle fut soudainement plongée dans un grand silence, et l’ambassadeur parut bientôt gêné devant le mutisme du Glorieux. Ce dernier finit néanmoins par faire un signe à l’eunuque qui transportait le grand pan de tissu pourpre. Il s’en empara délicatement et sembla l’examiner attentivement. Sans relever la tête, l’empereur répondit d’une voix douce : “Vous pouvez remercier votre impératrice pour ce présent.” Il leva subitement les yeux, et fixa le jeune homme. “Vous êtes le fils du despote Timothée Taronitès ?”

Agathe savait que son père parlait parfaitement le Grec, mais il usait délibérément du français, forçant l’ambassadeur à recourir à la traduction d’un de ses eunuques.

“Oui, répondit simplement le jeune homme.

-Il aurait été plaisant de voir paraître un personnage de son statut à la cour d’un empereur.” Père avait insisté avec force sur le dernier terme et elle entendit l’eunuque murmuré basileus à l’oreille de son maître. Le visage de ce dernier se décomposa. Il ne savait manifestement pas comment réagir face à une telle insulte envers ses compétences et son statut. Le dernier terme était également une invitation à reconnaître le Glorieux comme un égal de la basilissa. Mais pour un Grec, il s’agissait surtout de la rabaisser au niveau d’un souverain franc.

“Je suis sûr que votre père aurait fait merveille. Un homme aussi intelligent et respectueux du protocole, se serait prosterné devant l’empereur, car telle est la coutume chez les Grecs.” L’eunuque traduisait, Agathe entendit clairement le mot proskynesis. Hippolyte Taronitès était clairement à deux doigts d’exploser de colère. L’empereur attaquait la romanité de son empire, une ligne rouge qui ne devait normalement pas être franchie.

Le Glorieux détendit néanmoins l’atmosphère en affichant un grand sourire : “Soit ! Votre père est probablement très occupé, je le conçois tout à fait. Je suis tout à fait disposé à renouveler l’alliance entre Constantinople et Jérusalem. J’ai quantité de petit-fils. Qu’elle en choisisse un. Même si je lui proposerais bien le prince Jean, le fils aîné de mon héritier. Il a sensiblement le même âge qu’elle et vit dans son empire depuis sa naissance. Il est de plus l’arrière petit-fils d’un basileus. Quel meilleur moyen de réconcilier les descendants des deux sœurs de l’empereur Pantaleon, sinon par un mariage entre leurs petits-enfants ?”

L’ambassadeur était particulièrement gêné : “La basilissa est déjà promise à Valère Monomachos.

-Ce doit être un puissant seigneur pour que cette union mette en péril une alliance entre nos deux empires.”

Le Grec semblait de plus en plus mal à l’aise : “L’amour est parfois… mystérieux.” Manifestement, même l’ambassadeur y voyait une mésalliance.

“L’amour est affaire de troubadours. Le devoir celle des souverains. La voix de l’empereur s’était faite plus dure. Les Palemonaitis n’auraient-ils pas appris cela des Comnènes au moment de leur ravir leur trône ?

-La basilissa est une Comnène ! La descendante directe du basileus Manuel IV !

-Par les femmes”, le coupa l’empereur. La tension était désormais insupportable, même les gardes impériaux se mirent en position, comme si l’ambassadeur allait se jeter sur le Glorieux.

Ce dernier désarçonna à nouveau son interlocuteur en adoptant une nouvelle fois un ton amical : “Qu’importe. Je ne suis pas un chroniqueur, et je ne maîtrise pas toutes les subtilités des droits successoraux de mes voisins. Cela ne m’empêchera pas de renouer mon alliance avec Hélène II. Je me contenterai donc de demander que l’impératrice et le patriarche de Constantinople reconnaissent l’autorité de notre Saint Père Alexandre IV.

-J’en ai assez entendu !” Hippolyte Taronitès finit par exploser, s’en était manifestement trop pour lui.” L’Empire des Romains ne se prostituera pas et ne perdra pas son âme pour gagner les faveurs d’un barbare hérétique !”

Le drogman de l'empereur s’empressa de traduire les propos de l’ambassadeur, provoquant une véritable vague d’indignation dans l’assistance. Plusieurs gardes faillirent intervenir et arrêter Hippolyte, mais l’empereur les retint : “Aucun émissaire ne sera jamais molesté sur mes terres. Mais vous n'êtes plus le bienvenue ici, Hippolyte Taronitès. Rentrez chez votre maîtresse, et dites-lui bien que les descendants des Croisés de Dieu ne souffriront pas de telles insultes.”

Lorsque l’ambassadeur sortit, l’empereur se leva et s’adressa aux grands seigneurs : “Grands Seigneurs de Terre Sainte ! Vos ancêtres ont traversé les mers aux côtés de mon illustre ancêtre Hugues le Grand ! Ils ont versé leur sang pour libérer le tombeau du Christ des Infidèles ! Qu’ont fait les Grecs efféminés malgré leurs promesses de les aider ? Rien ! Alors que nos aïeux mourraient sous les murs de la Ville Sainte, les Grecs s’entredéchiraient et s’emparaient du Sinaï ! Nous ont-ils aidés lorsque nous mettions à bas la puissance fatimide et reprenions les rives du Nil ?

-Non ! s’exclamèrent les barons comme un seul homme.

-Nous ont-ils apporté leur soutien lors de nos luttes contre les Seldjoukides ? Lorsque nous reprenions la Syrie ?

-Non !

-Vinrent-ils nous épauler lors des guerres yéménites contre le sultan Aram, le fils de l’Antéchrist ?

-Non !

-Lorsque le Fléau de Dieu, la Grande Khatoun Gulçiçek, surgit des plaines mongoles pour mettre à sac Constantinople, qui vint les sauver ?

-Nous !

-Et comment récompensent-ils notre sacrifice ? Par des insultes ! Ces souverains dépravés et meurtriers, qui n’hésitent pas à faire couler le sang de leur propre famille ! Ils conspuent notre Saint Père ! Ils se disent fidèles du Christ, mais ils sont ceux de Juda ! Ils ne rêvent que d’une chose, reprendre le tombeau du Christ pour le revendre 30 deniers !”

Alors que la grande salle était désormais en ébullition, Agathe replaçait les pièces du puzzle. Le peu d'hommes accompagnant Père, l’ost à Tripoli, la rencontre secrète avec l’envoyé de Hélène Iere, la réunion du conseil, les insultes à Hippolyte…

“Dès demain, avec l’ensemble de la cour et Sa Sainteté Bouchard, nous partiront rejoindre l’ost à Tripoli. Nous allons mettre nos pas dans celui de nos pères. Nous allons reprendre la Croix. Messeigneurs ! Hier, nous avons triomphé des Infidèles ! Demain, nous remettront dans le droit chemin les Schismatiques égarés !”

Agathe en était désormais persuadée : le Glorieux avait tout prévu…
 
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II. Hugues le Sombre
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Le promontoire offrait une vue imprenable sur le lac de Tibériade qui s’étendait à perte de vue. Hugues passa quelque temps à l’admirer tandis que son hôte le bassinait avec l’histoire de ses ancêtres.
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Alain, duc de Tibériade et sa femme la duchesse Wulfhilde

“Saviez-vous que c’est Valérian, sixième duc de Tibériade qui fit aménager le port que vous voyez en contrebas ?” Alain II d’Immaddin, duc de Tibériade caressa sa longue barbe tout en claudiquant jusqu’à Hugues. “Il souhaitait compenser la perte de suzeraineté sur Acre, après… la révolte de Bouchard.” Pendant quelques secondes, le vieil homme fut gêné de rappeler l’implication de son ancêtre, Valérian l’Imprudent, dans la révolte contre Henri III. Il ne se démonta néanmoins pas. "J’envisageais justement d’en parler au Seigneur votre père, mais il est enfermé dans la salle aux fleurs depuis son arrivée. Je le comprends, il s’agit d’un endroit magnifique pour travailler, mon ancêtre la duchesse Aurengarde a fait venir des artistes de Crète pour y peindre des ornementations florales. Ce n’est du reste pas la première fois qu’il sert de salle de conseil à un souverain, Henri II y tint conseil du temps du duc Immamadin qui était alors…

-Mon époux ! Intervint la comtesse Wulfhilde, n’indisposez donc pas mon royal cousin avec de telles frivolités.” Hugues aurait presque pris dans ses bras sa “”cousine””, tellement le bavardage sans intérêt de l’estropié venait à bout de sa patience.

“Hum… oui. Que Votre Majesté me pardonne. En tout cas, je me demandais si vous ne pourriez parler d’Acre à votre…

-Mon Auguste frère en parlera probablement à notre père”, intervint Etienne qui venait d'apparaître avec leur cousin Onfroy.

Auguste demi-frère, corrigea Hugues intérieurement. Il n’était néanmoins pas mécontent de cette intervention. Il n’avait guère de patience avec ce genre de flagorneur et était sur le point d’exploser.

“Je pensais justement le rejoindre, ajouta Hugues. Mais je souhaiterais d’abord raccompagner mon épouse à nos appartements.”

Catherine en était déjà à son troisième verre de vin, mais elle comprit rapidement le stratagème de son mari. Elle sourit à ses hôtes avant d’ajouter : “Il est vrai que le chemin a été fatiguant… et si long, un tel cortège est impressionnant mais si lent. Et nous avons encore de la route jusqu’à Tripoli. Je dois me reposer. J’irais ensuite me confesser à votre chapelle… si vous en avez une.”

La duchesse Wulfhilde lui répondit avec un sourire forcé. “Mais tout à fait, votre Majesté pourra visiter notre magnifique chapelle. Vous pourriez aussi vous rendre à l’église Saint-Pierre dans le bourg. Ce sont surtout des petites gens qui y vont mais…”

Le duc Alain comprit très vite l’insinuation et préféra couper court à la discussion qui était sur le point de tourner aigre. “Mon fils !” Alain, son héritier, accouru. “Conduis donc Leurs Majestés à leurs appartements. Vous en serez très heureux, ils ont été construits et aménagés par le duc Aldéric en…

-Je vous remercie”, le coupa Hugues. Il fit un signe à sa femme et suivit Alain à travers la forteresse, laissant leurs hôtes seuls avec Etienne et Onfroy.
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Alain, héritier de Tibériade

L’héritier du duc avait sensiblement le même âge que Hugues et, par bonheur, semblait bien moins loquace que son père. Il ne lui adressa la parole que lorsqu’ils arrivèrent dans leurs appartements.

“C’est… c’est un honneur de recevoir Votre Majesté à Tibériade. Je suis impatient de suivre Votre Auguste Père au-delà des mers pour combattre les hérétiques. Son Altesse Votre Frère m’a fait l’honneur de me demander de l’accompagner à la bataille. Prince Etienne est un homme bon, et en lui coule le sang de grands rois.”

Oui-da, du sang de roi, pensa Hugues, mais probablement pas d’Empereur. Athanasia Bryennios, la deuxième femme de Hugues le Glorieux, avait entretenu une liaison avec Guichard, duc du Caire. Guichard était un Montoire Gizeh, et par là même un descendant du prince Henri le Diligent, deuxième fils d’Henri III. Pour Hugues, il ne faisait aucun doute que Etienne et ses soeurs étaient des bâtards et qu’ils auraient du suivre leur mère dans son exil libyen. Au lieu de cela, Père leur avait décerné des titres et même donné Béatrice en mariage… au duc Guichard.
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Le scandale et la fuite de l'impératrice Athanasia (1281)

Il se garda néanmoins bien d’en parler à Alain, se contentant de grogner un remerciement et de le congédier.

Lorsqu’il fut parti, il pu enfin gronder : “Encore un mot de cet estropié sur sa famille et je le balançais par-dessus ses impressionnantes et antiques murailles.
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La reine Catherine

-C’est un Croisé”, répondit Catherine comme si cela suffisait à excuser la fierté du duc. Le terme de Croisé était réservé aux descendants des familles qui avaient participé à la Première Croisade.

“Un Croisé ? s'esclaffa Hugues. Le titre est tombé bien bas si nous le décernons à ceux qui ont hérité par les femmes ! Le duc s’est bien gardé de préciser que son arrière-grand-père a hérité de sa mère. Deux cent ans de guerre, de révoltes et de mariages ont mis à bas la plupart de ces familles. Non, à part les Montoire aucun seigneur ne peut encore se prévaloir d’un lignée mâle ininterrompue sur un titre obtenu lors de la Croisade.

-Qu’importe, il peut être fier de sa dynastie… contrairement à sa femme. Cette garce était vraiment insupportable avec ses sous-entendus sur ma famille.Une veuve de bourgmestre, qui n’est même pas la mère des enfants du duc ! Et parce qu’elle est une Faqs, elle ose t'appeler “mon cousin”. Sa famille est issue d’un bâtard non reconnu de Henri Ier, né il y a plus d’un siècle et demi ! Ta soi-disant soeur aînée a plus de sang royal qu’elle !

-Femme ! tonna Hugues. Cesse de parler ainsi d’Agathe.” Il détestait lorsque Catherine s’en prenait à sa sœur aînée. Ils avaient beau être distants, ils appartenaient au même lit et s'estimaient à défaut de s’aimer.

Catherine renifla de dédain tout en se servant un nouveau verre : “Tu peux te voiler la face tant que tu voudras, je suis sûre que le sang des Montoires ne coule pas dans ses veines. Peut-être en est-il de même de Jean d’ailleurs. Et ton père doit s’en rendre compte.

-Tu divagues, femme. Mon père apprécie mon frère aîné, il y a une raison pour laquelle les gueux et les sots le surnomment “l’Héritier”...” Il émit un grognement. “Nous devrions être en route pour l’Orient pour profiter des derniers râles des roitelets turcs et parachever la conquête de la Mésopotamie. Au lieu de cela nous partons vers le Couchant, probablement pour le bénéfice de Jean.” Hugues ne put s’empêcher de ressentir une grande frustration.

Sa femme but une nouvelle gorgée puis s’approcha de lui : “Je bois mais c’est toi qui es saoûl. Ne vois-tu donc pas que l’empereur te favorise ? Qui est à ses côtés depuis des années ? Pas ton frère qui ne l’a pas revu depuis son mariage il y a 30 ans de cela. Qui a reçu la couronne de Mésopotamie ? Pas l’Héritier qui doit vivre aux crochets de sa princesse grecque. À qui l’empereur a-t-il donné le prénom de son propre père, comme le veut la tradition pour son héritier ? Pas Jean qui reçut celui de son frère. Ne le vois-tu pas ? Il te voit comme son véritable héritier, comme son reflet, lui, le Hugues qui ne devait pas hériter avant la mort tragique de Henri, le Prince Noir. Hugues l’Héritier, voilà ton destin.”

Hugues IV, se prit-il à rêver avant de recouvrer ses esprits et de se renfrogner davantage. “Jean est l’aîné et les lois du royaume sont formelles, il doit hériter, et l’ensemble des possessions de Père comme cette satané décret le précise.
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En 1284, l'empereur et la Haute Court de Jérusalem changèrent la loi de succession de l'Empire

-Loi qui précise également que l’empereur peut choisir librement celui qui lui succédera.

-Tu devrais arrêter de boire, femme. Ton esprit s’égare.” Il se mit néanmoins à rêvasser. Catherine avait marqué des points. “Je vais aller lui parler... pour le convaincre de mener campagne à l'Est plutôt qu’à l'Ouest… Pour le reste nous verrons.” Sur ce, il quitta la chambre, sans un regard pour son épouse.

Tandis qu’il traversait la forteresse, Hugues ne parvenait pas à oublier les paroles de Catherine. Depuis sa plus tendre enfance, il avait souffert de la distance et de la froideur de son père et s’était plusieurs fois persuadé qu’il ne le considérait pas comme son fils légitime. Mais son couronnement avait tout changé. Le Glorieux avait fait de lui un roi. Alors pourquoi ne le soutenait-il pas davantage ? Pourquoi ne partaient-ils pas vers le Levant pour mener la guerre contre les Infidèles et libérer les terres qui lui appartenaient de droit ? Une colère sourde montait en Hugues à mesure qu’il gravissait les étroites marches menant à la salle du conseil.

Lorsque le garde le fit pénétrer, il découvrit une large pièce éclairée par de grandes ouvertures mais protégée de la chaleur de par de grand moucharabieh en bois. Les murs de pierre blanche étaient embellis par des fleurs peintes avec un indéniable raffinement. Au centre de la pièce, l’empereur Hugues III était penché sur une grande table où avait été étendue une grande carte. Il était en pleine conversation avec le chancelier André Duqm, duc d’Oman.
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L'empereur Hugues III le Glorieux et le chancelier André, duc d'Oman

“Le doge Giano a promis une cinquantaine de navires.

-Je n’aime guère faire appel aux Pisans, répondit l'empereur. Leur influence dans les ports de l’empire est déjà trop importante.

-Nous ne disposons malheureusement pas assez de navires, Votre Majesté, et votre plan en requiert plusieurs centaines.
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Pise

-A quoi peuvent servir des bâteaux ? grogna Hugues le Sombre en s’approchant de la table. Nous devrions mener nos troupes à l’Est pour porter le coup de grâce aux Mongols avant qu’ils ne reforment leur empire !”

L’empereur leva les yeux de sa carte et le dévisagea un long moment. “Les Mongols sont à terre, ils ne se remettront jamais de la disparition de la Grand Kaghan Gulçiçek. Tu n’auras pas besoin de toute la puissance de Jérusalem pour soumettre quelques roitelets turcs. ”
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L'Empire mongol en 1270 et l'Orient en 1297

La colère monta aux joues de Hugues. “Je suis le roi de Mésopotamie, votre plus grand vassal et j’exige les terres que vous m’avez promises !”

Un silence froid s'abattit sur la pièce, avant que l’empereur ne se tourne vers le duc André et lui sourit chaleureusement.

“Mon bon duc, nous remettrons notre discussion à plus tard. Je dois m’entretenir avec le roi de Mésopotamie.” André s’inclina respectueusement devant les deux hommes, puis sortit de la pièce. Hugues le Glorieux s’assit calmement sur une petite chaise et se servit un verre de vin. Lorsqu’ils furent seuls à seuls, son expression aimable disparut. Il prit une petite gorgée puis, d’une voix dure, interrogea son fils.

“Et qui t’as fait roi, Hugues ? Pour qui te prends-tu exactement ?

-Pour Hugues de Montoire, répondit-il directement. Un homme qui porte le nom d’Hugues le Grand, et le vôtre ! Un homme qui devrait être jugé digne de gouverner un royaume…” Ou plus, fit-il comprendre.

Le Glorieux le regardait intensément, comme s’il cherchait à le jauger. Et ce qu’il voyait ne semblait pas lui plaire.

“Hugues de Montoire… murmura-t-il. Hugues. A mes oreilles, il ne m’évoque pas le Grand, mais le Brisé. Mon père n’était pas digne d’être roi. C’était un faible et un incapable. La moitié de ses seigneurs n’avait que mépris pour lui, l’autre se révoltait. Pourquoi aurais-je donné un tel nom à mon fils ? Pour respecter une tradition futile ? Non. Mais cela, ta mère ne le savait pas.” Sa voix se fit dure, tranchante comme le fil d’une épée aiguisée. “Le prénom que tu portes n’est pas mon fait. C’est elle qui l’a choisi. Ce n’était pas la première fois. Quelques années avant ta naissance, lorsque je découvris ses… affaires avec ce chien de Kyriakos, elle avait prénommé ainsi son petit bâtard. Probablement dans l’espoir que je ne le mette pas à mort. Ton frère," il insista sur le mot, "se trouve au diable désormais. Aux dernières nouvelles, il avait quitté la prêtrise et vivait quelque part dans l’empire des Grecs, à maudire mon nom… Qu’importe. Il balaya le souvenir du bâtard d’un geste de la main. J’aurais dû renier cette catin ce jour-là, mais le patriarche Etienne et ma propre mère m’en ont convaincu autrement. Tu es né quelque temps plus tard et, probablement pour se faire pardonner, t’as donné ce nom… Elle aurait mieux fait de mettre fin à sa liaison avec ce fils de chien.”

L’empereur semblait presque avoir oublié Hugues, perdu dans ses pensées et ses vieilles rancœurs. Il finit néanmoins par reposer son regard sur lui.

“Et voilà que tu te gargarise d’un simple prénom ? Que tu y vois des droits qui ne sont pas les tiens ? Est-ce pour cela que tu as nommé ton fils comme moi ? Croyais-tu m’honorer en nommant ainsi un bambin maudit ?”
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Le prince Hugues le Blanc

Le fils du Sombre avait effectivement reçu le prénom de son grand-père. Hugues le Blanc n’avait que 13 ans, mais ses cheveux étaient blancs comme neige et sa peau d’une pâleur cadavérique, ce que certains interpêtaient comme une malédiction.

Hugues était comme paralysé. Il se demandait comment le Glorieux pouvait être aussi charmant avec ses seigneurs, et si impitoyable avec son propre sang.

L’empereur se leva lentement, puis s’approcha de Hugues le Sombre. Il n’était plus qu’à quelques pouces de lui et se mit presque à chuchoter : “Je te reconnais une qualité Hugues. Tu es un homme de guerre. Aussi j’espère que ton épée ne me décevra pas, car je vais en avoir besoin pour vaincre la jeune grecque.” Il fit demi-tour et se dirigea vers une petite fenêtre. Contemplant la vue, il continua d’une voix plus forte : “Car même toi, tu es capable de le deviner. Je vais renverser cette famille de scélérats et m’emparer de leur couronne. Et cette dernière ne sera pas pour toi…”

Il se retourna, plongeant son regard acéré dans celui du Sombre : “...mais pour mon enfant.”

D’un geste, il congédia Hugues le Sombre qui, sonné, sortit de la pièce. Le Glorieux avait raison, il était désormais comme son grand-père, Brisé.​
 
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III. Jean l'Héritier
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Le Ta Konsta était un magnifique palais construit au bord de la Mésè, la grande avenue de Constantinople. Idéalement placé à mi-chemin entre le Capitole et le forum de Constantin, il datait probablement des premiers empereurs, mais avait maintes fois été rénové par les grandes familles aristocratiques qui s’y étaient succédées. Après le coup d'État d'Eusthate, la princesse Dorothée Comnène avait quitté le palais des Blachernes et s’était installée au Ta Konsta. Elle avait rapidement entrepris des travaux d'embellissement et d’agrandissement pour en faire une des plus belles demeures de la capitale. Une des pièces maîtresses était sans conteste la grande salle ouverte sur une terrasse et décorée de magnifiques fresques.

C’est là, sur une grande table en bois de cyprès, que le prince Jean de Montoire déjeunait dans un silence monacal, seulement dérangé par le va-et-vient des esclaves apportant les plats.

Le prince allait s’attaquer à la sponghata, cette omelette rehaussée d’épices dont raffolaient les Grecs, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée de sa femme Dorothée Comnène : “Voici donc où vous vous cachiez”, déclara la princesse qui, enceinte, devait se faire aider de deux serviteurs pour traverser la pièce. “Je vous ai fait mander à plusieurs reprises, sans succès.” Elle s’assit avec difficulté à l’autre bout de la grande table. “Où étiez-vous encore passé ?
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La princesse Dorothéa Comnène

-Je suis allé sur le port de Théodose, prendre des nouvelles de Jérusalem. Mais marchands et capitaines latins ne savaient rien.

-Si vous étiez venu me voir dans mes appartements vous ne sentiriez pas le poisson et en sauriez plus sur la Terre Sainte. J’ai justement des informations qui devraient vous intéresser.”

Elle fut à son tour interrompue par l’arrivée de leur fils aîné, également appelé Jean. Le jeune garçon salua rapidement son père, puis se dirigea vers Dorothée devant laquelle il s’inclina avec bien plus d’insistance.
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Jean de Montoire

“Mère. Vous vouliez me voir ? demanda-t-il dans un grec parfait.

-Oui, Iohannes. Je voulais m’assurer que votre nouveau précepteur vous avait donné à lire les ouvrages de Nicéphore de Thessalonique.

-Oui, Mère. Maître George me l’a fait lire et nous avons vu les règnes des Doukai et la révolte de mon ancêtre Manuel Comnène.

-Bien Iohannes.”

Jean, corrigea intérieurement Jean l’Héritier. L’éducation de son fils était bien trop grecque à son goût. Il n’ouvrit néanmoins pas la bouche et se contenta de ruminer intérieurement.

“J’espère qu’il ne néglige pas votre éducation religieuse, continua Dorothée.

-Non, Mère. Nous avons lu la Vie de Siméon le Stylite par Théodoret de Cyr et j’ai appris le Crédo.

-Récitez-le.”

Le garçon hésita un instant, puis s’exécuta. Jean l’Héritier se sentait de plus en plus mal à l’aise. Son fils ne connaissait probablement pas le Credo en latin.

“Nous croyons en l'Esprit Saint, le Seigneur, qui donne la vie, qui procède du Père. Avec le Père et le Fils…

-Qui procède du Père et du Fils", intervint vertement Jean, mettant un point d’honneur à utiliser le Français d’Outremer. "Filioque en latin.

-Je… je… je suis désolé, Père”, balbutia le jeune Jean dans un Outremer hésitant..

“Ne t’excuse pas, intervint Dorothée. Ceci est le Crédo des Latins.

-Et mon fils est un Latin ! Il deviendra Empereur Jérusalem, protecteur du Tombeau du Christ et Bouclier de Notre Sainte Eglise.

-Il sera Basileus Autocrator, répondit froidement Dorothée en grec. Et il ne pourra s’agenouiller devant le patriarche de Rome.” La tension dans la pièce était à son comble. Le jeune Jean semblait pétrifié, regardant alternativement ses deux parents.

“Iohannes, finit par dire Dorothée d’une voix douce. Retournez dans vos appartements. Je dois parler avec votre père.” Le garçon ne se fit pas prier. Il les salua avant de disparaître en courant.

Dorothée prit un peu de salade : “Hippolyte Taronitès vient de rentrer. Il est probablement devant l’Usurpatrice en ce moment même.” La princesse n’appelait jamais Hélène II par son nom. “Il l’informera bientôt de l’insulte qu’il a subi de la part de votre père, et des rumeurs de guerre qui agitent Jérusalem.”

Jean était soufflé par cette nouvelle. “Pourquoi diable le logothète du drome a-t-il envoyé son fils en ambassade ?” Le logothète du drome était la personne en charge des relations avec les cours étrangères. Ce rôle important avait été décerné à Timothée Taronitès, despote d’Arménie. “Je ne l’enverrai même pas comme émissaire auprès d’un baron normand.

-C’est moi qui ai conseillé à Taronitès d’envoyer Hippolyte.

-Et il s’est laissé convaincre ? Je le pensais pourtant homme d’expérience et de raison. Il me paraissait également conscient des… lacunes de son héritier.”

Dorothée afficha un sourire énigmatique : “Le despote Timothée est effectivement un homme de raison. Il sait que les Palemonaitis ne méritent pas de s’asseoir sur le trône. N’oubliez pas que ma défunte mère était une Taronitès et que nous sommes liés par le sang. ”

Jean comprenait désormais à quel jeu jouait sa femme : “Ainsi le logothète du drome soutient secrètement vos revendications… Je comprends d’où vous tenez vos informations. Mais quel intérêt avez-vous à pousser mon père à la guerre en lui envoyant un imbécile ?

-Depuis des années le Glorieux refuse d’intervenir pour déposer l’Usurpatrice et m’aider à récupérer ce qui est mien, répondit Dorothée avec un ton plein de reproches. Je le force à bouger.

-Vous jouez un jeu dangereux, Dorothée, prévint Jean. Qui vous dit que l’empereur remettra la couronne une fois qu’il l’aura obtenue ?

-Votre Père est ambitieux, mais pas idiot. Il n’a lui-même aucun droit sur l’Empire des Romains. Et il n’a pas les moyens de maintenir sous son contrôle un si vaste territoire, encore moins de faire de Constantinople une simple province de son empire. Il devra trouver un candidat légitime pour diriger les Romains.

-Même s’il parvenait à renverser Hélène II, les Palemonaitis descendent de Marie la Vieille, une porphyrogénète, aînée de l’empereur Andronic. Ils ne manquent pas d’arguments, ni d’ailleurs de prétendants. ”

Dorothée émit un petit reniflement de dédain. “Quels prétendants ? Cet alcoolique défiguré d’Eustathe a dû abdiquer, il se trouve désormais en exil en Orient, à forniquer avec des mahométanes. Son fils Hélias, le père de l’Usurpatrice, a également renoncé à la couronne et s’est retiré au mont Athos où il est devenu moine sous le nom de Léon. Les autres sont quantité négligeable et, comme l’Usurpatrice, ne sont pas porphyrogénètes. Quant à leurs droits, ils ont beau se parer du nom de Comnène, ils seront toujours des Palemonaitis, descendants de petits provinciaux parvenus qui ont eu la chance de marier ma tante. Et vous oubliez qu’une sœur ne peut prévaloir sur un frère. La lignée de mon père, le basileus Pantaleon, prime sur toutes les autres.

-Peut-être, mais vous semblez faire peu de cas de votre nièce Hélène Comnène. Elle est la fille de votre défunt frère, et une ancienne basilissa.

-Et lorsque je serai sur le trône, elle sera honorée comme telle. Ma nièce a eu sa chance. Elle s’est montrée faible et impopulaire, et n’a pu empêcher les usurpateurs de prendre le pouvoir.

-Elle se démène pourtant pour récupérer ce qu’elle pense être sien.

-Elle peut toujours essayer. Elle n’a plus la confiance des Romains. Ni les grands oikoi, ni l’armée, ni le peuple ou le sénat de Constantinople ne l’accepteront. Lorsque tout ceci sera terminé, elle pourra dédier sa vie, et celle de ses enfants, au service de Dieu.” La princesse repoussa son plat, et soupira. “Non, décidément votre père ne pourra se tourner que vers moi. Je suis sa brue, j’ai donné naissance à ses petit-fils et héritiers. Il m’aidera à devenir basilissa autocrator et aura même la joie de voir son fils devenir consort.”

Ou bien vous préférera-t-il en consort ? Le sang de tant d’unions entre Montoires et Comnènes coule dans mes veines ! Ne suis-je pas petit-fils d’Andronic moi-même ? Peut-être est-il temps que la branche de Marie la Jeune prenne les choses en main. Mais Jean garda cette réflexion pour lui-même. Certaines choses ne devaient pas être exprimées à haute voix.
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Version simplifiée de l'arbre généalogique des Comnène-Palemonaitis

“Les dés sont de toute façon jetés, continua Dorothée. Un marchand qui est dans ma clientèle m’a informé que des voiles pisanes se dirigent vers Tripoli. La guerre est sur le point d’éclater.

-Ne devrions nous pas nous retirer sur vos terres à Philippopolis ? Au moins le temps que la tempête passe.

-Pour finir comme ma nièce Hélène qui boude en Thrace depuis une quinzaine d’années ? Non. Nous ne sommes pas dans votre empire franc, où vos chevaliers et grands seigneurs vivent au milieu de leurs paysans. Si certaines grandes familles s’installent de plus en plus dans les provinces, les plus importantes sont toujours dans la Ville. Tout se passe ici. Je dois être à Constantinople lorsque votre Père renversera l’Usurpatrice.
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La princesse Hélène Comnène et ses possessions en Thrace

-Mettons au moins les enfants à l’abri...”

Dorothée acquiesça : “Oui, je les enverrai sous bonne garde à Philippopolis. Ils pourront…

-Votre Altesse, les interrompit Mélèce, le protostrator du palais. Je suis désolé de vous déranger, mais le domestique des scholes, Dorothéos Ouranos, despote d’Anatolie, souhaite entrer. Il est accompagné de plusieurs soldats.”

Dorothée et Jean faillirent s’étrangler de surprise. Ils se levèrent et vinrent se poster au centre de la salle, avant de donner l’ordre au protostrator de faire entrer “leur invité”.
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Dorotheos Ouranos, despote d'Anatolie et domestique des Scholes

Le despote Dorothéos Ouranos, en charge de l’armée impériale, apparut bientôt, accompagné de quelques hommes en armes. Lui-même portait une grande épée à la ceinture, mais n’avait pas revêtu de cote de maille. Même vêtu de soie, le domestique des Scholes était impressionnant avec sa carrure imposante. Il s’inclina devant Dorothéa : “Votre Altesse.” Sa voix était puissante et grave, comme on pouvait s’y attendre avec un homme de guerre.

“Que signifie ceci Ouranos ? Comment osez-vous entrer en armes dans le palais d’une Comnène ?”

Dorothéos semblait sincèrement gêné. Si les Ouranos étaient liés par mariage aux Palemonaitis, ils avaient soutenu les Comnènes et avaient été parmi les derniers à lâcher l’impératrice Hélène Ière. Les Palemonaitis étaient parvenus à gagner Dorothéos à leur cause en le couvrant d’honneurs et de rogai. Il n’en n’était pas moins embarrassé de déranger ainsi une princesse.

“Je vous prie de nous excuser, Votre Altesse. Mais Sa Majesté Impériale mande auprès d’elle le prince Jean et son fils aîné.

-Ma cousine outrepasse ses droits !

-Ce que la basilissa demande, la basilissa l’obtient”, déclara Dorothéos.

La princesse se renfrogna, mais finit par céder : “Bien, je n’ai guère le choix. Je vais me préparer.

-Non, intervint Ouranos. Seuls les deux Jean sont mandés auprès d’elle. Pas vous.”

Dorothéa voulut protester, mais le domestique des scholes ne lui en laissa pas l’opportunité : “Ce sont mes ordres.

-Je vais me rendre auprès de Sa Majesté, intervint Jean. Ne vous inquiétez pas ma chère, Dorothéos Ouranos ne me fera aucun mal, j’en suis sûr. Son propre frère est marié avec ma soeur Marthe.” Il se tourna vers le despote. “Je présume que vous allez nous… escorter.

-Ce sont également mes ordres”, répondit Dorothéos en plaçant sa main sur la poignée de son épée.

“Soit. Mélèce, faîtes venir mon fils.” Lorsque le jeune homme fut prêt, Jean salua sa femme puis suivit le domestique des scholes.

Les deux Jean montèrent dans la voiture qui avait été apprêtée dans la cour du palais. Dorothéos et ses hommes prirent leurs chevaux et se placèrent autour du coche qui s’ébranla.

“Nous rendons-nous aux Blachernes ? demanda Jean à travers la petite ouverture de la voiture.

-Non, répondit Dorothéos. Au Grand Palais.”

Cette information surprit Jean et le laissa songeur. Depuis sa construction par Isaac Comnène il y a de cela 250 ans, le palais des Blachernes était devenu au fil du temps le palais des basileis. Situé au nord-ouest de la ville, dans un quartier moins densément peuplé et à proximité de forêts où les empereurs pouvaient s’adonner à la chasse, le palais des Blachernes avait aussi l'avantage d’être bien moins couteux à entretenir que l’immense palais impérial. Le Grand Palais ne servait plus qu’aux cérémonies officielles importantes. La basilissa veut donc faire un spectacle, s’inquiéta Jean.
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Constantinople, vers 1300

Le chemin jusqu’au Grand Palais n’était pas long. Il suffisait de remonter la Mésè, cette immense artère qui constituait la colonne vertébrale de la ville. Jean jeta un regard aux grands bâtiments qui encadraient la grande rue. Une foule de badauds, de soldats, de serviteurs et d’esclaves vaquaient à leurs occupations, s’arrêtant parfois sous l’une des innombrables arcades où des marchands vendaient les produits d’Orient dont raffolaient les grandes familles de Constantinople.

La capitale de l’Empire des Grecs débordait d’énergie, mais elle n’était pourtant plus aussi peuplée qu’à son apogée. Jérusalem et Constantinople comptaient désormais plus ou moins le même nombre d’habitants. Néanmoins, si la Ville Sainte pouvait être comparée à un enfant ayant grandi trop vite, au point d’être serré dans ses habits ; la Grande Ville, elle, ressemblait à l’un de ces moines qui avait trop longtemps jeûné et nageait désormais dans ses robes. Les Murs de Théodose avaient été construits pour une population bien plus importante, et il n’était pas rare, plus à l’ouest, d’apercevoir des ruines, de grandes villas aristocratiques avec d’immenses jardins, voire même des champs.

Même ici, au cœur de la Ville, on apercevait, entre un grand édifice public où une église, un palais abandonné. Bien sûr, certaines grandes familles avaient simplement investi le quartier des Blachernes, plus agréable et devenu le véritable centre du pouvoir. Mais depuis le désastre de Vanand contre les Mongols et le début de l’anarchie, nombre de grands personnages passaient de plus en plus de temps dans les provinces. Même Jean, qui n’était arrivé qu’il y a trente ans, avait pu voir ces changements. Si les grandes familles restaient des serviteurs de l’empereur et ne pouvaient être comparés aux grands barons de Jérusalem, ils gagnaient peu à peu en autonomie. Les faibles empereurs qui s’étaient succédés depuis plusieurs décennies avaient multiplié les concessions. Certaines charges devenaient héréditaires, les impôts étaient de plus en plus détournés et réinvestis dans les clientèles des provinces. Quant à la fidélité envers le pouvoir central de certaines garnisons lointaines, elle était grandement remise en question.

Un jour, il avait même entendu un vieil érudit déplorer l’influence des “barbares francs” sur l’Empire et les grandes familles. Il exagérait bien sûr. L’autorité de l’administration centrale était toujours très forte à Constantinople, et la puissance des aristocrates dépendait encore du bon vouloir des empereurs. Mais il était vrai que les plus grands personnages de l’Etat regardaient de plus en plus avec envie la puissance montante de Jérusalem et la liberté dont jouissaient ses grands seigneurs.

“Père, demanda Jean en grec. Que veut donc la basilissa ?

-En Outremer, Jean.

-Nai… Oui, Père, se rattrapa le jeune homme. J’ai entendu le nom de grand-père…” Il hésita un instant avant de continuer. “Menace-t-il Constantinople ? Maître George dit qu’un despote étranger ne peut porter la guerre contre la basilissa, se serait rompre la taxis… la euh… l’ordre, la hiérarchie des souverains voulu par Dieu.

-Ton Grand-Père est empereur”, le corrigea Jean. Le jeune homme était décidément bien trop influencé par ses précepteurs. Il aurait dû faire venir un prêtre de Jérusalem pour lui enseigner la culture et la religion de ses ancêtres. “Les Grecs se bercent d’illusion sur leur romanité. Sa Sainteté le pape, seul, peut revendiquer cet héritage. Quant à notre famille, elle est la protectrice du Tombeau de Notre Seigneur et la couronne de Jérusalem est la plus sacrée sur cette Terre. Notre empire est à l’image du royaume des Cieux, béni de Dieu qui nous a donné la victoire contre les ennemis de la Foi. Notre Seigneur est avec nous, pas avec eux, il l’a prouvé à maintes reprises.”

Jean ne savait s’il avait convaincu son fils, mais le jeune homme garda le silence par la suite. L’Héritier retomba dans ses songes. Il se demanda comment sauver sa tête jusqu’à l’arrivée de Père. S’il survivait, le Glorieux le couronnerait certainement empereur. Jean II Montoire, basileus autocrator, se prit-il à rêver.

Ils passèrent bientôt la première arche du forum de Constantin et purent admirer la grande colonne du grand empereur ainsi que le Sénat. Jean était toujours gêné d’y voir trôner la statue de la déesse païenne Athéna. Après la deuxième arche, ils arrivèrent bientôt devant le Grand Palais, dominé à l’Est par l’imposant hippodrome et, à l’Ouest, par la basilique Sainte-Sophie. Ils sortirent bientôt de la voiture et, sous bonne garde, se dirigèrent jusqu’au Palais de la Magnaure, le plus impressionnant du complexe.

La cour était installée dans la plus grande des trois salles qui, contrairement à la plupart des bâtiments du grand palais, avait été soigneusement entretenue. La pièce était tout bonnement immense, mais n'accueillait aujourd’hui que quelques dizaines de personne. En cadré par son fils et Dorothéos, Jean s’avança vers le trône, tout en se demandant si ce “petit comité” était de bonne ou de mauvaise augure.
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Dorothéos Ouranos domestique des Scholes, Hippolyte Doukas logothète du génikon, la parakimomène Pulchérie Doukas et Timothée Taronitès logothète du Drome

La hiérarchie, ou taxis, était scrupuleusement respectée à la cour. Plus Jean avançait vers l’impératrice, plus les personnages qu’il croisait bénéficiaient de dignités importantes. Au plus près de la basilissa, après les ambassadeurs des divers pays tributaires ou alliés, Jean découvrit les plus hauts dignitaires de l’empire. Timothée Taronitès, logothète du drome s’occupait des ambassadeurs. Les Doukai, les anciens rivaux des Comnènes étaient bien représentés avec Hippolyte Doukas, le logothète du génikon en charge des bureaux fiscaux, et sa lointaine cousine, la parakimomène Pulchérie Doukas. La charge de cette dernière avait été longtemps l’apanage des eunuques, mais cette tradition s’était peu à peu éteinte. Elle était par contre la première femme à occuper ce poste qui, de manière semi-officieuse, était à la tête d’un bureau en charge de la sûreté de l’Etat.
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L'Impératrice douairière Nicolette Ouranos, la basilissa Hélène II Palemonaitis et le patriarche de Constantinople Germain II

L’impératrice était encadrée par les deux co-régents désignés par le basileus Hélias avant de retirer au monastère. L’impératrice douairière Nicolette Ouranos, soeur du despote Dorothéos, passait pour peu au fait des affaires de l’Empire, aussi son mari avait-il jugé préférable de lui adjoindre le patriarche de Constantinople Germain II. Le précédent basileus avait probablement jugé plus sûr de nommer un homme ne pouvant prétendre au trône, mais Germain n’était pas non plus réputé pour sa force de caractère. Manipulable, le patriarche n’arrivait guère à s’imposer et les grands dignitaires qui avaient le plus souvent le dernier mot.

Directement sous l’abside peinte d’un impressionnant Christ Pantocrator, la jeune basilissa de 13 ans, Hélène II, était assise sur le trône de Salomon. Elle était si petite qu’elle ne touchait pas le sol et ses sandales pourpres étaient bien trop grandes pour ses pieds.

Jean s’avança à quelques toises du trône, à l’endroit désigné par le cubiculaire, l’eunuque en charge du protocole. Apparenté par le sang et le mariage à la basilissa, Jean n’avait pas à se prosterner et se contenta de s’incliner respectueusement.

“Cousin !” commença sans préambule l’impératrice.” Mon logothète du drome m’a fait part de la grave insulte faite à mon ambassadeur par votre père le roi de Jérusalem.” Sa voix enfantine était emplie de colère. “Ma chère Pulcheria m’informe même que les troupes de Jérusalem seraient stationnées à Tripoli.

-Votre Majesté, intervint la parakimomène, si vous permettez. Des marchands vénitiens m’ont également informé que des navires pisans se dirigeraient vers le Liban.

-Pourquoi ces Italiens me voudraient-ils du mal ? demanda la jeune fille, manifestement choquée.

-Le doge Giano a été particulièrement déçu par notre refus de lui accorder un chrysobulle, l’informa le logothète du génikon Hippolyte Doukas. Les Pisans demandaient les mêmes exemptions du kommerkion que nous avons accordé aux Vénitiens. Ils voulaient également obtenir le droit de s’installer à Constantinople même.”

Les Vénitiens avaient soutenu les Palemonaitis et obtenu en échange l’éviction des marchands pisans qui devaient se contenter d’une église à Péra, le quartier latin au-delà de la Corne d’Or.

“Je veux que tous les Pisans soient expulsés au plus vite de la ville !” Le ton employé faisait davantage penser à un caprice qu’à un ordre. “Quant à vous, dit-elle en désignant Jean d’un doigt rageur, je devrais vous faire raccourcir !”

La panique allait s’emparer de Jean, lorsque Timothée Taronitès intervint : “Votre Majesté. Je suis le premier choqué par les agissements du roi franc. Il a insulté mon propre fils et héritier !” Le despote était un homme aux nombreuses qualités, mais c’était surtout un orateur hors pair. “Mais nous ne sommes pas encore sûrs des intentions du barbare. Ce serait une erreur d’agir dans la précipitation et de mettre à mort son héritier. Nous nous condamnerions à une guerre sans merci. Je vous rappelle que le prince Jean est également votre parent, et que le parricide n’est pas une mince affaire pour les hommes, comme pour Notre Seigneur.

-C’est le père de cet homme qui souhaite faire couler le sang de ma tendre fille, s’indigna l’impératrice douairière Nikoletta.

-Votre Majesté, répondit Taronitès, rien ne dit qu’il ira jusqu’à une telle extrémité. Et je doute que le prince Jean ait été informé des plans de son père, sinon il ne serait pas ici en ce moment même. Enfin, je crois qu’il nous serait bien plus utile en vie. Il constituerait un formidable moyen de pression sur le roi de Jérusalem.”

Ces paroles convainquirent Germain II : “Le despote Taronitès marque un point, Votre Majesté. Nous devrions épargner le prince.” L’impératrice douairière se rangea de l’avis du patriarche, mais Hélène II était toujours en colère. Jean fut néanmoins soulagé, il savait que la basilissa ne pourrait pas totalement aller contre l’avis des régents. L’Héritier remercia le ciel d’avoir le soutien du logothète du drome qui s’était surpassé. Si Timothée n’avait pas été un partisan de sa femme, il n’aurait pas donné cher de sa tête.

“Soit, mais je continue de penser que nous devrions nous débarrasser des traîtres, notamment de ma cousine Hélène. Je suis sûre qu’elle conspire avec les barbares pour récupérer mon trône. Je devrais l’envoyer au couvent !”

Cette fois-ci, c’est Dorothéos qui intervint de sa voix grave : “Votre Majesté. Hélène Comnène est de votre sang, et une porphyrogénète qui fut impératrice. Elle a encore bien des partisans dans les provinces, il ne serait pas avisé de diviser l’Empire au moment où il est menacé.” Décidément, le conseil de la basilissa est infiltré par toutes les prétendantes de l’Empire, songea Jean avec amusement.

“Mon frère, intervint à nouveau l’impératrice douairière. Cette femme ne cache pas son souhait d’usurper le trône de votre nièce, elle est dangereuse.

-J’en suis bien conscient ma soeur. Mais ses jeunes enfants, les princes Valère et Cyr sont à la cour, elle ne pourra rien tenter contre Sa Majesté.”

Nikoletta sembla rassurée et le patriarche montra son approbation par un hochement de tête. Hélène II dut une nouvelle fois reculer : “Bien, mais j’exige qu’elle mobilise la Thrace et vienne renforcer mes armées.

-Ce sera fait”, répondit Dorothéos en s’inclinant respectueusement.

Pulchérie se rapprocha de la jeune impératrice et lui souffla quelques mots qui semblèrent la réjouir. Elle afficha un sourire espiègle avant d’annoncer : “Concernant les Montoires. il semblerait pertinent que la fille du roi de Jérusalem, la princesse Marthe, rejoigne également Constantinople.”

Jean comprit de suite la subtilité du stratagème. En faisant venir Marthe au palais, elle ne s’assurait pas seulement d’obtenir un moyen de pression contre Hugues III, mais également contre Dorothéos Ouranos, puisque Marthe était sa belle-soeur. Le domestique des scholes voulut intervenir, mais l’impératrice lui intima le silence.

“Telle est ma décision !” Elle désigna ensuite Jean. “Quant à vous, vous combattrez votre père. Peut-être retiendra-t-il son bras en vous découvrant sur le champ de bataille ? Alors que vous dirigerez les troupes de votre femme pour prouver votre loyauté envers moi, votre fils et héritier restera à la cour. Si vous me trahissez, prince, je le ferai aveugler et castrer.”

Jean eut les plus grandes difficultés à déglutir.

“Et pour m’assurer de votre obéissance, j’accepte de me prêter à votre coutume barbare. Venez ici, Jean de Montoire ! Agenouillez-vous et jurez-moi fidélité !”

Alors que Jean, honteux et humilié, prêtait hommage à la basilissa, il fit un autre serment au plus profond de lui-même.

Celui de lui faire payer.​
 
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IV. Agathe
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Agathe, seulement accompagnée d’une servante et d’un garde, parcourait les quais de Tripoli. La présence de l’armée impériale était à la fois une malédiction et une bénédiction pour les habitants de la ville. Nombre de Tripolitains avaient dû accueillir des soldats dans leur foyer, et certains se plaignaient ouvertement de leur comportement. Les marchands et artisans y voyaient néanmoins une aubaine. Les étales étaient pris d’assaut par des dizaines d’hommes d’armes désireux de faire des provisions. Les forgerons se voyaient passer des commandes par les plus grands barons et chevaliers de l’empire et les marchands se faisaient payer à prix d’or les tonneaux et caisses qui étaient chargés sur les grands navires pisans.

Quelle ville débordante de vie, se dit Agathe en admirant le port. Peut-être devrais-je m’y établir lorsque Père sera parti ? Elle était lasse de s’occuper de sa famille. Il fallait qu’elle trouve un sens à sa vie, elle qui n’avait ni titre, ni mari, ni espoir de rentrer au couvent.

“N’est-ce pas magnifique, Votre Altesse ?" Elle faillit sursauter. Un homme d’une trentaine d'années se tenait à côté d’elle. Il arborait une barbe bien taillée et avait un léger accent grec.
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Hippolyte de Péra

“L’armée ou la mer ? demanda-t-elle

-Les deux”, dit-il avec un sourire charmeur.

Elle ne put s’empêcher de rire, puis demanda en Grec : “Qui êtes-vous donc ?

-Je vois que mes origines ont été percées à jour, sourit l’inconnu. Votre grec est impeccable, je n’en n’attendais pas moins de la fille de la princesse Marie Comnène. Je suis Philippe de Péra, pour vous servir”, accompagnant sa déclaration par une petite courbette amusée.

“Et qu’est-ce qu’un Grec vient donc faire ici ?

-Au milieu d’une armée barbare prête à envahir son empire ? Et bien, sachez que votre père n’est pas le seul à ne pas apprécier la jeune Hélène II… ni à respecter Notre Saint Père Alexandre IV.” Son sourire était charmant. Agathe dû se reprendre, c’était inconvenant, ce Philippe n’était qu’un homme du commun de dix ans son puîné. “Mais peut-être vouliez-vous seulement savoir pourquoi je suis devant vous ? L’empereur m’a demandé de vous amener auprès de lui.

-Je pensais qu’il tenait conseil.

-C’est le cas, mais il veut vous voir. Je vais vous escorter. Peut-être me ferez vous l’honneur de m’en apprendre davantage sur cette belle cité ?”

Agathe le suivit, amusée par son effronterie. Ils traversèrent les quais, tentant tant bien que mal d’éviter les nombreux badauds. En entendant deux marins italiens s'apostropher, Philippe ne put retenir un rire : “Il y a autant de Pisans qu’à Péra !

-Depuis toujours, répondit Agathe. Lorsque mon ancêtre Hugues le Grand fut couronné roi, il y a deux cent ans de cela, le royaume était pauvre et menacé de toutes parts. Nous n’étions reliés à la Chrétienté que par les modestes de ports de Jaffa et d’Acre. C’est pourquoi une de ses premières campagnes fut dirigée contre les Nasrides pour s’emparer de la côte libanaise. Lorsqu’il prit Beyrouth et Tripoli, les Génois qui avaient transporté les Croisés au-delà des mers voulurent s’y installer. Mais Hugues Ier souhaitait limiter leur influence grandissante sur le royaume, aussi fit-il appel à leurs grands rivaux les Pisans qui y ouvrirent un comptoir.
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La campagne de Hugues Ier le Grand (1099-1104) contre les Nasrides pour contrôler le flux de pèlerin (flèche bleue), à contenir les Byzantins et isoler les fatimides (lignes rouges)

-C’est donc le Grand qui en fit une place si prospère.

-Non, son fils. C’est Henri Ier le Sage qui fit aménager le port pour accueillir les nombreux pèlerins et chevaliers qui affluaient en Terre Sainte.”
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Construction du port de Tripoli par Henri Ier le Sage dans les années 1120

Alors qu’ils remontaient la rue principale en direction du château, Philippe désigna un monogramme gravé sur plusieurs façades : “Et ce H que j’aperçois un peu partout. Est-ce celui de Hugues Ier ou de Henri Ier ?

-Ni l’un ni l’autre, répondit la princesse. Il s’agit du monogramme du prince Hugues le Franc qui fut duc du Liban pendant près de 60 ans.

-Son nom me dit quelque chose.

-Oh, probablement. C’était un personnage. Il était le fils de Henri II le Couard et le frère de Henri III le Jeune. C’était un homme ambitieux, persuadé que mon grand-père Hugues II le Brisé était un bâtard. Deux rébellions eurent lieu en son nom. Il ne participa pas à la première guerre du Franc, étant en profond désaccord avec la rebelle Marie d’Alep. C’est d’ailleurs à Tripoli que cette dernière subit sa plus grande défaite. Mais il mena la seconde guerre, se couronnant roi sous le nom de Hugues II le Franc en 1236. Il fallut trois ans de guerre et toute l’énergie de mon oncle Henri dit le Prince Noir, pour le défaire. Lors du jugement de Naplouse en 1239, il perdit le Liban qui revint à la couronne.”
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Hugues "II" le Franc

Ils arrivèrent bientôt devant la forteresse. Elle était de taille modeste mais ses murs épais avaient résisté à bien des sièges.

“Je crois connaître cette histoire, dit Philippe. En tout cas une partie. Nous parlons d’un temps où Montoires et Comnènes étaient alliés, et où Constantinople était encore la grande puissance de l’Orient. Manuel IV Comnène n’était basileus que depuis quelques mois lorsqu’il décida de partir en campagne pour sauver son allié barbare contre un obscur prétendant. C’est peut-être ici, à Tripoli, qu’il trouva la mort en 1238. L’Empire passa aux mains de son très jeune frère Nicomède. Un an plus tard, le César Andronic Comnène, son oncle et régent, le faisait aveugler et prenait le pouvoir.” Il sourit à Agathe. “Votre grand-père maternel”.
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La succession des basileis dans la première moitié du XIIIe siècle

La princesse et Philippe s’engagèrent dans les escaliers menant à la salle du conseil. “1239 fut décidément une année de bouleversements, fit remarquer Agathe. Ce fut également l’année de la Grande Peste qui emporta le Prince Noir. Mon grand-père Hugues II ne se remit jamais de la mort de son héritier. Le Brisé se retira dans son palais en bord de mer. Mon père, le héritier de Jérusalem, était encore jeune. Il reçut le duché du Liban et fut envoyé à Tripoli sous la bonne garde de sa tante Anne la Demoiselle.”
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Mort du Prince Noir et la princesse Anne la Demoiselle et le prince héritier Hugues

Ils arrivèrent devant la porte du conseil, mais poursuivirent leur conversation.

“Ce devait être une période difficile pour votre père.

-Pas le moins du monde. Un jour, il m’a même avoué que cela avait été les plus belles années de sa vie, loin de son père brisé et de sa mère ivre de pouvoir. Il adorait sa tante qui était comme une mère pour lui. Il parait que c’était une femme de caractère. Les troubadours aiment chanter ses amours interdits avec Guorhoiarn, comte de Gaza.” Agathe se fit soudain songeuse.”Mais elle finit comme moi, sans mari et sans terre, à élever les enfants des autres dans des châteaux qui ne lui appartenaient pas.”

Agathe fut surprise de se laisser aller ainsi devant un inconnu et voulut s’excuser, mais Philippe ne lui en laissa pas l'occasion : ‘Vous ne savez pas ce que le destin vous réserve, Votre Altesse”, dit-il, un sourire aux lèvres.

La princesse le lui rendit : “Je vous remercie pour cette balade, Philippe. J’espère vous revoir bientôt.

-Vous me reverrez, Votre Altesse, n’ayez crainte.”

Puis Agathe entra dans la salle du conseil.

La pièce n’était pas très grande et mal éclairée. Au milieu, on avait installé une table ronde où siégeaient les membres du conseil. Assis face à la porte, l’empereur Hugues III écoutait en silence ses conseillers débattre de la future campagne.
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Le conseil : le chancelier André, duc d'Oman ; le commandant Errard, comte de Yamama Errard, ; le trésorier Guérech II, duc du Delta ; le maréchal Hugues II le Sombre, roi de Mésopotamie ; le Patriarche de Jérusalem Bouchard ; le grand chambellan Mursel, duc de
Bahreïn


Lorsqu’ils aperçurent Agathe, les grands seigneurs se turent. La princesse hésita un instant avant de s’adresser au Glorieux : “Père, je suis désolé de vous interrompre. On m’a dit que vous souhaitiez me voir. Je peux bien entendu revenir après la fin du conseil.

-Non, ma fille.” L’empereur désigna la chaise à sa droite. “Assis-toi.”
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L'empereur Hugues III le Glorieux

Agathe fut totalement prise de court. Il n’était pas courant qu’un membre extérieur au conseil assiste à une réunion, et encore moins une femme. Les conseillers semblaient également confus et un silence gêné s’installa alors que la princesse prenait place.

“Continuez, ordonna l’empereur. Hugues ?”

Hugues le Sombre, le frère d’Agathe venait d’être nommé maréchal de l’Empire. C’était un honneur certain qui faisait de lui le chef officiel des armées de Jérusalem. Dans les faits, les troupes étaient commandées par le vieux comte Errard, qui siégeait également au conseil.

“Je continue de penser que nous devrions mener une offensive terrestre. Antioche devrait facilement tomber et les cols des Monts Taurus sont mal défendus. Dès que nous nous en serons emparés l’Anatolie tombera comme fruit mûr.”

Hugues III ne répondit rien et se tourna silencieusement vers Errard. Le fidèle de l’empereur prit la parole : “Le prince sous-estime les murailles d’Antioche.” En bon soldat, il s'exprimait par des phases courtes et simples qui allaient droit au but. “Il est difficile de mener une armée à travers les cols du Taurus. Nous serons harcelés et nous devrons assiéger toutes les places sur notre chemin sous peine d’être pris à revers. Il faudra également laisser des garnisons dans chaque place pour nous assurer de leur loyauté. La campagne sera longue et meurtrière. Lorsque nous arriverons à Constantinople nous n’aurons plus qu’une infime partie de nos troupes.

-Et dois-je préciser que cela fait des semaines que je négocie en secret avec les Pisans pour obtenir des navires ?” Le chancelier André, duc d’Oman était un homme imbu de lui-même mais un excellent diplomate.

“Et votre générosité envers nos amis italiens a bien failli vider le trésor”, lâcha Guérech II de Hainaut, duc du Delta. C’était un des plus anciens membres du conseil. Il n’était pas le plus doué des trésoriers mais c’était un homme influent en Egypte. Il était de surcroît le grand rival du duc Guichard du Caire, que père n’appréciait guère. Le Glorieux disait souvent que les nominations au conseil relevaient davantage de la politique que de l’expertise.

“Je pense également que nous devrions en finir le plus vite possible en frappant au cœur de l’Empire des Rums”, déclara Mursel ibn Sehinsah. Ce dernier était probablement le personnage le plus haut en couleur du conseil. Depuis l'effondrement de l’empire mongol, Hugues III s’efforçait de conquérir la Mésopotamie et le nord-est de la péninsule arabique. Dix ans auparavant, il avait soumis Mursel, alors émir de Bahreïn et l’avait forcé à se convertir. Le baptême l’avait fait Chrétien, mais pas saint. Le Bédouin passait son temps à s’enivrer, à séduire des femmes de petites vertus et à se quereller avec des hobereaux qu’il provoquait en duel. Hugues III semblait apprécier ses services néanmoins. Mursel était un homme de réseau, toujours bien informé et qui ne rechignait pas aux tâches les plus ingrates. Sa nomination avait également réjoui les élites converties de l’Est de l’Empire. “Il faut attaquer la capitale. Lorsque l'on veut tuer un homme, on ne vise pas les pieds, mais la gorge.”
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Les deux plans d'invasions​

Tout le monde se tourna vers l’empereur qui n’avait encore rien dit. Il leur présenta son plus beau sourire : “Chers conseillers, vous m’avez convaincu. Nous ne menons pas une vulgaire guerre de territoire, mais souhaitons renverser cette dynastie schismatique et apporter la Vraie Foi à nos frères égarés.” D’un hochement de tête, le patriarche Bouchard marqua son approbation. “Or, l’impératrice et le patriarche, les deux têtes de l’hydre grecque, se trouvent à Constantinople. Si nous prenons la ville, nous gagnons la guerre. Je suis donc d’accord avec vous, chers conseillers.”

Agathe s’amusa de voir son père jouer la comédie. Elle savait pertinemment que l’empereur avait déjà fait son choix, mais il veillait toujours à le présenter comme une décision du conseil.

“Votre Majesté, intervint le patriarche Bouchard, je suis persuadé que Sa Sainteté Alexandre IV ne soutiendra pas notre campagne.

-Pourquoi diable ? interrogea Hugues le Sombre. Nous allons mettre fin au Schisme.

-Peut-être… mais le Souverain Pontife ne souhaite pas affaiblir davantage nos frères grecs, même s’ils sont dans l’erreur. Il pense pouvoir les convaincre par le prêche.

-Cela fait bien deux siècles que le pape essaie de les convaincre de revenir sur le droit chemin, fit remarquer Guérech. Pourquoi réussirait-il aujourd’hui ?

-La véritable raison, expliqua le chancelier André, est que le pape Alexandre craint Jérusalem. Il a déjà abattu la puissance des empereurs germaniques qui menaçaient sa mainmise sur la Chrétienté. Et Jérusalem est désormais un rival bien plus formidable. L’indépendance de notre patriarcat n’est pas non plus du goût de la curie.

-Messire ! intervint Bouchard. Je n’aime guère vos insinuations. Je suis un fidèle serviteur du Saint-Siège dont j’ai reconnu la primauté !” Le patriarche oubliait de préciser qu’il était surtout le fidèle serviteur de l’empereur. A Jérusalem, la grande lutte entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel avait clairement tourné en faveur du premier.

“Veuillez m’excuser si je suis allé trop loin Votre Sainteté, répondit le duc d’Oman. Il y a néanmoins une raison politique à cette réticence. Le Saint Père voit d’un mauvais œil notre alliance avec les Pisans qui le menacent au nord et, en cas de victoire, Sa Majesté contrôlerait l’italie byzantine, au sud des Etats du pape.
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Le pape Alexandre IV et la situation politique de la péninsule italienne en 1297

-Seigneur André, intervint Hugues III. Notre campagne a la bénédiction de notre patriarche. Lorsque nous contrôlerons Constantinople, le pape comprendra qu’il s’agissait d’une sage décision pour le bien de la Chrétienté et de l’Eglise. Il n’aura d’ailleurs pas à s’inquiéter pour l’Italie, je ne compte pas m’emparer d’un pouce de territoire grec.

-Vous n’envisagez pas de vous faire proclamer empereur des Romains ?” demanda Agathe manifestement surprise.

“Les Grecs n’accepteront jamais un étranger, qui n’a de plus aucun droit sur la couronne, répondit Mursel. Si Sa Majesté s’empare du trône de Salomon ou transforme l’Empire des Rums en une simple province de Jérusalem, je ne donne pas deux mois avant qu’ils ne se rebellent.

-Nous n’avons pas assez d’hommes pour maintenir la paix sur un si vaste territoire, expliqua Errard.

-Ni les moyens, ajouta Guérech.

-Sans parler des réactions des cours étrangères, acheva André.

-Vous allez donc remettre la couronne à Héléna Iere ou à ma belle-sœur Dorothéa ? demanda Agathe.

-Des schismatiques ! s’écria le patriarche.

-Le candidat parfait doit être de rite latin, lié par le sang à Votre famille et être prétendant au trône de Constantinople, précisa le duc André.

Agathe comprit tout à coup : “Jean, mon frère !

-Il est le candidat idéal”, avoua à regret Hugues le Sombre.

“Non.” Tous se tournèrent vers l’empereur. “Jean héritera de Jérusalem, pas de Constantinople.” Il se tourna vers Agathe : “Ma fille aînée et celle de ma défunte première femme, sera couronnée impératrice des Romains.”

Le ciel venait tout simplement de tomber sur la tête de la princesse. Elle faillit défaillir sous le choc. Elle entendait à peine les conseillers qui se mirent à parler tous en même temps.

“Silence !” Pour une fois, l’empereur s’imposa par la force. “Telle est ma décision. Ce soir-même Sa Sainteté le patriarche Bouchard couronnera Agathe Impératrice des Romains en l'Église Saint-Georges de Tripoli. Ce conseil est terminé, vous pouvez disposer.”

Agathe était toujours sonnée. Elle resta pétrifiée sur sa chaise alors que les conseillers quittaient peu à peu la salle. Bientôt, il ne resta plus que son père. Il se leva à son tour et se dirigea vers la porte.

“Attendez ! l’arrêta-t-elle. P… Père! Comment, je… Je ne connais rien de Constantinople ou de l’Empire des Grecs.

-Et c’est pourquoi j’ai pris Philippe de Péra à mon service. Il a une connaissance poussée de la cour de Constantinople. Il pourra t’enseigner tout ce qu’il sait sur les us et coutumes des Grecs, ainsi que sur les grands personnages de l’Empire.

-M… Mais… Comment puis-je devenir impératrice ? Comment endosser de telles responsabilités ?

-C’est exactement la même question que j’ai posé à ta grande tante, il y a de cela près de 50 ans. Sais-tu ce que m’a répondu la princesse Anne ? Que je devais trouver la réponse par moi-même.” Il sourit puis sortit de la pièce.

Quelques heures plus tard, Agathe était agenouillée devant le patriarche de Jérusalem pour une cérémonie de couronnement mélangeant rituels grecs et hiérosolymitains. Comme à Constantinople, elle reçut la chlamyde pourpre des mains de Bouchard, mais comme les rois de Jérusalem, le patriarche lui donna l’onction.

Agathe de Montoire se releva et fit face à son père, sa famille et les grands seigneurs du royaume. On lui présenta la couronne. Agathe fut extrêmement surprise en la découvrant. Il ne s’agissait bien sûr pas de celle portée par les basileis Comnènes, mais de celle de son ancêtre Hugues Ier le Grand. Cette couronne décorée de fleurs de lys était l’un des trésors les plus précieux des Montoire.

Enfin, elle déposa la couronna sur sa tête, devenant Agathe Iere, Impératrice des Romains.
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V. Jean l'Héritier
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Jean l’Héritier, debout sur la courtine du mur maritime, observait la bannière de Jérusalem qui flottait désormais sur Péra, le quartier latin sur la rive nord de la Corne d’Or. Le prince était partagé entre la fierté de voir les siens remporter une victoire, et la crainte de devoir bientôt tirer l’épée contre eux.

Il n’était pas le seul absorbé par ce spectacle irréel. Toutes les cloches de la ville avaient sonné à l’unisson lorsque les premières voiles latines avaient été aperçues sur la mer de Marmara. Des centaines de soldats et d’habitants s’étaient précipités sur les murailles pour admirer l’immense armada. Nombre de Grecs étaient sous le choc. Depuis quelques jours, les bruits couraient sur ce souverain franc qui avait couronné sa fille impératrice et avait déclaré la guerre à la basilissa. Il s’agissait néanmoins d’une rumeur lointaine et irréelle que peu d’habitants prenaient au sérieux. Et voilà, qu’une forêt de mâts était apparue devant la ville et déversait des milliers de soldats sur la rive nord de la Corne d’Or.
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La déclaration de guerre et le trajet des navires Pisans

“Les défenseurs de Péra n’ont pas résisté bien longtemps, fit remarquer Jean.

-Galata était infesté de traîtres”, répondit sèchement Dorotheos Ouranos. Le domestique des Scholes cracha, comme pour exprimer ce qu’il pensait des Italiens. “Nous avons bien fait d’expulser tous les Pisans de Constantinople pour qu’ils ne puissent pas nous poignarder dans le dos. Et la place n’a aucune valeur tant que nous contrôlons toujours le kastellion.”
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Dorothéos Ouranos, despote d'Anatolie

Ouranos faisait référence à la puissante tour construite sur la rive nord. Les Grecs la tenaient toujours, malgré une tentative des troupes de Jérusalem de s’en emparer. L’importance de ce bâtiment défensif tenait moins à ses murs qu’à la chaîne qui y était accrochée. Cette dernière bloquait l’entrée de la Corne d’Or aux nombreux navires pisans.

“La chute du kastellion ne saurait tarder, dit Jean. Sans la chaîne, les navires pisans pénétreront la Corne d’Or et les Hiérosolymitains seront libres de lancer un assaut contre les murs.”

Le domestique des Scholes émit un grognement : “Même si la chaîne venait à être brisée, il faudrait que les Francs parviennent à passer nos murailles. Personne n’y est jamais arrivé par la force. Demandez donc aux Arabes, leur vaine tentative de 6806 a tourné au fiasco face à la puissance de nos murs et à la bravoure de Constantin V.”

Jean fut amusé par la déférence affichée envers l’empereur iconoclaste. Malgré sa victoire de 717, les chroniqueurs grecs le surnommait Copronyme, littéralement “au nom de merde” ou Caballinos, “l’Ordurier”. Mais trente années à Constantinople avait appris à Jean que les Grecs n’hésitaient pas à réévaluer ou rabaisser la figure de leurs anciens empereurs en fonction de la situation du moment.

Le domestique des scholes semblait en avoir assez vu, il tourna les talons et se dirigea vers la tour la plus proche, suivit de près par Jean. Ils descendirent les escaliers et se retrouvèrent bientôt dans le quartier vénitien.

“Ne craignez-vous pas les sujets de la Sérénissime ? demanda Jean alors qu’il grimpait sur sa monture.

-Les Vénitiens détestent plus que tout les Pisans, ils n’aideront pas votre soeur.”

La mention à Agathe se voulait une pique à l’intention de Jean. Lorsque la nouvelle du couronnement de sa soeur était parvenue à Constantinople, Dorothéa l’avait giflé, comme s’il avait été responsable de cette “trahison”. C’était pourtant lui qui avait le plus de raison de se sentir trahi. Certes, Agathe était son aînée, mais c’était une femme !

Ils sortirent bientôt du quartier vénitien et prirent la direction de l’Ouest. Jean ne savait pas où ils allaient, mais il était conscient que le domestique des Scholes ne l’avait pas convoqué pour admirer la prise de Péra.

“La Ville peut-elle tenir un siège prolongé ? demanda-t-il.

-Nous possédons assez de vivres pour quelques mois et nous contrôlons toujours les Murs de Théodose. Nous ne sommes pas coupés de l’Empire.

-De l’Ouest de l’Empire, corrigea Jean.

-Les Pisans sont trop occupés ici pour contrôler toutes les côtes et nous avons toujours la mainmise sur le détroit des Dardanelles. C’est par là que Taronitès envisage de revenir lorsqu’il aura rassembler les armées d’Orient. Il doit d’abord repousser une incursion turque en Arménie. Les Infidèles sont comme des vautours, ils profitent de la faiblesse de leur proie pour se jeter dessus.”

Alors qu’ils traversaient la ville, Jean remarqua une hostilité inhabituelle à son égard. Plusieurs passants lui jetaient un regard méfiant, voire haineux. Aux abords du mausolée de Constantin et de l’église des Saint Apôtres, il entendit un saint homme prêcher contre les hérétiques. Une foule remontée déversait sa haine contre les Latins et le Saint-Père. Tout au long de ces années, il avait parfois ressenti de l’incompréhension ou de la condescendance de la part des Grecs, mais jamais une telle haine. Il jugea plus prudent de faire profil bas.

“Espérons que Taronitès revienne avec assez d’hommes, finit par dire Jean. L’ost hiérosolymitain est impressionnant. J’ai compté près de 30000 hommes.

-Oui, je ne m’attendais effectivement pas à autant d’ennemis…” Dorotheos se fit presque songeur. “Les tagmatas ne sont plus ce qu’ils étaient…”

Cet aveu de faiblesse surprit presque Jean, habitué à l’arrogance grecque. Il fallait dire que la situation militaire de l’Empire était particulièrement préoccupante.

Avant le désastre Vanand, Constantinople n’aurait pas tremblé. L’armée impériale pouvait alors compter sur les tagmatas, ces régiments de soldats professionnels qui au cours des siècles avaient peu à peu remplacé les armées de masse des thematas.

La déroute face aux Mongols avait discrédité les tagmatas. Le basileus Pantaléon Comnène avait lancé une série de réformes qui, comme souvent avec les Grecs, furent davantage présentées comme un retour à l’armée idéalisée d’Héraclius que comme une innovation. Dans les faits, les régiments professionnels avaient été fortement réduits au profit de levées dans les provinces.

Cette réforme avait joué un rôle dans l’Anarchie grecque, Eustathe profitant du mécontentement des tagmatas pour renverser Hélène Iere et prendre le pouvoir. Mais le nouveau basileus, conscient du danger politique des régiments professionnels, s’était empressé d’accélérer la réforme.

Au bas de l’échelle, les frontières des antiques thèmes avaient été redessinées et la charge de stratège, affaiblie sous les Comnènes, ressuscitée. Les ducs ou catépans, en charge de plusieurs thèmes, virent leurs pouvoirs fiscaux et militaires renforcés tandis qu’ils n’étaient plus recrutés dans l’administration mais dans les grandes familles qui devenaient progressivement propriétaires du titre. La grande innovation fut néanmoins l’apparition de grandes régions militaires et fiscales, les despotats. Le titre de despote, autrefois dénué de tout pouvoir, fut réservé à de grands aristocrates qui étaient désormais en charge des levées. Si l’empereur était toujours libre de choisir qui bon lui semblait, il était de plus en plus de coutume de choisir l’héritier du précédent détenteur du titre.
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L'affaiblissement de l'autorité impériale et l'organisation administrative de l'Empire à la fin du XIIIe siècle

Toutes ces réformes avaient écarté le risque d’un coup d’Etat et satisfaits les grandes familles. Elles avaient par contre grandement affaibli l’autorité impériale et l’armée qui était désormais constituée de levées inexpérimentées. Pire, dans cette guerre les Grecs ne pouvaient plus compter sur les compagnies mercenaires qui étaient souvent recrutées à Jérusalem. Ces hommes étaient pourtant essentiels car ils fournissaient les cavaliers dont manquait cruellement l’Empire.
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L'armée grecque

Les deux hommes finirent par dépasser les ruines du mur de Constantin et débouchèrent sur des champs dominés par de magnifiques villas. “Ne nous rendons-nous pas au palais des Blachernes ?

-Non, répondit le despote. Nous allons à la porte d’Andrinople. De là, je quitterai la ville et me rendrai à l’Ouest pour rassembler les troupes..

-Déjà ? Jean était surpris. Mais le siège…

-Vous l’avez dit vous même, Constantinople ne pourra pas tenir indéfiniment. Je dois organiser l’armée pour une contre-attaque. Et je ne sais si nous garderons bien longtemps le contrôle des terres au-delà du mur de Théodose. Nous devons en profiter.

-Nous ?

-J’ai reçu l’ordre de vous emmener avec moi.” Dorothéos se retourna et lui sourit : “L’Impératrice ne se méfie pas seulement des Pisans, prince Jean.”
 
VI. Agathe
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Vingt ans auparavant, les Pisans avaient obtenu le droit d’ériger une grande tour à Péra. C’est au dernier étage de cette tour dite de Galata, qu’on avait installé une grande table ronde pour accueillir les membres du conseil. La pièce circulaire était percée de plusieurs grandes ouvertures qui offraient une vue imprenable sur le détroit du Bosphore et Constantinople. Malheureusement, elles laissaient aussi passer des rafales de vent glaciales et Agathe grelottait de froid malgré ses fourrures.
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Le conseil. Dans les sens des aiguilles d'une montre : Hugues III le Glorieux, empereur de Jérusalem ; Hugues II le Sombre, roi de Mésopotamie ; Mursel, duc de Bahreïn et chambellan ; vicaire Gilbert du Puy du Fou ; Agathe, impératrice des Romains ; André, duc d'Oman et chancelier ; Guérech II, duc du Delta et trésorier ; Errard, comte de Haditha

Elle ne semblait pas être la seule à souffrir des températures, le trésorier Guérech, duc du Delta, tremblait comme une feuille en faisant son rapport : “L’hiver s’annonce particulièrement rude. Cela m’inquiète. Nos provisions s’épuisent et nos soldats ont déjà fourragé une bonne partie de l’arrière-pays.

-Nous pourrions peut-être faire venir du blé de mer Majoure ? demanda le chancelier André.

-Et avec quel argent ? répondit sèchement le duc Guérech. Nos coffres se vident tout aussi rapidement que nos tonneaux. A ce rythme, dans moins de 7 mois nous n’aurons plus un seul denier.

-L’hiver ne s’arrête pas aux murailles, fit remarquer Mursel. Depuis que le prince Etienne campe à l’Ouest, Constantinople ne reçoit plus un boisseau de blé. D’après mes informateurs, les Grecs seront bientôt condamnés à manger leurs chevaux. Espérons qu’ils ne les confondent pas avec leurs femmes.” Manifestement très fier de sa boutade, le bédouin éclata de rire.

Il en fallait bien plus pour dérider le comte Errard. Le soldat attendit l’autorisation de l’empereur avant d’intervenir : “Le prince Etienne ne peut que s’en prendre qu’aux convois de ravitaillement. Si les Grecs décident de faire une sortie, il sera balayé.

-Nous devons en finir !” s’écrira Hugues le Sombre en frappant la table de son poing. “Il faut lancer un nouvel assaut avant l’arrivée de renforts !

-N’ayez crainte Votre Majesté, intervint Mursel qui affichait son éternel sourire amusé. L’armée d’Anatolie est encore retenue en Arménie pour combattre les incursions turques. Croyez donc un Arabe quand il vous affirme que l’on ne peut pas faire confiance à un Turc, sinon sur le champ de bataille. Timothée Taronitès sera encore retenu plusieurs mois en Orient.

-Et on sait comment s’est terminée notre dernière tentative de prendre les murs par la force, ajouta le André d’Oman. Par un échec et de nombreux morts.

-Ce ne sera pas le cas cette fois-ci”, répondit sèchement Hugues. Il indiqua différents points sur la carte qui était étendue devant lui. “Nous avons repéré plusieurs points faibles sur les murs maritimes et les Pisans viennent d’installer des échelles sur les mâts de leurs navires en prévision d’un assaut.

-Je pensais que les Pisans ne souhaitaient pas participer directement à la prise de Constantinople, intervint Guerech.

-Effectivement”, dit le vicaire Gilbert du Puy du Fou. C’était la première fois depuis le début du conseil que le clerc avait levé la tête de ses parchemins. C’était un jeune homme bien fait et aux traits séduisants qui passait son temps à prendre des notes sur le déroulement du conflit. Il était le représentant du patriarche Bouchard resté à Jérusalem. “Les Pisans ne veulent pas envenimer davantage leurs relations avec le Saint-Père qui désapprouve toujours notre guerre contre les Schismatiques.
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Vicaire Gilbert du Puy du Fou

-Je le sais pertinemment”, grogna Hugues qui ne cachait pas son animosité envers Puy du Fou. Le frère d’Agathe n’avait rien contre le jeune clerc lui-même, mais ce n’était un secret pour personne qu’il détestait Bouchard. “Les navires de Pise seront manoeuvrés par les Pisans de Péra. Ces derniers se sont clairement rangés de notre côté. Je maintiens que nous sommes prêts”

Les différents conseillers se turent et se tournèrent vers l’empereur Hugues III. Celui-ci sourit au comte Errard, qui s’empressa de donner son avis.

“Je pense que le roi Hugues a raison. Nous devrions attaquer”, dit-il lapidaire. “Dans quelques jours, probablement avant la Saint-Sylvestre."

Le Glorieux remercia le comte avant de se tourner vers Agathe : “Je pense que la décision finale revient à ma fille, la maîtresse légitime de Constantinople.”

Un début de panique s’empara d’Agathe. La responsabilité d’envoyer à la mort tant de nobles et fiers combattants lui retournait l’estomac. Elle tenta néanmoins de se ressaisir, il était de son devoir de prendre une décision pour le bien de ses sujets. Il lui fallait être forte et ne pas laisser transparaître ses doutes et ses hésitations.

“Je ne puis ignorer les conseils avisés de mon frère et de messire Errard. Les souffrances de mon peuple ont bien trop duré, il est temps d’y mettre un terme et de les libérer de la tyrannie schismatique de l’usurpatrice.”

Agathe faillit rougir en apercevant la lueur de fierté dans les yeux de son père. Les conseillers se soumirent à sa décision. Son frère Hugues semblait trépigner d’impatience : “Je vais préparer les hommes. Les préparatifs ne devraient pas prendre plus de quelques jours, une semaine tout au plus.”

A peine le conseil fut-il déclaré clot, qu’il se leva et sortit de la pièce. Il fut bientôt suivi par la plupart des conseillers et par l’empereur en personne.

L’impératrice allait en faire de même lorsque le vicaire Gilbert du Puy du Fou s’inclina humblement devant elle : “Votre Majesté. L’humble serviteur que je suis, souhaiterait vous retenir un instant. Je désire vous montrer le fruit de mon labeur. Me feriez-vous l’honneur de me suivre jusqu’à mon cabinet de travail ?”

Agathe avait encore du mal à se faire à la déférence qu’on affectait devant elle. Elle souhaitait rentrer au plus vite dans son palais, mais le clerc avait éveillé sa curiosité “Certainement, mon père”, dit-elle tout en appelant ses gardes.​
Elle suivit le vicaire jusqu’à son cabinet de travail situé à l’étage inférieur. Il s’agissait d’une petite pièce bien éclairée, où l’on avait installé plusieurs écritoires. Sur l’un d’eux se trouvait un grand manuscrit que Gilbert du Puy du Fou désigna fièrement.
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Le vicaire Gilbert du Puy du Fou et l'impératrice Agathe

“Votre Majesté, vous n’êtes pas sans savoir que j’ai été chargé par votre Auguste Père de rédiger une chronique sur les membres de Votre illustre famille.”

Agathe s’approcha pour admirer le livre. C’était un objet décoré de magnifiques enluminures représentant son ancêtre Henri Ier le Sage.

“On ne m’en a point informé”, répondit-elle au grand désarroi de Gilbert. “Je pensais que mon père n’appréciait guère ces ouvrages.

-Vous faîtes sûrement référence à cette Histoire Glorieuse qui circulait à Alexandrie ! répondit le vicaire, manifestement choqué. Ce Raoul de Naplouse, qui qu’il puisse être, était probablement inspiré par le Malin, votre Père a eu fort raison d’en faire disparaître toutes les copies. J’ai bien entendu refusé de poser les yeux sur ces infamies. Pour rédiger cette chronique, je me suis inspiré du grand Suétone. Je ne suis bien sûr qu’un nain sur les épaules du géant romain, mais j’espère humblement que cette œuvre et l’exemple des nobles et hauts faits de vos ancêtres qu’elle rapporte, illumineront les âmes des futures générations.”

Agathe s’amusa intérieurement de la fausse modestie affichée par le jeune homme. Elle se demandait néanmoins ce que pouvait vouloir le clerc. “En quoi puis-je vous être utile, mon père ?

-Conter les exploits de vos lointains aïeux est chose aisée, Votre Majesté. Il me suffit de lire les ouvrages de mes prédécesseurs. Mais le règne de notre glorieux empereur n’a pas encore été chroniqué. Quelle responsabilité ! Comment faire justice à Auguste ressuscité ? À ce nouveau Charles le Grand ?

-Le patriarche Bouchard n’a-t-il pas écrit sur le règne de mon père ?

-Sa Sainteté à écrit une Vie de Saint-Etienne, et si celle-ci se confond avec le début du règne de l’empereur Hugues, elle… tait certains événements qui ne concernent pas le saint homme.” Le vicaire paraissait gêné. “Il omet ainsi de parler de la reine Marie… À la lumière des derniers événements, cette dernière a une importance particulière dans le récit que je m’apprête à écrire…

-C’est effectivement d’elle que je tiens mes droits. Il est donc difficile de l’ignorer.” dit-elle un peu trop sèchement. Elle se reprit puis se dirigea vers la petite fenêtre pour admirer la vue sur la ville. “Que souhaitez-vous savoir ?”

Le vicaire s’empara d’une feuille de parchemin et d’une plume. “Certains éléments restent obscurs. Les Grecs semblent faire grand cas du lieu de naissance de leurs princes et princesses. La reine Marie était-elle née dans la porphyra ?

-Non. Ma mère est née en 1230. Son père, Andronic, n’était alors que le deuxième fils de l’empereur Manuel III. Elle n’est donc pas née dans la pièce porphyre du grand palais. Ce n’est pas une porphyrogénète.

-1230…” réfléchit le vicaire. “C’est donc à 11 ans que votre mère a été fiancée à notre très saint empereur ?

-C’est exact, en 1241 exactement.”

Le vicaire s’empressa de noter ces informations. “Deux ans après la mort du Prince Noir et la décision du roi Hugues II de se retirer. Ce fut donc une initiative de la reine Rusudan.

-Ma grand-mère aimait à se présenter comme la dirigeante du royaume, mais la réalité du pouvoir était entre les mains de son beau-frère, le prince Henri le Diligent. Mon grand-oncle n’était pas un saint homme…” Il n’est peut-être pas approprié de mentionner les rumeurs sur l’assassinat de sa femme… une princesse Comnène. Même son son petit-fils Guichard, mon cher et tendre cousin et beau-frère, semble l’ignorer. “Mais le prince Henri avait le sens de l’Etat. Les Montoires avaient fait de multiples alliances avec la branche principale des Comnènes qui venaient d’être renversée par Andronic. Il lui semblait pertinent de se rapprocher du nouveau basileus en proposant cette union. C’est d’ailleurs celle-ci qui nous entraîna dans la guerre seldjoukide. Mon grand-oncle n’avait juste pas prévu le désastre de Tall Mahra.”
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A gauche : le prince Henri IV le Diligent duc du Caire et la reine Rusudan en 1241 ; A droite : les fiançailles

Gilbert du Puy du Fou releva brusquement la tête de son parchemin à la mention de la défaite contre les Turcs, : “Un moment de grand malheur pour le royaume ! La Ville Sainte était menacée par les Infidèles ! Les campagnes se révoltaient ! Tout semblait perdu !”

Le vicaire se signa : “Mais ce sont des ténèbres qu’émergea la Lumière de Dieu ! Saint-Etienne parvint à convaincre le roi Hugues de revenir à Jérusalem et d’écarter sa femme et son frère. Le patriarche mena alors le royaume à la victoire contre les rebelles et les Infidèles. Et ainsi commença le gouvernement de Dieu sous la direction de notre saint homme !”
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1244 : le début de la contre-offensive hiérosolymitaine menée par Guillaume de Médine et le patriarche Etienne contre le sultan Bayzar II. Les Turcs sont vaincus par les troupes d'Andronic Comnène à la bataille de Sinjar en 1245

L’émotion et la ferveur du vicaire touchèrent profondément l’impératrice qui ne put s’empêcher de caresser son reliquaire.

“Saint-Etienne ne remit pas en cause l’union de mon père avec Marie Comnène. C’est même lui qui célébra leur mariage en l’an 1249.

-On dit que la princesse pleura le jour de ses noces.
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Le mariage du prince Hugues avec la princesse Marie en 1249

-Je ne sais, mon père. Je ne devais naître qu’un an plus tard. Mais cela ne m'étonnerait pas. Bien des années plus tard, elle me confia avoir souffert de son départ de Constantinople. C’était une jeune fille grecque, envoyée dans un lointain royaume pour épouser un jeune prince qu’elle ne connaissait pas. Elle rejeta sa nouvelle maison, refusant d’abjurer le patriarche de Constantinople. Devenue reine, elle se retira au palais du Sage où elle s’entoura des courtisans grecs qui l’avaient accompagné dans son exil. Ce sont peut-être ces fréquentations douteuses qui la poussèrent au vice.”

Agathe était de plus en plus mal à l’aise, mais Gilbert du Puy du Fou souhaitait en savoir plus. “Vous rappelez-vous du scandale ?

-Le premier ? Non. J’avais à peine trois ans, et mon frère Jean deux. Je me rappelle seulement de la colère de mon père et des hommes qui vinrent nous arracher à notre mère pour nous conduire au palais royal…

-Et… Kyriakos ?”

Agathe eut du mal à contenir sa colère. “Je me souviens vaguement de ce chien. Il était bien plus âgé que ma mère dont il assurait la protection. Ses traits étaient durs, et son âme noire. Ce fut bien plus tard que je compris qu’il avait engrossé ma mère. La reine était faible, elle ne contrôlait pas ses instincts, mais cet homme était le diable qui l’avait poussé à briser ses voeux ! Ha, que j’aurais souhaité que mon père parvienne à l’arrêter et le fasse pendre. Que de malheurs auraient été évités ! Mais ce chien se réfugia chez les Grecs.
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La naissance d'Hugues le Bâtard

-Et le basileus Andronic ne le livra pas à votre père ?

-Non ! Il alla même jusqu’à le nommer gouverneur de Drama en Macédoine !” Cette injustice la mettait hors d’elle-même.

“Il y avait ici une raison valable de divorce, avança le vicaire Gilbert.

-C’est également ce que pensait mon père. Mais la reine-mère Rusudan et le patriarche Etienne ne voulaient pas briser l’alliance avec les Grecs. Mon père se contenta d’envoyer la reine au palais du Brisé.”
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Haut : Drama, dans le thème de Strymon
Bas : le roi Hugues III, la reine Marie Comnène, la reine mère Rusudan et le patriarche Etienne

Le vicaire réfléchit. “Sous la garde de Missi-Izé, comte de Suryia, n’est-ce pas ?

-Oui, un homme bon. Lorsque Saint-Etienne me laissait rendre visite à ma mère, le comte me traitait toujours avec la plus grande tendresse.” Elle se retourna vers la fenêtre pour dissimuler sa tristesse. “Sa mort m’a brisé le coeur.

-En 1257 ?

-Oui, je n’avais que 7 ans et j’étais présent au palais du Brisé lors de cette fameuse nuit. On me réveilla en pleine nuit pour me conduire en sécurité. J’appris plus tard que le chien Kyriakos était revenu pour enlever ma mère et son bâtard. En traversant un couloir…” Sa voix s’étrangla, “j’aperçus le corps sans vie de ce pauvre comte. Il baignait dans une mare de sang.
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La mort du comte Missi-Izé et l'enlèvement de la reine Marie par Kyriakos

-Savez-vous où l’emmena Kyriakos ?

-Oui, elle a fini par me l’avouer des années plus tard. Elle était à Drama.” La colère monta une nouvelle fois au visage d’Agathe. “Elle a osé dire qu’il s’agissait des plus beaux mois de sa vie.”

Gilbert semblait profondément choqué. “Pourquoi est-elle revenue alors ?

-Le vieil empereur Andronic ne souhaitait pas la guerre. Il fit pression sur ma mère pour qu’elle rentre à Jérusalem. Elle abandonna son amant et son bâtard et s’humilia devant mon père pour qu’il la reprenne. Saint-Etienne plaida nouvelle fois la cause de la reine. Mais le roi ne l’aurait pas acceptée si elle n’avait été accompagnée d’un ambassadeur grec. Ma mère dut faire acte de contrition et embrasser le rite latin.” Agathe ressentait désormais du dégoût. “Ma mère était faible. Elle a piétiné sa foi comme elle avait piétiné son mariage.”
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Retour et conversion de la reine Marie

Agathe était comme absorbée par la contemplation des toits de Péra. Elle continua d’une voix triste. “Je ne pense pas que mon père pardonna la reine. Mais au fil des années et des naissances, il finit par s’adoucir. Il accepta même la proposition de la reine de marier Jean à la princesse Dorothée Comnène et de l’envoyer à Constantinople. Il alla jusqu’à organiser un grand tournoi à Jérusalem en l’honneur de sa femme !… Mais tout bascula à nouveau deux ans plus tard.”

Elle se tourna cette fois vers le vicaire. “J’avais alors quinze ans, et je me souviens de ce jour maudit où mon père, revenant de la violente campagne yéménite contre les Sanaídes, apprit qu’on avait aperçu Kyriakos dans le royaume et que la reine était enceinte. Jamais je n’oublierai la colère froide qui habitait le roi. J’ai sérieusement craint pour la vie de ma mère… Mais il se contenta du divorce. Ma grand-mère et le saint patriarche étaient morts depuis longtemps et le pape Eugène IV ne pouvait refuser une telle demande. Le roi fit ensuite enfermer la reine, non pas dans un cachot, mais dans une modeste forteresse sur les rives du Jourdain. C’est là qu’elle donna naissance à ma demi-sœur Eunike…”
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L'arrestation de la reine Marie et le divorce

Le silence s’installa. Agathe ne souhaitait pas poursuivre. Gilbert du Puy du Fou attendit quelques instants avant de demander : “L’avez-vous revu depuis ?

-Non…” Elle hésita.”Oui. Une fois. Quinze ans plus tard.” Un court instant, le souvenir de cette horrible journée remonta à la surface. “Mais cela ne vous concerne pas” ajouta-t-elle tout en se détournant de lui.

“Bien sûr, Votre Majesté. Veuillez pardonnez ma curiosité…. Puis-je encore vous demander ce qu’il est advenu de Kyriakos ?

-Lui ? Mon père eut beau se remarier, il ne cessa de réclamer la tête du chien. Les relations avec mon oncle maternel, le basileus Pantoléon n’était pas au beau fixe depuis l’arrestation de ma mère. Il y eut même des affrontements sur la frontière avec les troupes de Manuel Comnène, duc d’Antioche et cousin de l’empereur. Kyriakos mourut lors de l’épidémie de variole qui frappa Drama en 1271… et certains prétendent que mon père n’est pas étranger à cet événement.

-Balivernes ! Seul Dieu peut répandre les miasmes sur la Terre. Une tentative éhontée de ternir le nom de notre auguste empereur !”

Peut-être, se dit Agathe. Mais je me rappelle encore de la joie de Père lorsqu’il eut vent de l’épidémie qui sévissait en Macédoine… Et puis cette visite à ma mère… Tout compte fait, je me demande si Gilbert a bien fait d’écarter la chronique de Raoul de Naplouse.
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La mort de Kyriakos

Elle se dirigea vers la porte. “J’espère vous avoir suffisamment renseigné sur la reine Marie…” Elle se retourna une dernière fois et fixa ses yeux sur le vicaire. “Mais j'espère que vous comprenez que toutes ces informations n’ont pas leur place dans votre grand œuvre.

-Effectivement Votre Majesté, répondit le vicaire en s’inclinant. Certains points… ne méritent probablement pas de figurer dans la geste des souverains de Jérusalem. Je vous remercie mille fois de l’honneur que vous m’avez fait en vous confiant à moi.”

Agathe salua le clerc, puis prit congé. Accompagnée de ses gardes, elle se hâta de sortir de la tour et de regagner le palais de Constantin. Il s’agissait d’un complexe comprenant plusieurs maisons et pavillons ainsi que deux églises, le tout protégé par un mur. Il avait été construit par Constantin XI Doukas peu de temps avant son renversement par Manuel I Comnène. Un siècle plus tard, le basileus Manuel III en avait fait cadeau aux Pisans lorsque ces derniers avaient reçu le droit de se diriger eux-mêmes à Péra. Lorsque les troupes de Jérusalem s’étaient emparées de la ville, les Italiens s’étaient empressés de le mettre à la disposition de l'impératrice.

Une dizaine de domestiques et deux de ses dames d’atours accueillirent Agathe dans ses appartements. Ils l’aidèrent à se changer puis lui servirent une collation. Ragaillardie, l’impératrice des Romains se rendit dans la loggia où l’attendait Philippe de Péra.
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L'impératrice Agathe et Philippe de Péra

Son conseiller s’inclina respectueusement puis l’informa des diverses rencontres qu’elle devrait bientôt faire.

“Peu de Grecs”, dit Agathe tout en s’emparant d’une grappe de raisin.

“Effectivement, Votre Majesté. La ville est majoritairement habitée par des Pisans depuis le chrysobulle de Manuel III. Les Grecs sont peu nombreux à Péra, et ceux qui y vivent ont encore des doutes. Vous n’avez pas été couronnée à Constantinople par le patriarche Germain II… À ce propos, qu’a décidé le conseil ?

-À en croire mon frère, vous pouvez vous réjouir. Nous serons bientôt à Sainte-Sophie. Encore un peu, et il prenait d’assaut les murs par lui-même. Il devra néanmoins attendre sur les Pisans de Péra. S’ils ne nous trahissent pas.

-Impossible, Votre Majesté. Je suis né à Galata, et je connais bien les Pisans. Beaucoup d’entre eux sont nés ici, certains n’ont même jamais mis les pieds en Italie. Et ils sont nombreux à détester les Palemonaitis. Eustathe s’est appuyé sur les Vénitiens lors de son coup d'État, et n’a pas hésité à envoyer ses troupes sur Galata.”

Philippe affichait une mine sombre, comme si le souvenir lui en coûtait.

“Vous semblez troublé, Philippe.”

Le conseiller sourit. “Je ne peux rien vous cacher, Votre Majesté. Il m’est effectivement difficile de parler de cet événement sans raviver le souvenir de la disgrâce de ma famille.

-Votre famille ?

-Et par ma faute.”

Agathe fronça les sourcils : “Vous m’intriguez, Philippe.

-Mon père était un notaire de bonne réputation à Péra. Il travaillait notamment avec la plupart des marchands italiens de la ville. Il souhaitait néanmoins que je m’élève dans la société en entrant dans l’administration. Il hésita même à me faire castrer.

-Quelle horreur ! s’écria Agathe. Pourquoi cela ?

-Un eunuque peut espérer un poste important au Grand Palais, Votre Majesté.

-Quelle coutume barbare ! Je la ferais interdire.

-Elle l’est déjà, Votre Majesté, bien que cette interdiction ne soit pas toujours respectée. C’est peut-être pour cette raison que mon père renonça. Peut-être avait-il également l’espoir que je produise une descendance. Dans ce cas, il fut probablement déçu, je n’ai jamais été particulièrement attiré par les choses de l’amour.”

Agathe s’était effectivement rendue compte des manières prudes et chastes de Philippe. Une attitude qu’elle partageait aussi et qui, paradoxalement, ne faisait que renforcer son… attachement envers son conseiller.

“Mon père me reprochait souvent ma fainéantise et mon peu de sérieux. Je ne peux lui donner tort, mais cela ne m’empêcha pas d’entrer au Grand Palais à l’âge de 16 ans. J’occupais plusieurs charges sous Pantoléon puis sous Héléna Iere. Mon ascension fulgurante fut stoppée net par Eustathe qui, en prenant le pouvoir, purgea une partie de l’administration. Je choisis l’exil. Le déshonneur rejaillit bien entendu sur ma famille qui fut victime des proscriptions. Mon père décéda quelques mois après le sac de Galata. Il était dans le dénuement le plus total. En tout cas c’est ce que l’on m’a dit, je ne l’ai jamais revu…”

Philippe semblait profondément triste. Agathe ne put se retenir, elle s’approcha de lui et lui prit la main.

“Il est parfois préférable de ne pas assister à la déchéance des siens et de ne conserver que le souvenir de leurs leurs jours heureux… Mon père nous avait strictement interdit de rendre visite à notre mère. Mais lorsque j’appris la mort de ma… demi-soeur Eunike, je n’ai pu m’empêcher de me rendre secrètement dans la prison qui la retenait. Elle était là, prostrée devant le cercueil de cette jeune inconnue de 14 ans. Ses cheveux autrefois si magnifiques étaient dans un état lamentable, ses ongles étaient longs et noirs et ses genoux meurtris par les prières. Quinze ans de captivité et la mort de sa fille avait brisé son âme et son esprit. Elle ne me reconnut pas et alla jusqu’à supplier son geôlier de me mettre à la porte… Je l’ai laissée là, percluse de chagrin. Quelques mois plus tard, elle s’éteignait à son tour, seule.”
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Marie Comnène et sa défunte fille Eunike en 1280

Sa voix se brisa. Ces confidences l’avaient surprise elle-même. Jamais elle ne s’était ouverte de cet épisode à quiconque. Et voilà qu’elle avait perdu le contrôle et s’était laissée aller. Elle se détourna brusquement pour cacher sa gêne. Elle devait dissimuler ses sentiments naissants et inconvenants pour un homme de si basse condition.

“Je vous promets de faire payer les Palemonaitis pour le mal qu’ils vous ont fait." ajouta-t-elle avant de sortir brusquement de la pièce sans un regard pour Philippe. Que penserait son Père d’un tel moment de faiblesse ?​
 
VII. Hugues le Sombre
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“Jérusalem !” Hugues cria de toutes ses forces tout en poussant son bouclier devant lui. “Saint-Etienne !” Aidé de quelques hommes, il tentait de tenir les Grecs à distance des échelles. “Union ! Endurance ! Vigilance !” A chaque mot de la devise Montoire, le roi de Mésopotamie donnait un coup d’épée tout en maintenant son bouclier levé. Son heaume bloquait son champ de vision et il était gêné par l’étroitesse du parapet, aussi aucun coup ne porta. Mais ses adversaires n’osaient approcher, laissant le temps à davantage de Hiérosolymitains de le rejoindre en escaladant les échelles accolées au mur ou accrochées aux mâts des navires pisans.
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Le blason et la devise Montoires

Lorsqu’il considéra qu’assez d’hommes l’avaient rejoint sur le mur, Hugues chargea. “Montjoie !” se surprit-il à hurler, reprenant ainsi le cri de guerre de ses ancêtres capétiens. Les Grecs, manifestement débordés, perdirent leur cohésion et cherchèrent à fuir en direction de la tour. Dans la panique, plusieurs trébuchèrent et l’un des soldats s’écrasa à plusieurs toises en contrebas. Hugues en profita pour plonger sa lame dans le dos de l’un des fuyards. L’épée s’enfonça si profondément dans les chairs, que le Sombre failli basculer en tentant de la retirer.

Hugues et ses hommes coururent sus aux défenseurs, les poursuivants dans la tour dont ils se rendirent rapidement maîtres. Ils ne firent pas de quartier, mettant à mort ceux qui se rendaient.

Débouchant sur la rue, Hugues ordonna à une partie de ses hommes d’ouvrir la porte tandis qu’il regroupait les autres pour faire face à une improbable contre-attaque. Lorsque les battants s’ouvrirent, ses vassaux entrèrent dans la ville accompagnés de plusieurs centaines d’hommes.

La plupart des défenseurs avaient déjà fui et il fallut peu de temps aux Hiérosolymitains pour prendre le contrôle des rues à proximité de la porte.

“Le jour est nôtre !” s’écria son frère Henri de Jérusalem qui avait été l’un des premiers à passer la porte.
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Charles, duc de Bassorah et le prince Henri

“Dieu soit loué”, répondit Hugues en se signant. “J’espère qu’Errard et le gros des troupes sont parvenus à s’emparer de la porte du Drongaire.” Il demanda son cheval. “Je te laisse l’honneur de les aider. Tu auras peut-être même la chance de t’emparer du Grand Palais. Moi je vais me rendre à l’ouest pour porter secours aux Égyptiens à la porte du Phanarion”. Il se tourna vers son vassal Charles de Bassorah. “Réunissez deux vingtaines de chevaliers avec leurs écuyers, tous montés.”

Les deux frères s’embrassèrent avant de se séparer. A la tête de sa colonne de chevaliers, Hugues remonta rapidement la route qui longeait le mur maritime. Les rues étaient désertes, les défenseurs avaient décampé et la population était terrée chez elle, probablement terrifiée.

Arrivés à la porte du Phanarion, ils découvrirent quelques Grecs désespérés qui tentaient de résister à l’assaut des troupes originaires d’Egypte. Hugues et ses hommes chargèrent les défenseurs dans leurs dos, brisant le peu de volonté qui leur restait. Certains tentèrent de fuir, mais les Grecs furent massacrés jusqu’au dernier.

“Une belle charge, cousin !” Guichard II du Caire de la maison Montoire venait de passer la porte avec le trésorier Guérech du Delta. “Charles d’Al-Saïd et Onfroy d’Al-Wahat avaient le plus grand mal à passer leurs défenses. Sans votre aide nous étions bloqués jusqu’à Sixte.” La pique destinée aux ducs de Haute-Egypte ne surprit pas Hugues. Les seigneurs de Basse-Egypte se sentaient supérieurs du fait de l’ancienneté de leurs maisons et de la richesse de leurs terres. Ils pouvaient également s’enorgueillir de relever directement de la Couronne de Jérusalem et non d’Egypte.
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En haut : Guérech II, duc du Delta et Guichard II, duc du Caire, seigneurs de Basse-Egypte ; Onfroy II, duc d'Al Wahat et Charles, duc d'Al-Saïd, seigneurs de Haute-Egypte
En bas : les duchés d'Egypte et le royaume d'Egypte (notez que les seigneuries de Basse-Egypte dépendent directement de Jérusalem)

“Mon frère Henri et le comte Errard se dirigent tous deux vers les forums, annonça Hugues. Ils obliqueront ensuite vers l’est pour s’emparer du Grand Palais. Il vous faudra vous diriger vers le sud et vous emparer de l'Église des Saint-Apôtres pour couper toute retraite à ceux qui voudraient leur échapper.

-Ne venez-vous pas avec nous ?

-Non, je vais poursuivre vers le nord. Je dois porter secours aux portes de Kynegos et de Saint-Jean-le-Fondateur-et-le-Baptiste et m’assurer de la prise du palais des Blachernes.

-Les Arabes auront bien besoin de votre aide. Loin de leur désert, ils ne valent rien.”

Seigneurs de Basse comme de Haute-Egypte éclatèrent de rire. Peu de seigneurs d’Arabie pouvaient se targuer d’être fieffés depuis plus d’une génération, et se moquer de ces “chevaliers parvenus” était un plaisir partagé par tous les Egyptiens, quelque soit leur position sur le Nil.
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L'Arabie (qui n'est pas un royaume)

Hugues les quitta bientôt pour poursuivre à l’ouest. Guichard s’était manifestement trompé. Les portes qu’ils rencontraient étaient soit désertées, soit tombées aux mains des Latins. La victoire était totale, au point que la plupart des soldats de Jérusalem s’adonnaient déjà au pillage. Ils entraient dans les maisons, expulsaient les hommes et emportaient les richesses. Quant aux femmes, puissantes ou simples domestiques, elles étaient presque toutes violées. Ceux et celles qui osaient résister étaient promptement passés au fil de l’épée.

Hugues dut réfréner les instincts de certains de ses chevaliers qui voulaient participer à la curée. Ils avaient une mission et ne devaient pas s’en détourner. Il retint également les plus chevaleresques qui souhaitaient porter secours aux habitants. Après neuf mois d’un siège difficile, les soldats avaient bien besoin d’une récompense. Les trois jours de pillage était une tradition qu’il était bien dangereux de remettre en cause.

Aussi ne s’arrêtèrent-ils pas devant les églises dont on arrachait les vaisselles d’or, les icônes et les reliques, ni devant les départs d'incendies qu’ils se contentèrent de contourner.

Il leur fallut une bonne demi-heure pour enfin arriver en vue du palais des Blachernes. C’était un complexe impressionnant, construit sur une une colline dont on avait laborieusement aplati les pentes pour créer une succession de terrasses. Sur chacune d’entre elles, les basileis successifs avaient fait bâtir une multitude d’édifices plus magnifiques les uns que les autres.

Le complexe était accolé au mur des Blachernes, un ouvrage défensif plus épais et garni de plus de tours que les murs de Théodose qu’il poursuivait jusqu’à la Corne d’Or. Au sud, le palais était coupé du reste de la ville par une enceinte bien plus modeste.

Les abords des Blachernes étaient déserts et étrangement calmes. On pouvait néanmoins apercevoir de la fumée s’élever du complexe palatial, aussi Hugues ordonna-t-il à ses hommes de rester sur leurs gardes.

Une précaution inutile puisqu’en entrant dans le complexe, Hugues découvrit des soldats hiérosolymitains. Ils étaient postés devant une grande église et ne semblaient guère alertes, certains ayant même déposé leurs lances contre le mur. Un religieux grec les implorait, et sa détresse les amusait.

“Que se passe-t-il, ici ?” rugit Hugues. “Pourquoi n’êtes vous pas sur vos gardes alors que l’ennemi est proche ?” Face au roi de Mésopotamie, les soldats se hâtèrent de récupérer leurs armes et de s’incliner respectueusement.

“L’palais est à nous, sire. On s’repose après l’combat.

-Où est mon frère Etienne ?

-L’prince, sire ? Dans l’palais de Manuel, sire. Cui qui brûle pas.” Il désigna un beau palais sur une des terrasses supérieures.

Le prêtre grec se jeta pratiquement sous les sabots de Hugues. Il criait dans sa langue que le Sombre maîtrisait à peine. Charles de Bassorah lui traduisit tant bien que mal : “Il dit que des soldats ont pillé l'église Sainte-Marie-des-Blachernes, le sanctuaire le plus sacré de la ville.”

Il désignait l’édifice religieux derrière lui. A travers les portes ouvertes, Hugues pouvait voir une magnifique nef avec des colonnes de jaspe vert.

“Il ajoute que les soldats ont maintenant pénétré le… parecclesion, Aya Soros, et s’en prennent aux reliques.”

Le prêtre montrait désormais une petite chapelle attenante au bâtiment principal.

“Mène-moi là-bas”, ordonna Hugues.

Le roi démonta puis suivit le prêtre jusque dans la chapelle. Il y découvrirent quelques hommes d’armes, les bras chargés d'icônes et de reliques. Il ordonna aux soldats de les déposer et de sortir. Puis il laissa le prêtre vérifier la présence des trésors. Le vieil homme prit soin de deux grandes pièces de tissus qu’il manipula avec une extrême délicatesse. Charles de Bassorah continuait de traduire : “Il s’agit de la robe de la Vierge et…” Le duc se signa. “du Saint-Suaire dans lequel notre Seigneur Jésus Christ fut enveloppé après sa mort et avant sa résurrection.”

Hugues s’approcha doucement avant de tomber à genoux devant les reliques. Il pria Dieu et le remercia de la victoire contre les Hérétiques. Après s’être relevé, il déclara : “Ces reliques proviennent de Jérusalem. Elles appartiennent de droit à l’empereur. Qu’on les réunisse et les envoie dans la Ville Sainte.”

Il tourna les talons et sortit de la chapelle ignorant les protestations et malédictions du prêtre. Hugues désigna quelques hommes pour l’accompagner au palais de Manuel, laissant Charles de Bassorah avec le gros de ses troupes.

Le roi de Mésopotamie monta plusieurs escaliers et traversa des terrasses aménagées en grand jardin. Il ignora les magnifiques palais, dont l’un des plus grands était en train de partir en fumée. A part quelques soldats outremers et une poignée de serviteurs apeurés, le complexe était étrangement vide et calme. Il arriva bientôt devant un bâtiment impressionnant accolé aux remparts extérieurs. Il y entra et découvrit de magnifiques pièces superbement décorées de fresques et de mosaïques. Au cœur de l’édifice se trouvait une imposante salle du trône où il retrouva son frère Etienne.
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Philippe, duc de Palmyre, le prince Etienne, Onfroy, duc du Désert, André, duc d'Outre-Jourdain et Alain de Tibériade

Au côté du prince, il reconnut plusieurs grands seigneurs syriens, comme Philippe, duc de Palmyre de la maison Beaumont. Mais d’autres seigneurs, proches d’Etienne, avaient décidé de le suivre, comme Alain, le fils du duc de Tibériade ou André, duc d’Outre-Jourdain, l’arrogant cousin et beau-frère de Hugues. André était également le frère d’Onfroy, duc du Désert, l’inséparable compagnon d’Etienne. Ce dernier avait préféré suivre le prince plutôt que de combattre avec les seigneurs d’Egypte. Et il était désormais avachi sur le trône impérial, un diadème sur le front et une coupe de vin à la main.

“Cousin ! dit Hugues tout traversant la pièce d’un pas décidé. Pourquoi ne pas faire couler le sang de nos ennemis plutôt que leur vin ?” Onfroy se redressa brusquement. Il n’était guère heureux de voir le roi de Mésopotamie qui lui arracha des mains le diadème. Ceci à ma sœur !

-Il y a dans ce palais assez de couronnes et de bijoux pour récompenser le duc sans spolier Agathe, répondit calmement Etienne.

-Pendant que vous vous saoulez, les nôtres continuent de se battre.

-Nous avons combattu ! s’indigna André d’Outre-Jourdain. J’ai personnellement fait honneur aux ducs d’Outre-Jourdain en tuant plusieurs de nos ennemis !” Il avait beau être un Montoire, il aimait se rattacher à la légendaire maison de Juliers. Gérard, duc de Juliers, était un des héros de la croisade et son petit-fils Gérard Ier le Jeune avait reçu l’un des plus puissants duchés du jeune royaume de Jérusalem. Gérard II et surtout Gérard III, le héros de la Mecque, avaient toujours été considérés comme les plus braves des seigneurs d’Outremer. Mais les Juliers n’étaient plus depuis la chute de Robin de Franche-Comté, l’un des Trois Félons de la première guerre de Franc. “Nous avons peut-être été les seuls à combattre directement les troupes de la Fillette !”
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Les ducs d'Outre-Jourdain de la fondation du royaume de Jérusalem (1099) à la chute de Robin de Franche-Comté (1238)

Hugues ignora son cousin et se tourna vers Etienne. “Et où est-elle ?”

Son frère était manifestement embarrassé. “Elle s’est enfuie à l’aube.

-Comment est-ce possible ? Tu devais empêcher les Grecs de sortir des murs.

-Et avec quels hommes ? Empêcher le ravitaillement de la ville est une chose, couvrir l’ensemble du mur de Théodose en est une autre. Nous avons fait le choix de concentrer le gros de nos forces à la porte des Blachernes, mais les Grecs sont sortis en force de la porte d’Andrinople. Les troupes sur place ont été rapidement débordées.

-Vous avez réussi à faire des prisonniers ?

-Non, le palais était vide. La cour, les grands fonctionnaires et l’ensemble de la famille impériale… ils ont tous disparu.

-Et Germain II ?

-Le patriarche grec est introuvable”, répondit Etienne, provoquant la colère de Hugues qui lâcha un juron. “Ce n’est pas grave, nous tenons Constantinople.

-Sans le patriarche, le sacre d’Agathe ne sera pas reconnu par les schismatiques et ils continueront de se battre pour la Fillette.

-Patience, nous finirons pas l’emporter.

-Patience ? Patience ?! explosa Hugues. Il va falloir en avoir, frère. Par ton incompétence, la guerre a été prolongée de plusieurs années !”
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La Chute de Constantinople
 
VIII. Agathe
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Dressée face à la nef, Agathe était littéralement écrasée par la majesté de la basilique Sainte-Sophie. La guerre et le pillage n’avaient néanmoins pas épargné le magnifique édifice. L’autel avait été partiellement détruit et les pilleurs étaient allés jusqu’à gratter les dorures. On lui avait rapporté que des soldats n’avaient pas hésité à faire entrer des ânes pour transporter la vaisselle sacrée et les candélabres.

Le bâtiment restait néanmoins magnifique, et les personnes présentes semblaient impressionnées. C’était notamment le cas de Gilbert du Puy du Fou qui se tenait devant elle, la tête baissée.

“Le patriarche Germain a refusé d’abandonner le parti de l’Usurpatrice, annonça Agathe. Ayant persisté dans l’erreur et dans l’hérésie, et ne reconnaissant pas la primauté de Notre Saint Père à Rome, il n’est plus digne de sa charge. Aussi, avons-nous décidé de le déposer. Selon la coutume, les métropolites se sont réunis et ont proposé trois noms.” En fait de métropolites, qui avaient presque tous fui, Philippe avait réuni quelques clercs grecs ambitieux et prêts à collaborer, auxquels on avait adjoint les prêtres qui avaient accompagné l’armée. Des trois noms proposés, deux étaient pour le moins fantaisistes et servaient seulement à légitimer le choix d’Agathe. “La grâce divine, ainsi que notre pouvoir qui en dérive, promeuvent le très pieux Gilbert du Puy du Fou comme patriarche de Constantinople.”
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L'impératrice Agathe et le patriarche latin de Constantinople Gilbert du Puy du Fou

Après les acclamations, le nouveau patriarche latin de Constantinople s’empressa de renouveler le couronnement d’Agathe. La cérémonie fut rapide et moins forte émotionnellement que celle de Tripoli. Pour tout dire, l’assistance était principalement constituée de seigneurs latins, les Grecs s’étant pour la plupart fait porter pâle. Peu d’entre eux reconnaissaient Agathe comme impératrice, encore moins Gilbert comme patriarche.

Lorsque la cérémonie fut enfin achevée, Agathe s’empressa de revenir au palais de Boucoléon, situé au sud du Grand Palais. Bien que pillé, le palais avait été relativement épargné par rapport aux autres demeures impériales. Il avait également l’avantage d'être d’une taille modeste, plus en rapport avec la suite réduite de l’impératrice. Elle appréciait particulièrement ses terrasses qui offraient une vue imprenable sur la mer de Marmara.

C’est sur l’une d’entre elle qu’elle accueille son père l’empereur Hugues III.
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L'empereur de Jérusalem Hugues III et l'impératrice des Romains Agathe

“Te voilà enfin impératrice des Romains, ma fille.

-Je ne crois pas que mes nouveaux sujets reconnaissent mes droits, dit-elle avant de boire une gorgée d’eau fraîche.

-Les sujets ont besoin de temps pour s’habituer à la nouvelle tête qui porte la couronne. Lors ma propre accession au trône, j’ai dû faire face à une réelle opposition. Les anciens seigneurs de mon père avaient pris goût à la faiblesse de l’autorité royale. J’ai pourtant réussi à les gagner à ma cause. Le soir même de la réunion de la Haute-Cour où je rétablissais les lois de notre ancêtre Henri III le Jeune, j’organisais le fameux ‘banquet du couronnement’ qui me gagna bien des cœurs.”

Agathe ne cacha pas son scepticisme. “Vos seigneurs partageaient la même culture et la même religion que vous, et vous ne deviez pas votre couronne à une armée étrangère.” Elle désigna un mince filet de fumée qui montait dans le ciel. “Je ne pense pas que quelques bons vins et un faisan grillé feront oublier trois jours de pillage intense. Une bonne partie de la ville est partie en fumée ! Philippe m’a raconté les horreurs commises par nos… vos hommes. L’église des Saints-Apôtres a été malmenée et la nécropole souillée, on a même vu un homme d’armes emporter la tête de Justinien. Sept Pisans ont volé le corps de Saint-Simon le Zélote dans l’église de la Vierge Chalkoprateia. D’autres petites gens se sont emparés du bras de St Jacques l'Apôtre et de Saint Jean le Baptiste dans l'Église du Pantocrator, et même des morceaux de la Vraie Croix ont disparu. Les Pisans ont emporté le quadrige en bronze de l’hippodrome et on a commencé à déboulonner les autres statues de l’édifice. On a même utilisé des bœufs pour faire tomber la grande statue du forum de Constantin.

-Une statue d’une déesse païenne. Et les pillages sont inévitables. Même ton ancêtre Andronic n’a pas hésité à piller la ville en prenant le pouvoir. Cette campagne draine mes coffres et le Trésor a été emporté par la Fillette. Notre armée doit être payée.” L’empereur fit quelques pas sur la terrasse. “Je n’aime guère l’influence qu’a Philippe sur toi. Ce dernier devait t’en apprendre plus sur ton futur empire, pas te monter contre nous. Je vois bien comment tu le regardes et le dévore des yeux. Prends garde ma fille, je ne connais que trop bien les charmes des Grecs. Ce sont des êtres lubriques et débauchés qui n’apportent que le malheur. Ne commets pas la même erreur que moi, garde-toi d’une mauvaise union. Nous avons quelques personnes en vue pour ton mariage. Un souverain étranger ou un grand seigneur franc qui t’apporterait son soutien…

-Suffit ! Je suis l'impératrice des Romains et je déciderai seule de mon futur époux !” Elle s’était surprise elle-même, c’était bien la première fois qu’elle élevait la voix face à son père.

Hugues III était comme figé. Il la dévisagea en silence pendant ce qui lui parut des heures. “Bien, nous en reparlerons à mon retour, dit-il simplement.

-Votre retour ? Ne restez-vous pas à Constantinople ?

-Non, ta couronne ne sera pas assurée tant qu’Hélène II sera reconnue impératrice par une partie de tes sujets.

-Vous partez donc à l’Ouest pour l’affronter.

-Non. La Fillette n’attend probablement que cela. Elle tient fermement la partie européenne de l’Empire et souhaite que je vienne en Thrace me jeter dans la gueule du loup. Mais se faisant, elle a dégarnie l’Asie mineure. Je vais passer le Bosphore et m’emparer de l’Orient. Cela permettra également d’obtenir du ravitaillement pour Constantinople.
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Le plan de l'empereur

-Mais la Ville sera exposée !

-Allons, Ma Fille, dit Hugues III avec un sourire aux lèvres. Tu l’as dit toi-même, tu es l’impératrice des Romains et n’a pas besoin d’armée étrangère pour te défendre.” Sur ces mots, il tourna les talons et disparut.​
 
IX. Jean l'Héritier
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La longue colonne de l’armée d’Orient s’étirait le long de la via Egnatia, progressant lentement jusqu’aux faubourgs de Thessalonique. C’est là que l’attendaient le domestique des scholes Dorothéos Ouranos et sa suite dont Jean l’Héritier faisait partie. Plusieurs cavaliers chevauchaient à la tête de l’armée, dont le despote d’Arménie Hippolyte Taronitès accompagné de son état-major. A leur côté avançait un grand chariot richement décoré.​

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Hippolyte Taronitès, despote d'Arménie

“Bienvenu à Thessalonique, despote, l’accueillit Ouranos. Sa Majesté se réjouit de votre arrivée.

-C’est un honneur de la servir, répondit Taronitès d’un ton mielleux.

-Toutes mes condoléances pour votre père, dit Jean l’Héritier.​

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Le raid turc et la mort de Timothée Taronitès

-Merci, prince. C’était un brave, et il est tombé dignement pour protéger l’Empire. Nous avons vengé sa mort en repoussant les Turcs.” Au début du conflit, Timothée Taronitès avait été envoyé en Anatolie pour réunir l’armée d’Orient, mais les raids mahométans l’avaient retenu un certain temps en Arménie. Hélène II n’avait eu de cesse de se plaindre de la lenteur de Taronitès, et sa mort, loin de la faire changer d’avis, n’était parvenue qu’à la mettre encore davantage en colère. “Le voyage a ensuite été long et éprouvant. Traverser les Dardanelles à pris plusieurs jours. Heureusement, la princesse Hélène nous a accueillis à Gallipoli.”​

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La princesse Hélène Comnène et ses domaines

Il désigna le chariot dont sortit l’ancienne impératrice. Hélène Comnène n’était pas une beauté, ses traits manquaient de grâce et elle avait un certain embonpoint lié à sa légendaire gourmandise. Jean remarqua qu’elle arborait plusieurs étoffes pourpres qui ne laissaient aucun doute sur ses prétentions. Dorothéos Ouranos s’inclina respectueusement devant elle. Un peu trop respectueusement pour une princesse, se prit à penser Jean.

“Vous me voyez confus. On ne m’avait pas prévenu de votre arrivée.

-Ne vous excusez pas, mon brave commandant.” La voix d’Hélène était douce et elle semblait peu habituée à s’exprimer en public. Cette apparente timidité créait un certain contraste avec ses façons surannées et son port distingué. “Notre venue n’était effectivement pas prévue. Nous avons néanmoins jugé préférable, en ces temps troublés, de répondre favorablement à l’invitation de notre très chère cousine.” En fait d’invitation, il s’agissait d’un ordre auquel la princesse avait rechigné à obéir. Il était de notoriété publique qu’Hélène Ire n’aimait guère la cour, et encore moins recevoir des ordres de celle qu’elle considérait comme une usurpatrice. “Quelque soit nos griefs, il nous fallait venir réconforter notre propre sang dans cette période difficile. Quel malheur de voir notre belle capitale tombée aux mains des barbares et la cour se réunir dans cette modeste ville de province.”

Jean se retourna, comme pour s’assurer qu’ils admiraient bien la même cité. Thessalonique était la deuxième ville la plus peuplée de l’Empire et par son dynamisme, elle pouvait rivaliser avec les cités italiennes. Mais l’élite grecque n’avait que dédain pour une ville de marchands qui n’avait pas la même ancienneté et la même aura qu’Athènes ou Antioche. Les Grecs avaient également cette fâcheuse tendance à comparer chaque ville avec Constantinople. Et un empereur ou une impératrice se devait de contrôler la capitale.

“Où est notre chère cousine ? Nous attend-elle au palais ?

-Non, Hélène II préfère tenir sa cour au milieu de ses troupes, dans la tente impériale”, répondit Ouranos en désignant les faubourgs nords où campait l’armée d’Occident. “Je vous y conduirai personnellement pendant que mes hommes guideront le reste des troupes jusqu’à leurs quartiers”.

Taronitès et Hélène Ire suivirent donc le domestique des scholes qui les guida jusqu’au camp de l’armée. La princesse en profita pour se mettre au niveau de Jean. Elle sembla hésiter un instant, comme s’il lui coûtait d’engager la conversation.

“Est-il bien nécessaire de camper avec ses troupes alors que l’ennemi se trouve de l’autre côté du Bosphore ?

-Sa Majesté souhaite se présenter en impératrice guerrière, répondit Jean avec la plus grande prudence. Cela est bon pour le moral des troupes.

-Libre à elle de se présenter en Héraclius ou en Basile II. Mais si j’étais elle, je veillerai à ne pas terminer comme Michel III, assassiné par son favori Basile.” Elle sourit à Jean. “Il est fort étrange de garder auprès de soi le propre frère de son ennemi.

-Je resterai fidèle à la basilissa, protesta Jean qui comprenait le piège que lui tendait Hélène. Et Marthe, mon autre sœur, est à son service, tout comme mon fils sert l’empereur Valère.

-Votre fils est justement en âge de se marier, dit subitement Hélène. Mon époux, le basileus Narsès, est justement à la recherche d’un bon parti pour Valère. Notre Valère, pas le mari de ma cousine. Nous pourrions également trouver une bonne épouse pour le jeune Jean. Nous devrions en discuter après mon entrevue avec ma cousine. Il est grand temps de penser à l’avenir.” Elle adressa un sourire énigmatique à Jean, puis pressa le pas pour rejoindre Dorothéos Ouranos.​

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La famille d'Hélène Comnène

Ils entrèrent bientôt dans la tente de campagne impériale. Elle était si vaste qu’elle pouvait accueillir plusieurs membres de la cour ainsi que leurs serviteurs. Au fond, on avait installé deux cathèdres pour accueillir les deux souverains.

Hélène II avait désormais 16 ans et faisait montre d’une certaine prestance dans sa broigne rehaussée de dorures. Marthe, en tant que dame de compagnie, se tenait debout derrière elle.​

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La basilissa Hélène II

La rencontre entre les deux Hélène fut particulièrement froide. “Cousine”, dit simplement la princesse en effectuant une révérence des plus sommaires.

“Princesse Hélène, répondit l’impératrice. J’avais espéré vous voir plus tôt, notamment au couronnement du basileus.”

La princesse se tourna vers le très jeune Valère Monomaque et le salua. “C’est un honneur de vous rencontrer. Bienvenue dans la famille Palemonaitis.” La mention de ce nom, préféré à celui des Comnènes, fit grincer des dents la jeune Hélène. Mais l’empereur ne comprit pas la pique et salua la princesse avec un grand sourire.​

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Le basileus Valère Monomaque

D’après le fils aîné de Jean, le nouveau basileus ne valait pas grand chose. Le jeune homme était certes intelligent, mais c’était un fainéant qui pouvait se montrer brutal envers ses domestiques. Malgré ses origines relativement modestes, il était particulièrement arrogant. Valère était pourtant le choix idéal pour les régents. Chez les Grecs, il était en effet de coutume de faire du consort un véritable basileus autocrator, possédant la plénitude du pouvoir. C’était ainsi que les époux successifs des dernières impératrices macédoniennes, Zoé et Théodora, avaient dirigé l’Empire des siècles auparavant. Valère Monomaque, par son inexpérience et l’absence d’appui d’une grande famille, ne menaçait pas leur influence sur l’Empire.​

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Les régents : le patriarche de Constantinople Germain II et l'impératrice douairière Nicolette Ouranos

Hippolyte Taronitès se prosterna devant le couple impérial, puis il se tourna vers les régents, le patriarche Germain II et l’impératrice douairière Nicolette. “J’apporte de bien mauvaises nouvelles. Le duc Diogène Kaukadenos m’a fait parvenir une missive. Tarse est tombée.” La nouvelle fut accueillie par des soupirs de consternation. “L’Opsikion est menacé et il réclame une aide immédiate, sans quoi il n’aura d’autre choix que de se soumettre aux Francs.
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Haut : la chute de Tarse
Bas : l'Opsikion menacé

-Un traître ! s’exclama l’impératrice.

-Votre Majesté, intervint le patriarche. Kaukadenos ne souhaite que protéger l’Empire des dévastations. Je suis sûr que nous pouvons trouver un terrain d’entente avec nos ennemis, les propositions de paix…

-Ont été rejetées ! le coupa Hélène II.

-Nous pouvons peut-être faire quelques concessions supplémentaires pour convaincre le souverain franc et sa fille d’abandonner leurs folles prétentions. Nous rétablirons ainsi la paix et mettrons fin aux pillages.

-Je sais que vous vous inquiétez bien plus pour les terres de l’Eglise en Anatolie que pour ma couronne. Vous êtes un lâche, il n’est plus temps de parlementer mais de châtier le barbare par le fer !

-Votre Majesté, s’offusqua Germain, je ne veux que le bien de l’Empire et de votre personne. En tant que régent je…

-Je vous démets de votre charge ! s’emporta la basilissa.

-Vous ne pouvez, vous êtes encore sous ma responsabilité et celle de votre mère jusqu’à votre majorité…

-Ma fille, intervint l’impératrice douairière, c’est votre père qui a nommé le patriarche à cette charge et…

-Faites le entrer !” ordonna l’impératrice. A la surprise générale, un homme en habit de moine entra dans la tente. Jean mit un certain temps à reconnaître Hélias, l’ancien basileus devenu moine. Encore jeune, celui qui se faisait désormais appeler Léon, n’avait rien perdu de sa beauté et de son charisme.
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Léon, l'ancien empereur Hélias Palemonaitis

“Messieurs. En cette période de grand péril, ma fille m’a mandé auprès d’elle pour devenir son co-régent aux côtés de mon ex-femme. J’ai fait le vœu de servir Dieu et, en défendant la couronne de l’impératrice, je protégerai l’Empire contre les hérétiques.”

L’assistance était en grand émoi. Jamais un empereur ayant abdiqué n’était revenu pour revendiquer la régence qu’il avait lui-même établie. Encore moins un empereur devenu moine. Les Grecs, qui détestaient par-dessus tout les situations inédites, ne savaient comment réagir.

“Mon mari et empereur… commença timidement Nicolette, semble en droit de reprendre ce qu’il a octroyé. J’accepte ses prétentions à la régence à mes côtés.”

Germain II semblait complètement bouleversé, mais il n’avait guère le choix. Les grands aristocrates non plus, même si nombre d’entre eux n’aimaient guère Hélias qu’ils avaient poussé à l’abdication. Jean ne pouvait qu’être impressionné par la revanche de l’empereur déchu. Ce dernier sourit, puis d’une voix forte annonça : “Ma fille a bel et bien raison, il n’y a plus qu’une solution face aux barbares. La guerre !”

Manifestement en colère, la princesse Hélène profita de la confusion pour se lever et se diriger vers la sortie. En passant devant Jean, elle chuchota : “Venez me voir quand cette comédie sera terminée. Nous devons parler de l’avenir.” Puis elle disparut, laissant l’Héritier assister au triomphe du moine-régent.​
 
X. Hugues le Sombre
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“J’ai toujours appréciée Nicomédie !” s’exclama Marie Sudimantaitis en levant une nouvelle fois son verre. L’alcool n’avait fait que renforcer son fort accent russe lorsqu’elle s’exprimait en français. “Mon mari et moi avons d’ailleurs dîné dans cette même salle de banquet il y a plus de vingt ans !

-Avec le duc Diogène II, chère nièce ?” L’empereur Hugues III était tout sourire et affichait une certaine décontraction. Pour charmer la vieille femme, il l’avait couverte d’honneur et placé à sa droite sur le dais. Il n’hésitait pas à la faire resservir en vin et en compliments.
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Marie Sudimantaitis et l'empereur Hugues III le Glorieux

“Non, non, son fils, Lazare.” Hugues le Sombre grinça des dents. La débauche des Grecs n'avait décidément pas de limites. A la mort de son fils, le duc de l’Opsikion n’avait pas hésité à épouser sa propre bru et mère de ses petits-enfants. Il se signa discrètement.
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L'arbre généalogique du duc Loukas

“Il était si beau… avant, bien entendu, qu’il perde ce bras en défendant les Comnènes. Quel idiot ! Je lui avais bien dit de ne pas se mêler de ces affaires. A l’époque, sa mort m’a bouleversée. Elle avait été si brutale… Rien à voir avec la mort de Diogène qui était déjà un vieil homme.” Elle se resservit un verre et le descendit d’un coup sec. “Pas que la mort de mon deuxième mari ne m’a pas perturbé non plus. Deux veuvages, c’est beaucoup. Je crois que vous connaissez cela, vous avez été marié trois fois.”

A la surprise de Hugues II, son père ne montra aucun signe d’agacement à la mention de ses ex-épouses, il afficha même un sourire plein de compassion. “Il faut penser à l’avenir. Aux enfants.

-Exactement ! dit la vieil femme qui était manifestement déjà un peu saoul. Et c’est pour mon fils que je suis ici. Je lui ai dit que vous accepteriez de discuter avec lui.
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Loukas Kaukadenos, duc de Tchernigov

-Le duc Loukas est de mon sang.

-Tout à fait. Il n’a malheureusement jamais connu sa grand-mère, la princesse Constance. Une femme exceptionnelle.

-J’ai toujours admiré ma sœur, et vous n'êtes pas sans me la rappeler.” Marie rougit. Hugues le Sombre était bien moins touché, car il savait que son père mentait.

La princesse Constance était issue du premier lit du roi Hugues II le Brisé. La différence d'âge entre Constance et son demi-frère était importante et elle avait été envoyée à Constantinople pour épouser l’empereur Manuel IV des années avant que le Glorieux n’atteigne sa majorité. Après la mort précoce du basileus, Andronic s’était empressé de se débarasser de sa la femme de son neveu et de sa fille en les mariant en Russie. Hugues n’avait donc pratiquement pas connu Constance et était bien plus proche de la princesse Eve, qui était devenue reine de Nubie.
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Haut : les frères et soeurs de Hugues III
Bas : arbre généalogique simplifié des empereurs Comnènes

“Si son petit-fils a hérité de sa bonté, ajouta l'empereur, ce doit être un homme brave, pieux et juste.”

“C’est moi qui l’ai éduqué, se rengorga Marie. Un vrai Russe, fier et brave. Depuis qu’il est devenu duc de Tchernigov, il est parmi les seigneurs les plus respectés de Ruthénie. Lorsque les mauvais conseillers de la très jeune khanoum Yeldem ont tenté d’imposer les coutumes coumanes, il n’a pas hésité à prendre les armes pour défendre les siens.

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La guerre civile en Ruthénie

-J’ai entendu dire qu’il avait été blessé.

-Une simple égratignure ! Mon fils est un dur à cuire, et la guerre tourne en sa faveur. Bien entendu, la situation l’a empêché de venir récupérer l’héritage de son grand-père…” Marie se resservit une coupe. “D’où ma présence ici, mon oncle. Vous occupez plusieurs places qui lui reviennent de droit.
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Haut : l'Opsikion, l'héritage du duc Loukas
Bas : les places occupées par Jérusalem

-Diogène avait pris fait et cause pour Hélène II.

-Mon défunt mari était un Grec jusqu’au bout des ongles. Un Romain vous aurait-il dit !” Marie éclata de rire. “Il vivait encore au temps de Constantin ou même d’Auguste. Mais, comme vous l’avez dit, nous devons regarder vers l’avenir…”

L’empereur resta silencieux quelques instants.

“Vous aurez vos places.” Marie fut manifestement surprise de cette victoire si facile. “Mais à la condition de ne pas reconnaître Hélène II.

-Bien entendu…” dit la vieille femme tout en restant suspicieuse. “Mais mon fils ne reconnaîtra pas non plus votre fille. Je vous l’ai dit, c’est un Russe, et il regarde vers le nord. Il ne commettra pas la même erreur que son père. Les affaires des Grecs et des Francs ne le regardent pas.

-J’avais bien compris votre message. Agathe reconnaîtra la pleine possession de l’Opsikion par le duc Loukas… et donc de la suzeraineté de la Ruthénie sur ces terres.

-Voilà une offre fort alléchante, mais je souhaiterais qu’elle soit mise par écrit.”

Hugues III tapa dans ses mains. Plusieurs serviteurs débarassèrent le dais et un clerc approcha avec un parchemin scellé qu’il remit à Marie. “Mon serviteur a déjà rempli la missive que vous donnerez à votre fils. Il y est précisé que je retirerai mes troupes de Phrygie en échange de la reconnaissance des droits de ma fille sur Constantinople par la khanoum de Ruthénie.

-Mais la khanoum…

-Aura bientôt un futur régent qui s’empressera de signer cet accord. J’en suis certain.”

Marie rangea la missive dans une de ses manches puis sourit à l’empereur ; “Cher Oncle, je vois que vous ne mentiez pas lorsque vous affirmiez penser d’abord à l’avenir.” Elle se leva et le salua bien bas. “J’ai bien trop abusé du vin, Votre Majesté. Permettez-moi de me retirer.

-Bien entendu, ma chère nièce”, lui répondit Hugues III.

Lorsqu’elle fut partie, l’empereur mit tout le monde à la porte, à l’exception de ses fils Hugues et Etienne, du comte Errard et du trésorier Guérech.
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Le prince Etienne, l'empereur Hugues III le Glorieux, le roi Hugues II de Mésopotamie, le comte Errard et le duc Guérech du Delta

“Je n’aime pas ça, gronda Hugues le Sombre. Et je suis sûr qu’Agathe non plus. Vous venez de dépecer l’Empire et de lui faire perdre Nicée, une de ses plus puissantes cités.
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L'Opsikion passe sous suzeraineté ruthène

-J’ai aussi fait perdre l’un de ses plus puissants soutiens à la Fillette. D’un seul trait de plume, elle a perdu des milliers d’hommes, et moi pas un seul. J’ai aussi gagné la neutralité d’un puissant royaume. Tout cela pour trois châteaux et quelques villes, ce n’est pas cher payé.

-Nous aurions pu le contraindre à accepter la suzeraineté d’Agathe.

-Il ne se serait pas soumis et nous aurions ouvert un nouveau front inutile.

-Sans oublier, ajouta le duc Guérech, le trésorier de l’empereur, que nos coffres sont pratiquement vides. Les pillages ont simplement retardé l’inévitable. Nous avons gagné quelques mois, mais nous ne pourrons bientôt plus payer nos hommes.

-Cette guerre coûte effectivement trop cher, dit Hugues III. Même moi je m’en rend compte.” Il se tourna vers le frère de Hugues. “Etienne, c’est pour cela que je t’ai fait venir. Tu vas regagner Jérusalem pour épauler mon épouse et le patriarche Bouchard dans la direction de l’Empire en mon absence. Avec toi, tu ramèneras 7 milliers d’hommes qui seront libérés de leur service.
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Le déficit hiérosolymitain et le renvoi d'une partie des troupes

-7000 ? s’exclama Hugues. C’est de la folie !

-La folie serait de ruiner le royaume, répondit le trésorier. Nous pourrons entretenir 20000 hommes pendant plusieurs mois.

-Et ce sera bien suffisant pour combattre la Fillette, conclut l’empereur.

-Je les ramènerai, père, dit Etienne. Pourrais-je choisir quelques seigneurs pour m’épauler ?

-A qui penses-tu ?

-Mon cousin Onfroy du Désert ainsi que les ducs Jean de Shammar et Hamelin d'Amman.

-Oui-da, prends-les avec toi." Etienne s’inclina et sortit de la grande salle.

“Je vois que nous abandonnons ma soeur.

-Ne dis pas de bêtises, Hugues. Errard et moi allons prendre la moitié de l’armée et longer la côte pour nous emparer d’Héraclée. Puis nous pousserons jusqu’en Paphlagonie.

-Et moi ? Dois-je également repartir à Jérusalem pour aider ma belle-mère à faire des points de croix ?

-Si cela te fait plaisir, Athanasia aura peut-être besoin de toi. Mais je pensais plutôt te laisser le commandement du reste de l’armée. Tu resteras cantonné ici, à Nicomédie.

-Ici ? Pourquoi pas à Constantinople. Sans armée, la ville sera bientôt assiégée !”

Le Glorieux découvrit un large sourire : “Mais j’y compte bien, Hugues. J’y compte bien.”
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L'offensive de Hugues III
 
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XI. Agathe
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De violentes rafales balayaient la plaine au-delà des murs de Théodose. La cape d’Agathe virevoltait au gré du vent, venant parfois frapper la croupe de son bel alezan. Les nuages noirs étaient si menaçants que l’impératrice avait un temps envisagé de repousser la rencontre avec la délégation grecque.

La nervosité d’Agathe n’était néanmoins pas causée par le risque de tempête, mais par les 15000 soldats grecs qu’elle voyait au loin. Arrivée il y a trois jours par la via Egnatia, l’armée ennemie n’avait pas perdu de temps pour établir un camp bien protégé par des centaines de pieux en bois plantés dans la terre pour prévenir toute charge franque. L’impératrice pouvait ainsi admirer des centaines de tentes et de chariots, mais pas la moindre ambassade.​

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La délégation latine : Philippe de Pera, le prince Henri de Jérusalem, l'Impératrice Agathe de Constantinople et Gilbert du Puy du Fou patriarche latin de Constantinople

“Mais que font-ils ? Nous étions censés nous rencontrer à tierce.

-Le retard est l’insulte des faibles, expliqua Philippe. La Fillette tente probablement de vous déstabiliser.

-Ou elle se prépare à nous tendre un piège. Nous ne sommes que quatre, et seul mon frère est armé.

-Qu’ils viennent donc !” s’exclama le prince Henri en caressant la garde de son épée. Armé de pied en cape, son frère s’était porté volontaire pour les protéger et tenir la bannière alliant les armes des Montoire et de l’Empire. Agathe avait toujours apprécié son optimisme et sa gaieté et elle avait été rassurée lorsque Henri avait été chargé de la défense de Constantinople en l’absence de l’empereur. “Et nous ne sommes qu’à une centaine de toises de la porte de Rhegium. J’y ai posté des archers et des arbalétriers. Si la rencontre venait à mal tourner, il nous suffirait d’y retourner à bride abattue et mes hommes cribleront nos poursuivants de traits.

-Que Dieu t’entende, répondit Agathe, pas totalement rassurée.

-La délégation n’a le droit qu’à un homme armé. Et ce symbole de paix conserve encore quelques significations dans l’Empire, dit Philippe en désignant la branche d’olivier coiffant la bannière.

-Et ils auront juré sur les Saintes Ecritures”, ajouta Gilbert du Puy du Fou, comme pour se rassurer lui-même. Le patriarche latin de Constantinople n’avait cessé de marmonner des prières depuis qu’ils avaient passé la porte.

“Ils arrivent !” prévint Henri en désignant quatre cavaliers qui venaient de sortir des du camp.​

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La délégation grecque : Hélias Palemonaitis dit "frère Léon", la basilissa Hélène II, le basileus Valère Monomaque et le prince Jean le Grec

Le patriarche Gilbert avait la vue la plus perçante : “La Fillette est là, Votre Majesté. Ainsi qu’un jeune homme coiffé d’une couronne impériale.

-Valère Monomaque, précisa Philippe, l’époux d’Hélène.

-Je ne le connais point, fit remarquer Agathe.

-J’ai entendu quelques rumeurs. Un garçon vif mais arrogant et cruel. Ce n’est de toute façon qu’une marionnette entre les mains des régents.

-Il est suivi d’un jeune homme qui m’est inconnu, poursuivit Gilbert. Probablement son écuyer. Le dernier est un moine.”

Philippe fronça les sourcils puis se redressa sur sa selle pour mieux voir le quatrième cavalier. Il émit un grognement.

“Les rumeurs étaient donc vraies. Il s’agit de Hélias Palemonaitis, le père de la Fillette.

-Je pensais qu’il avait abandonné la couronne et s’était retiré volontairement dans un monastère du mont Athos, intervint Agathe.

-Pas de son propre chef. Il a été forcé d’abdiquer par une partie des grands.” Philippe cracha par terre pour montrer tout le dédain que lui inspirait l’ancien basileus. “Méfiez-vous de lui, Votre Majesté. Il a soif de revanche et la situation actuelle lui offre une occasion rêvée. C’est un homme dangereux, une vipère qui emploie un ton mielleux pour mieux vous poignarder dans le dos.”

Il fallut quelque temps à la délégation grecque pour traverser la plaine et rejoindre les Latins. Lorsqu’ils arrivèrent enfin, Henri s’avança quelque peu et, d’une voix forte, annonça en Français: “Oyez ! Oyez ! Inclinez-vous devant Sa Majesté impériale Agathe de la Maison Montoire, par la Grâce de Dieu Impératrice des Romains et Sa Sainteté Gilbert, Patriarche de Constantinople.”

En réponse, un jeune homme les héla en grec : “Prosternez-vous devant la basilissa autocrator des Romains Hélène deuxième du nom de la Maison Comnène et le basileus autocrator des Romains Valère de la maison Monomaque !”​

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Le prince Jean le Grec

Les traits et la voix du jeune étaient étrangement familiers, et Agathe n'eut guère de mal à deviner son identité. Elle le salua en français : “Tu as bien grandi, neveu ! La dernière fois que je t’ai vu, tu ne dépassais pas trois pieds ! Comment se porte mon frère ?”

Jean sembla quelque peu désarçonné par ce ton familier. Il balbutia dans un français approximatif : “Bien, theia. Il… vous salue.”

“Il suffit, Usurpatrice ! intervint Hélène II. Je ne suis pas venu ici pour assister à des retrouvailles familiales ! Et encore moins en langue celte, ces pourparlers auront lieu en grec !”​

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Basilissa Hélène II

C’était la première fois qu’Agathe rencontrait la Fillette, et elle ne put s’empêcher de remarquer qu’elle portait bien son surnom. Bien qu’enceinte jusqu’aux yeux et malgré ses dix huit ans, elle ressemblait à une petite fille en ayant cinq de moins. Son étalon était bien trop grand pour elle et avec sa magnifique cuirasse elle ressemblait moins à une Amazone qu'à une gamine jouant à la guerre. La jeune impératrice était en colère, et fusillait Agathe du regard.

“Je suis prête à parlementer, répondit Agathe en grec.

-Heureuse d’apprendre que vous êtes capable de vous exprimer dans une langue civilisée. Mes sujets pourront ainsi comprendre votre reddition.

-Et pourquoi me rendrais-je ?

-Le soleil brille trop fort dans le désert qui vous sert de royaume, vous devez être aveugle. J’ai avec moi des milliers d’hommes ! Vous n’avez d’autre choix que de vous soumettre si vous ne voulez pas finir massacrée !

-Il vous faudra d’abord vaincre les défenseurs de Constantinople, répondit Agathe.

-Quels défenseurs ? Nous savons que vous ne possédez que quelques centaines d’hommes.

-Mon père…

-Est au diable ! Ou à Honorias, c’est tout comme.​

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La prise de Honorias (mars 1302)

-Mon frère est déjà en route.

-Il n’a pas encore quitté Nicomédie, et il sait qu’il n’a pas assez d’hommes pour m’affronter seul.”

Décidément, les Grecs sont un peu trop bien renseignés, s’inquiéta Agathe. La Fillette a manifestement quelques soutiens dans la Ville. Il ne faudra veiller à ce que ces traîtres ne s’approchent pas de nos portes.

“Abandonnez, Usurpatrice ! cria la jeune fille. J’ai bien trop d’hommes.

-Des levées, fit remarquer Agathe. Des paysans plus habitués à faucher les blés que les hommes. Ils s’enfuiront à la première goutte de sang.

-Je veillerai à ce que ces paysans vous dépucèlent, vieille fille ! Ils n’auront guère de mal à prendre la ville une fois que mes trébuchets seront installés !”

La Fillette désigna les engins de siège qui étaient en train d’être montés. Lorsqu’elle était jeune, Agathe adorait ces monstres de bois. Hugues III avait veillé, pour une raison qui lui avait longtemps échappé, à lui donner quelques leçons sur l’art militaire. Elle avait dévoré les ouvrages romains et hiérosolymitains traitant de poliorcétique, et on lui avait même montré quelques engins en action. Elle savait ainsi que les murs étaient à portée de tirs des trébuchets. Mais il ne s’agissait pas de n’importe quel rempart.

“Vous savez qu’aucun envahisseur n’est jamais parvenu à prendre les murs de Théodose par la force. Ils tiendront.

-Un mur ne tient que par ses hommes” répondit Valère d’un ton hautain. “Et vous n’en n’avez pas assez pour défendre l’ensemble des portes. Il nous suffira de lancer plusieurs assauts tout au long du mur pour que vous soyez débordé.” Le jeune basileus n’avait probablement jamais combattu de sa vie, mais il s’exprimait avec l’assurance de Jules César devant Alésia.​

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Basileus Valère Monomaque

“Vous donnerez l’assaut et vous souffrirez. Arrêtez votre comédie. Comme vous, je connais mes classiques. Nous savons tous ici que cet assaut saignerait votre armée. Si ce n’était pas le cas, nous ne serions pas ici à parlementer.”

Un silence accueillit les paroles d’Agathe qui comprit qu’elle avait fait mouche.

“Nous souffririons, il n’y a pas de doutes.” Hélias avait rompu le silence avec sa voix chaude et douce. “Mais nous finirons par vaincre, vous le savez aussi bien que moi. Cette guerre est une folie. Votre résistance futile n’aura pour seule et unique conséquence que de faire couler plus de sang. Renoncez, Princesse ! Pour l’amour du Christ qui est notre seigneur à tous. Pour le bien de ces hommes qui vous ont suivi dans cette folle aventure, comme pour ceux que vous souhaitez gouverner. Renoncez ! Vous pourrez quitter librement l’Empire et couler des jours heureux dans votre lointain royaume.” L’homme était charmant et convaincant. Philippe a raison, cet homme est dangereux.

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Hélias Palemonaitis

“Je vous l’ai dit, frère Léon, répondit-elle sur un ton décidé. J’ai lu mes classiques, et je sais ce qu’il advient aux Romains qui perdent leur couronne. Je ne souhaite aucunement finir aveuglée dans un monastère de Crimée. Je connais également ma lignée et mes droits légitimes sur la couronne.

-Vos coutumes barbares n’ont aucune valeur dans l’Empire”, s’emporta Hélène II.

Contrairement à sa fille, Hélias ne montrait aucun signe d’énervement : “Ce que veut dire Sa Majesté, c’est que vous n’êtes pas née dans la pourpre. Vous n’êtes même pas née dans l’Empire. Vous maitrisez bien notre langue, mais vous n’êtes pas une Grecque. Pire, vous n’êtes pas même pas de la Vraie Foi.

-La Vraie Foi est du côté du Saint-Père à Rome, répondit Gilbert du Puy du Fou. Dans sa bulle Unam Sanctam, Sa Sainteté Alexandre IV a été clair. Toute créature humaine doit être soumise au pontife romain.

-Alexandre est l’évêque de Rome. Pour cela, il mérite tous les honneurs dûs à son rang. Mais il n’est pas supérieur à Germain II, le véritable patriarche de Constantinople, la Nouvelle Rome. Et il ne peut encore moins se prévaloir d’une primauté sur l’empereur, le lieutenant de Dieu sur terre.

-La puissance comporte deux glaives, le glaive spirituel et le glaive temporel tous deux aux pouvoirs de l’Eglise” annona Gilbert. “Le premier est manié par l’Eglise, par Notre Saint-Père, le second pour l’Eglise. Le glaive doit donc être subordonné au glaive, et l’autorité temporelle à l’autorité spirituelle. L’impératrice, en reconnaissant la plénitude du pouvoir de Notre Saint-Père ne fait qu’accomplir le souhait de Dieu.

-Balivernes ! coupa Hélène II. Jamais aucun empereur romain ne se soumettra devant le pape.

-Nous sommes donc dans une impasse, en conclut Hélias.

-Oui”, confirma Agathe. Un silence glacial s'abattit.

“Je l’avais bien dit, finit par dire Hélène II. Cette rencontre était inutile. Nous règlerons cette affaire sur le champ de bataille. Et je jure que vous me supplierez bientôt de seulement vous ôter les yeux, Usurpatrice !”

Elle tourna bride et repartit en direction de son armée, bientôt suivi par son mari et son père. Jean sembla hésiter quelques instants, puis il se décida à les rejoindre.

"Ça s'est plutôt bien passé”, rigola Henri alors qu’ils repartaient en direction de la ville. Agathe ne put s’empêcher de sourire, mais au plus profond d’elle-même elle ressentait une peur sourde.

Père, Hugues, pria-t-elle intérieurement. Hâtez-vous !

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Le siège de Constantinople
 
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XII. Hugues
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“Plus vite ! Nous devons atteindre la porte de Saint-Romain !” Monté sur son destrier, Hugues le Sombre remontait la colonne en sens inverse en aboyant ses ordres. Débarquée à l’aube devant la Porte Dorée, son armée longeait depuis les murs de Théodose en direction du nord. La plupart de ses hommes étaient exténués. Si certains pressèrent le pas, la majorité marquait le pas, étirant encore davantage la longue colonne.
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Le trajet de l'armée de Hugues le Sombre

Le plan initial était de se hâter en direction du nord et de faire la jonction avec les troupes de Père au niveau de la porte de Saint Romain. Mais le projet était tombé à l’eau lorsque l’armée ennemie était apparue sur leur flanc gauche. Disposés en ordre de bataille, les Grecs descendaient la légère pente qui menait aux fortifications, avançant inexorablement vers l’armée outremer.
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Le piège de se referme

En partant au petit matin, la vue des puissants remparts avait réconforté Hugues. Mais les murs étaient désormais une source d’inquiétude pour le roi de Mésopotamie. Ils leur coupaient tout espoir de retraite.

“Mais que font-ils là ? s’énerva Hugues. Ils n’étaient pas censés être si loin au sud !

-Leurs trébuchets se trouvent effectivement devant la porte de Saint-Romain, expliqua son frère Henri qui chevauchait à côté de lui. Ils ont probablement été prévenus de ton arrivée et ont décidé d’abandonner leurs positions pour te surprendre.

-Nous pourrions nous réfugier derrière les remparts. La porte est-elle encore loin ? demanda Hugues anxieusement.

-Trop pour que nous l’atteignons avant qu’ils nous tombent dessus… A moins de presser le pas.

-Mes hommes sont las, dit Hugues. Ils n’ont pas dormi de la nuit et ils marchent depuis notre débarquement au petit jour.

-Nous pouvons peut-être rebrousser chemin vers la porte de Rhegium… proposa Henri.

-Les Grecs auraient tôt fait de profiter de notre manœuvre pour tomber sur nos arrières…” Hugues évalua rapidement les différentes options qui se présentaient à lui. Aucune n’était véritablement satisfaisante, mais une seule ne lui vaudrait pas l'opprobre de Père.

“Nous allons les affronter”, annonça-t-il.

Henri était manifestement surpris. “Ils sont deux fois plus nombreux ! Sans Père et Errard…

-Ils sont loin ! coupa Hugues. Contourner la Corne d’Or prend du temps et nous étions censés faire notre jonction plus au nord. Il va falloir résister le temps qu’ils arrivent.”

L’armée grecque s’était arrêtée, seuls deux détachements d’archers, chacun sur une aile, continuaient d’avancer. Il fallait faire vite. Hugues fit claquer ses rênes et remonta rapidement la colonne, criant ses ordres : “Tournez ! Tournez ! Face à l’ennemi !” Les hérauts répercutèrent ses instructions sur l’ensemble de la ligne d’infanterie.

Le centre, constitué d’hommes d’armes bien entraînés, pivota rapidement et en ordre. La manœuvre fut plus difficile pour les levées qui étaient mal organisées.
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"Boucliers !” cria Hugues alors que les archers ennemis, assez avancés, préparaient leurs flèches. Une pluie de traits s'abattit bientôt sur la première ligne. Le centre conserva sa cohésion, mais les ailes furent encore davantage déstabilisées.

“Maintenez vos positions !” ordonna Hugues. Il fallait absolument que la ligne d’infanterie conserve sa cohésion et ne s’avance pas. Littéralement dos au mur, les soldats hiérosolymitains pouvaient être tentés de s’élancer en avant, ce qui les exposerait à une contre-attaque dévastatrice sur un relief défavorable.

“Archers !” ordonna-t-il. Les lanceurs de traits francs, placés derrière la ligne d’infanterie, tirèrent quelques volées en direction des Grecs qui reculèrent en ordre.

Jugeant que le pire était évité, Hugues rejoignit la cavalerie lourde placée en réserve.

“L’armée est en position, annonça-t-il. Il va maintenant falloir se préparer au choc principal. Le duc de Tripoli commandera le centre, le duc de la Mecque l’aile gauche et le duc de Palmyre l’aile droite. La cavalerie restera avec moi.”

L’infanterie ennemie avançait en ligne, laissant derrière elle plusieurs unités de cavalerie placées sur chacune des ailes. Les archers francs tirèrent quelques flèches sur les fantassins grecs, mais cela ne les ralentit pas. Lorsqu’ils furent assez proches, ils poussèrent un grand cri et chargèrent la première ligne outremer.

La légère pente favorisait les soldats ennemis qui s’écrasèrent avec violence sur la ligne hiérosolymitaine qui recula sous le choc. Les Outremers tinrent néanmoins bon, et une féroce mélée s’engagea bientôt. Le combat faisait rage, se transformant en un chaos de fureur et de sang. Comme prévu, le centre était le plus solide, mais les ailes avaient plus de difficultés à tenir leurs positions.
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“S’ils poussent davantage, ils risquent de briser nos lignes et d’encercler nos hommes d’armes ! cria Henri.

-Et ils comptent bien le faire”, dit Hugues en désignant l’aile gauche ennemie qui se mettait en position, prête à charger le flanc droit des défenseurs.

“Pourquoi leur aile droite ne bouge-t-elle pas ? demanda Henri.

Le regard de Hugues se tourna vers l’autre réserve positionnée bien en arrière et qui ne faisait pas mine d’avancer. Cela n’avait aucun sens. Une attaque simultanée sur les deux flancs obligerait Hugues à scinder ses réserves et empêcherait tout espoir de la repousser.

Hugues n’eut pas le temps de se poser davantage de questions. Les réserves grecques venaient de lancer leur propre charge sur le flanc droit. Le gros de ces nouvelles troupes bousculèrent violemment la ligne outremer qui recula brusquement. Pire, une partie de la cavalerie commença à opérer une manœuvre de contournement sur la droite.

Un détachement d’archers qui s’était retrouvé en première ligne fut bientôt prit de panique. De plus en plus de soldats tournaient le dos aux ennemis et se faisaient massacrer, créant un trou béant entre le flanc droit et le centre. Des soldats ennemis étaient déjà en train de se faufiler dans la brèche.
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“Il nous faut intervenir ! ordonna Hugues

-Mais le flanc gauche ? intervint Henri. Si le reste des réserves ennemies se met en marche, il n’y aura plus personne pour soutenir nos hommes !”

Hugues regarda à nouveau le reste de l’armée grecque qui ne bougeait toujours pas. Il décida de prendre le risque.

“Nous allons devoir faire confiance à Manassès de La Mecque. Il doit tenir ! Nous allons aider notre droite avec toutes les forces qui nous restent !”

Hugues se retourna vers ses chevaliers : “Messires ! Il est temps de faire votre devoir ! Pour l’Impératrice Agathe ! Pour l’Empereur Hugues ! Pour Dieu !”

Ses hommes répondirent par une grande clameur puis se préparèrent à la charge. Hugues vérifia une dernière fois sa maille, puis son écuyer lui tendit sa grande lance de guerre. Le roi de Mésopotamie fit une dernière prière à Saint Etienne ainsi qu’à Saint Aymard, le bienheureux martyr fêté en cet antépénultième jour de mai. Puis il coiffa son heaume.
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Hugues le Sombre

Le monde se réduisit à une mince fente à travers laquelle il ne distinguait pas grand-chose. Même les rumeurs de l’extérieur étaient étouffées par sa respiration. Il fit partir son cheval au trot mais, par manque de distance, dû rapidement mettre sa monture au galop. Le terrain en légère pente n’était pas idéal pour prendre de la vitesse, et le sol accidenté faillit le faire chuter à plusieurs reprises. Sa lance lui paraissait terriblement lourde, mais il se fit violence pour la maintenir droite et viser la brèche ennemie. Les rangs adverses se rapprochaient de plus en plus rapidement. Hugues prit une dernière inspiration puis il percuta avec violence la ligne ennemie.
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Il embrocha un fantassin mais fut en partie déstabilisé et il lui fallut faire un effort surhumain pour éviter la chute. A sa droite et à sa gauche, plusieurs chevaliers vinrent percuter à leur tour les Grecs qui perdirent une partie de leur cohésion et reculèrent. Certains fantassins francs qui s’apprêtaient à fuir recouvrèrent espoir et vinrent les épauler.

Hugues se débarrassa des restes encombrants de sa lance et dégaina son épée pour tailler de droite et de gauche. Il abattit plusieurs Grecs qui tentaient d’échapper au carnage. Les Hiérosolymitains prenaient peu à peu l’avantage, comblant la brèche entre le centre et l’aile droite.

Les soldats de Hélène II étaient néanmoins loin d’être défaits. Passés la surprise de l’assaut, ils se regroupèrent bientôt autour d’une unité d’élite puissamment armée qui tenta même une contre attaque.

Harcelé par plusieurs piquiers, le destrier de Hugues se cabra brusquement, et Hugues fut projeté à terre. Sonné, le roi de Mésopotamie resta quelque temps au sol. Lève toi ! ordonna-t-il à lui-même. Lève-toi ou tu finiras piétiné par la piétaille ou les sabots des chevaux !

Hugues grogna tout en se relevant. Sa maille pesait une tonne, et il avait probablement une côte cassée. Il s’empara de son épée et de son bouclier mais se débarrassa de son heaume en partie endommagé. En l’enlevant, il put prendre une grande bouffée d’air frais, mais il découvrit également une scène de chaos indescriptible. Une boucherie furieuse et anarchique.

Le monde se mua en une bouillie de cris et de sang. Hugues para un coup d’épée courte avec son bouclier et il sentit son épaule se déboiter. Il contre-attaqua, ne découvrant le visage de son jeune assaillant qu’au moment de lui transpercer le bas ventre. Le soldat mourut avec une expression de surprise au visage, comme si la mort l’eût cueilli par hasard.

La contre-attaque ennemie força Hugues et ses hommes à reculer. Un colosse apparut bientôt qui gueulait dans une langue qui n’était pas sans rappeler celle de sa parente Marie Sudaimantis. Celui qui devait être russe avait une jambe de bois mais cela ne semblait pas l’empêcher de se mouvoir aisément sur le champ de bataille. Il maniait une hache courte qui s’abattit à plusieurs reprises sur le bouclier de Hugues. Chaque coup redoublait de violence par rapport au précédent et était accompagné d’un cri rageur prononcé dans sa langue incompréhensible. Sûrement fatigué de ne pas être compris, le Russe finit par gueuler en grec : “Bastardos !”
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Siméon, comte de Dnipro

Hugues sentit la colère montée en lui. Il se débarrassa de son bouclier en lambeau et, ignorant la douleur et la fatigue, quitta sa ligne et se jeta sur son adversaire, taillant de droite et de gauche. “Je ne suis pas un bâtard !” cria-t-il, parvenant à déstabiliser le Russe qui recula. Mais l’élan de Hugues se brisa lorsqu’il trébucha sur l’un des cadavres. Il parvint à se rattraper à temps, mais cela offrit une opportunité au colosse qui lui enfonça violemment sa hache dans le ventre.

La douleur irradia dans tout son corps. Il ne ressentit pratiquement pas le deuxième coup qui le projeta au sol. Allongé au sol et gagné de spasmes, Hugues porta la main à son ventre et sentit le contact de ses boyaux chauds. Lorsqu’un soldat lui marcha sur sa jambe, il n’en ressentit aucune douleur.

“Le Glorieux ! Le Glorieux arrive !” entendit-il crier au loin.
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Hugues tendit sa main couverte de sang vers le ciel. “P… Père ! balbutia-t-il. Père ! Regardez-moi ! Je suis digne de votre nom ! Je… je ne suis pas un bâtard.”

Sa vision se brouilla, les sons s’estompèrent.

Et il ne fut plus.
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Haut : La mort du roi Hugues II le Sombre
Bas : la bataille de Constantinople, 29 mai 1302
 
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XIII. Jean l'Héritier
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L’élévation du terrain n’était guère importante, mais elle permettait aux soldats de la réserve d’avoir une vue plongeante sur le carnage qui se déroulait en contrebas. Jean l’Héritier avait un moment cru que les soldats de Héléna II allaient balayer l’armée commandée par son frère Hugues. Mais une contre-attaque de la cavalerie lourde outremer était parvenue à maintenir les lignes assez longtemps pour que les renforts arrivent. Des milliers de cavaliers francs avaient déferlé sur la gauche de l’armée grecque qui s’était tant bien que mal réorganisée pour tenir. Mais plus loin au nord-est arrivait déjà le gros des troupes de Père. Des milliers de fantassins et d’archers qui allaient bientôt submerger les lignes loyalistes.
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“C’est ainsi que meurent les empires, dit sombrement Dorotheos Ouranos. Les traits du domestique des scholes étaient tirés et sa mine sombre révélait ses tourments intérieurs. Par fidélité à Hélène I Comnène, le despote d’Anatolie était en train de trahir tout ce en quoi il avait toujours cru.
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Le despote Dorothéos Ouranos

“C’est ainsi qu’ils naissent”, répondit Jean.

Dorotheos afficha un sourire plein d’aigreur. “Je ne doute pas que c’est ainsi que vous voyez les choses, prince Jean de Montoire, désormais héritier de deux empires.” Il continua d’une voix rêveuse et brisée. “Lorsque j’étais jeune je demandais souvent à mon précepteur de lire les poèmes contant les aventures de Digénis Akritas. Je m’identifiais à ce preux et je m’imaginais lutter contre les lions, les dragons et les bandits tout en défendant l’Empire contre ses ennemis mahométans. Aujourd’hui je n’ai pas l’impression d’être Digénis, mais Vahan.”

Dorotheos faisait référence au général arménien que les Grecs accusaient de trahison lors de la bataille de Yarmouk contre les musulmans. La défaite impériale leur avait fait perdre tous les territoires qui constituaient désormais l’Empire de Jérusalem.

“Vous n’avez trahi personne, Ouranos, répondit Jean. Vous avez évité un bain de sang inutile, Hélène II était condamnée.

-Vous voilà mon meilleur défenseur, ironisa le domestique des scholes. N’oubliez pas de répéter votre plaidoyer à l’impératrice déchue. Elle vient vers nous.” Il désigna quelques cavaliers qui remontaient dans leur direction. “Pour ma part, je n’ai pas la force de briser le coeur de ma nièce.” Il se tourna vers ses hommes. “Préparez-vous ! Nous partons !”

A la grande surprise de Jean, les hommes du despote commencèrent à tourner bride.

“Vous ne restez pas ? La nouvelle impératrice vous honorera sûrement.

-Ne vous méprenez pas sur mes intentions. Ce n’est pas pour votre soeur que j’ai trahi l’Empire et mon propre sang, mais par fidélité à Hélène Comnène, la fille du basileus Pantaleon. Tâchez de vous en souvenir et de le rappeler à votre impératrice lorsque vous la reverrez.”

Le domestique des scholes le quitta sans le saluer, emportant avec lui ses soldats. Jean se retrouva seul avec les levées de Philippopolis, à attendre Hélène II.

La basilissa ne tarda pas à arriver. Elle était accompagnée d’une vingtaine de cavaliers, de son mari Valère escorté par le fils ainé de Jean et de son père Hélias Palemonaitis qui avait abandonné son habit de moine pour revêtir une cotte de maille.
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La basilissa Hélène II

“Pourquoi mon oncle fait-il demi-tour ? demanda Hélène II. Pourquoi n’avez-vous pas chargé les barbares ? Leur flanc droit aurait été balayé, nous l’aurions emporté, nous…”

L’arrogance et la morgue avait définitivement quitté l’impératrice. Elle n’était plus qu’une petite fille affolée qui ne comprenait pas ce qui était en train de se passer.

Tout le contraire de son père, dont les traits calmes et apaisants avaient laissés place à un masque de rage et de haine. Il leva son épée souillée par les combats et la pointa en direction de Jean.
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Hélias "Léon" Palemonaitis

“Traitrise, j’en connais le goût, cria-t-il. Voilà ce qui se passe, ma fille ! Ouranos vous a vendu ! Je n’aurais jamais dû écouter votre mère et le nommer domestique des Scholes. J’aurais dû le faire écarteler à l’hippodrome en montant sur le trône !” Il désigna Jean. “Quant à ce chien celte ! Il ne vaut pas mieux que son père et sa soeur, la traitrise coule dans son sang !” Il s’adressa aux hommes de Philippopolis. “Arrêtez-le ! Arrêtez ce traître !”

Au grand désespoir du moine, aucun soldat ne bougea.

“Ce sont les hommes de ma femme Dorothée, répondit Jean. Ils m’obéissent. Ils ne sont pas non plus aveugles, ils peuvent voir. Et il serait temps que vous ouvriez les yeux à votre tour. Regardez derrière vous !”

Les hommes de Père étaient enfin arrivés. Le flanc gauche de l’armée grecque était complètement encerclée et se faisait massacrer, tandis que le flanc droit commençait à se disloquer, les soldats fuyant pour leur vie.
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“C’est fini, conclut Jean.

-Jamais ! Dégainez vos épées !” aboya Hélias en se tournant vers la suite de l’impératrice. Certains obéirent, mais la plupart hésitèrent. lls comprenaient que cela revenait à signer leur arrêt de mort.

“Iohannes ! L’Héritier appela son fils. Jean ! Arrête le moine Léon !”
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Le prince Jean dit le Grec

Le jeune homme hésita un instant, regardant alternativement l’impératrice et son père. Puis il dégaina et vint se porter à la hauteur de Hélias. Son épée visant la gorge de l’ancien basileus. “Jetez votre arme, mon frère”, dit-il en grec.

Par dépit, Hélias lança avec rage son épée.
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La capture de Helias

“Vous m’avez juré votre foi ! s’écria Hélène II en direction de l’Héritier. Vous vous parjurez !

-Je ne fais que vous débarrasser d’un mauvais conseiller, répondit Jean l’Héritier. Et c’est maintenant à moi de vous donner conseil, en bon homme-lige. Rendez-vous.”

La jeune impératrice paraissait désormais bien piteuse. Elle regarda alternativement son mari et son père avec des yeux plein d’espoirs, comme si elle attendait un quelconque secours de leur part. Elle finit néanmoins par tourner la tête en direction du champ de bataille où ses forces étaient en pleine déroute. Et c’est seulement à ce moment qu’elle sembla réaliser la situation.

Baissant la tête, Hélène II laissa échapper une larme.

“Je me rends.”
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La bataille de Constantinople et la reddition d'Hélène II (29 mai 1302)
 
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XIV. Hugues le Glorieux
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Du plus humble fantassin au plus grand seigneur, tous avaient revêtu leurs plus beaux atours. Les armes avaient été briquées, les cottes de mailles nettoyées, les braies et chausses rapiécées. Les épaules bien droites, la mine fière, les soldats impeccablement alignés attendaient avec impatience le départ du défilé au sein de leur unité ou ‘bataille’. Chaque bataille était elle-même liée à une Couronne spécifique menée par les seigneurs de la région. Ainsi, soldats et chevaliers d’Arabie fermaient le ban derrière la bataille de Mésopotamie. Venaient ensuite les Syriens et les Egyptiens et enfin les soldats originaires du royaume de Jérusalem.

Devant l’armée, on avait placé plusieurs chariots remplis à ras bord de butins en provenance des villes pillées en Anatolie et du camp de l’impératrice déchue. Puis venaient quelques dizaines de prisonniers, tous enchaînés à l’exception de Hélène II et de Valère. Si on leur avait enlevé tout attributs impériaux et habillé de simples habits, on ne souhaitait pas les humilier davantage.

Cette grande colonne faisait face à la Porte d’Or, la plus belle entrée de Constantinople. Flanquée de deux grandes tours carrées, elle avait été construite à l’aide de larges blocs de marbre poli et prenait la forme d’une arche triomphale avec trois portes, toutes en bronze. C’est au pied de cet ensemble monumental qu’attendait la tête du cortège.

L’Empereur Hugues III le Glorieux, revêtu de sa plus belle maille, s’approcha du beau chariot décoré de fleurs où on avait étendu le corps du roi Hugues II de Mésopotamie.

“Henri, dit-il d’un ton dur, le triomphe va bientôt commencer.”

Le prince l’ignora et déposa délicatement une épée entre les mains sans vie de son frère.
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Le prince Henri

La gorge de l’empereur se noua. Les préparateurs avaient fait des miracles pour dissimuler les blessures du roi de Mésopotamie. Hugues était beau dans la mort. Mais ces traits n’étaient pas ceux des Montoires, le Glorieux en était persuadé. Il ne put s’empêcher de ressentir une bouffée de rage contre son ex-épouse Marie. Si seulement elle avait été fidèle, il pleurerait aujourd’hui un fils brave et courageux qui avait fait honneur à l’Empire de Jérusalem. Quel gâchis.

“Henri !” héla-t-il le prince avec impatience.

Le prince releva la tête. Ses traits étaient défaits et le regard qu’il posa sur Hugues semblait rempli de colère contenue. Cette expression défiante ne fut néanmoins que passagère et il adopta bientôt une attitude soumise.

“Bien, Père. Mais permettez-moi de rester au niveau du chariot, en l’honneur de votre défunt fils.”

Tout dans le visage d'Henri rappelait Kyriakos, l’amant de Marie. Hugues ne pouvait néanmoins s’empêcher de se désoler pour le prince. Il n’avait lui-même pas été touché par la mort de son propre frère aîné, Henri le Noir, mais il avait pleuré la mort de son puîné Jean.

“Comme tu le souhaites”, répondit-il, dissimulant sa compassion derrière une certaine froideur.

“Permettez-moi d’en faire de même, intervint Jean, l’héritier de Hugues.

-Non, répondit sèchement Hugues. Ta place est à mes côtés. Viens !”

Hugues rejoignit la tête du cortège où l’attendait un destrier blanc revêtu d’un caparaçon d’or sertie de joyaux. Son écuyer l’aida à monter sur son cheval avant de lui tendre une lance de cérémonie.

“Tu me suivras de prêt, dit-il à Jean. Grecs et Hiérosolymitains devront se souvenir de toi le jour où tu me succéderas.

-Oui, Père”, répondit son fils tout en montant sur son propre cheval.
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Le prince Jean l'Héritier

Il arrivait souvent à Hugues de dévisager son aîné. Il scrutait avec espoir chaque pommette, chaque arête de son nez, chaque courbure de ses lèvres pour y déceler ses propres traits. Il lui arrivait parfois d’avoir des doutes, mais il restait persuadé que Jean était bien de lui.

“Quant à toi, tu suivras ton père”, ajouta-t-il à l’intention de son petit-fils Jean le Grec.
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Le prince Jean le Grec

“Oui, pappous.

-Grand-Père”, rectifia Hugues en fronçant les sourcils. Il avait rencontré Jean pour la première fois juste après la bataille, et ce qu’il avait découvert ne lui avait guère plu. Oh, c’était un jeune homme bien bâti et dans la fleur de l’âge dont l’ascendance ne pouvait être remise en cause tant il ressemblait à son père. Mais son éducation avait manifestement été assurée par sa mère, et l’esprit et la foi du jeune homme avaient été pervertis par les Grecs. Il parlait en français avec un horrible accent et il ne semblait pas suivre les enseignements du Saint Père. Jamais les Hiérosolymitains n’accepteraient un Grec décadent et schismatique à leur tête et Hugues se promis d’en toucher deux mots à son fils.

“Nous pouvons y aller” annonça Hugues aux hérauts qui annoncèrent le début du triomphe.

C’était Philippe de Péra qui avait insisté pour organiser cette cérémonie qui datait de l’Antique Rome. D’après lui, il s’agissait d’un bon moyen de gagner le soutien de la population et de renforcer le prestige de Hugues. Ce dernier avait bien entendu accepté, il savait bien que les symboles du pouvoir étaient le pouvoir.

Hugues avait néanmoins été peu rassuré de participer à une cérémonie liée à une religion païenne, mais sur ce point, Philippe l’avait rassuré. Cela faisait bien longtemps que le triomphe avait été profondément transformé et christianisé par les empereurs de Constantinople. Les Grecs s’étaient néanmoins querellés une journée entière sur le déroulement de la journée. Certains défendaient mordicus qu’il fallait suivre à la lettre le dernier triomphe, celui de l’empereur Tryphon Ier Comnène, plus d’un siècle auparavant. Les autres préféraient suivre le De Ceremoniis écrit par l’empereur macédonien Constantin VII qui décrivait le triomphe de Jean Ier Tzimiskès. C’était ces derniers qui l’avaient emporté, mais Hugues avait demandé à faire quelques ajustements. Il avait refusé plusieurs arrêts qui auraient fait traîner la journée en longueur, ainsi que le discours sur le forum. Il avait aussi ajouté quelques touches hiérosolymitaines et incorporé des clercs de rites latins. Hugues comme les conseillers grecs avaient également jugé plus sage de ne pas humilier davantage les perdants, qui n’étaient pas des barbares mais des sujets de l’impératrice.
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Le parcours du Triomphe

En passant sous l’arche sous les vivats des badauds, Hugues ne put s’empêcher de penser à son entrée à Jérusalem cinq ans auparavant. Un sentiment de fierté et du devoir accompli l'envahit à l’idée que son projet d’alors, celui de placer l’un des siens sur le trône de Constantinople, était désormais réalisé. Son rêve, l’union des deux couronnes, n’avait jamais été aussi proche de devenir une réalité.

À l’époque, il avait été accueilli par sa fille et il eut un pincement au cœur en découvrant qu’elle n’était point présente de l’autre côté de la porte. A la place se tenait un aréopage de magistrats et de clercs qui se prosternèrent devant lui avant de lui présenter une couronne.

Après avoir salué les notables, Hugues mena le cortège à travers la ville, remontant la Mésè en direction du Grand Palais. Sur le chemin, on avait installé des candélabres d’argent et décoré les façades de guirlandes de fleurs. Nombre de Grecs étaient venus pour admirer le cortège. Hugues remarqua néanmoins le manque d’enthousiasme de la population. Pour beaucoup il ne s’agissait pas d’un véritable triomphe, car la cérémonie était organisée en l’honneur de barbares vainqueurs d’une guerre contre des Grecs. Malgré les décorations, on pouvait toujours voir les traces des incendies et des pillages qui avaient tant choqué les Constantinopolitains et pour lesquels ils maudissaient toujours les Latins.

Un incident éclata d’ailleurs alors que Hugues III traversait le forum de Théodose. Un illuminé parvint à suffisamment s’approcher du cortège pour cracher au visage de l’un des clercs. L’homme cria plusieurs fois le nom de Germain II avant d’être promptement maîtrisé et arrêté par la garde.

“Il a davantage de courage que le patriarche grec, ricana l’Héritier. D’après Jean d’Outrejourdain, Germain II s’est pratiquement conchié dessus lorsqu'il l’a capturé à l’issue de la bataille.

-Le faux patriarche ne sera bientôt plus un problème, répondit l’empereur. J’ai clairement fait comprendre à ta soeur qu’il devait être rapidement et publiquement démis de toute autorité et passé devant un tribunal ecclésiastique pour hérésie. Alexandre IV pourra alors reconnaître Gilbert du Puy du Fou qui deviendra l’unique patriarche de Constantinople.

-Le pape a-t-il enfin entendu raison et béni votre expédition ?

-Oui, le nonce est venu me voir hier soir avant sa rencontre avec Agathe. Il était porteur d’une lettre du Saint Père en personne me félicitant d’avoir œuvré à l’Union et à la fin du Schisme. Il y reconnaît les droits d’Agathe au titre d’impératrice des Romains.”

Hugues savait que le pape désapprouvait toujours cette campagne qui était allée à l’encontre de sa politique d’apaisement avec les chrétiens orientaux et renforçait ses rivaux pisans. L’empereur était d’ailleurs prêt à parier que le nonce avait emporté une deuxième lettre d’une toute autre teneur qu’il lui aurait remis en cas de défaite. La victoire avait néanmoins mis le souverain pontife devant le fait accompli et il désirait désormais se gagner les faveurs des nouveaux maîtres de Constantinople. Peut-être tenterait-il même de s’approprier la paternité de l’expédition.

“Le nonce n’est pas venu les mains vides, continua Hugues III. Le pape Alexandre IV m’a offert une forte somme pour couvrir une partie des dépenses de la guerre… Mais à une condition.”
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L'aide financière du pape Alexandre IV

Il se retourna pour s’adresser à Jean le Grec. “Est-ce vrai que ton fils, le jeune Jean, a été baptisé selon le rite grec ?”

Le jeune prince paraissait particulièrement gêné. Il répondit dans un français hésitant : “Oui, mon épouse Théodora et son père ont insisté pour que…

-Les Wahabides semblent être bien connus à Rome, coupa Hugues III. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils n’y sont guère appréciés. Les Romains, les vrais, se souviennent des raids de leurs ancêtres mahométans. Je me suis laissé dire qu’ils ont plusieurs fois changé de religion pour conserver leurs possessions en Corse, un de leur aïeul reconnaissait même l’autorité du pape. Ils ne devraient pas avoir de mal à accepter la conversion du jeune Jean.
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Théodora et les possessions de sa famille

-Une… une conversion, grand-père ? balbutia Jean le Grec

-Oui, et cela vaut pour toi également. Ce soir même, ton fils et toi recevrez un baptême selon le rite latin. Vous m’accompagnez ensuite à Jérusalem.”
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L'invitation à la cour et la conversion de Jean le Grec et de sa famille

Le jeune homme semblait bouillir de rage, mais eut la présence d’esprit de se taire.

“Vous rentrez, père ? demanda l’Héritier.

-Oui, et le plus tôt sera le mieux. Je n’ai plus rien à faire ici. Et j’espère que tu seras du voyage, il est grand temps pour toi de revoir Jérusalem.”

Son fils aîné semblait gêné, une réaction que Hugues III n’attendait pas.

“Je ne le peux, Père. Pas tout de suite.

-Et pourquoi cela ?

-Le duc Khaetag d’Alanie, l’époux de mon aînée Raymonde, affronte les Turcs au nord de la mer Majoure. Je dois y mener les troupes de Philippopolis.
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La conquête du duché' de Ciscaucasie par le duc Khaetag d'Alanie, époux de la princesse Raymonde

-Tu préfère ainsi les rivages barbares à la Ville Sainte ? demanda Hugues III avec une pointe de désapprobation.

-Cette campagne ne devrait pas durer. J’envisage ensuite de venir épauler Agathe à Constantinople. Après tout, je suis également son héritier. Et je connais bien l’Empire, je pourrais l’aider à résister à ses ennemis.

-Nous avons gagné, cingla l’empereur.

-La guerre, mais pas les cœurs, répondit Jean. Bien sûr, elle peut compter sur quelques soutiens. Ma femme notamment, étant donné que notre fils héritera un jour de l’Empire. Mais je l’ai prévenu que sa position est fragile. Hélène Comnène profitera certainement de cette situation pour s’emparer de la couronne. Je lui ai dit de gagner le soutien des grandes familles.
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Carte des territoires des grands seigneurs grecs

-Que lui as-tu conseillé ?

-D’apaiser les Doukas d’abord, mais par quelques titres symboliques. Nicolette contrôle le thème des Thracésiens, Hippolyte le Strymon et Pulchérie la Moésie. Ils sont une force sur laquelle on peut compter, mais pas vraiment se reposer. De plus, il y a peu de chances qu’ils s’allient avec Hélène. Il y a trop de mauvais sang entre les Comnènes et les Doukas. Agathe devrait plutôt se concentrer sur les despotes.
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Les despotes en 1302

-Comment ?

-En les nommant aux grands offices. Bien sûr Dorothéos Ouranos, le despote d’Anatolie, est le principal soutien de la Comnène et il est perdu pour Agathe. Inutile également de récompenser Hippolyte Taronitès. Le despote d’Arménie ne vous apprécie guère, mais c’est un imbécile. Il s’est bien trop mouillé avec Hélène II et va probablement faire profil bas et restera fidèle. Reste les indécis, ceux qui n’étaient pas présents auprès de la Fillette.

-Qui ?

-Sébastien Tivertsi, le despote de Crète, ne devrait pas être bien difficile à convaincre. Ce n’est pas un ambitieux et il est parfaitement content de ses possessions en Afrique du Nord. La charge de logothète du drome. Bélisaire Dyrrachion, le despote d’Epire ferait quant à lui un excellent parakimomène. Alexandre Palaiotes, le despote de Grèce, a toujours souhaité obtenir la charge de logothète du génikon. Quant à Jean Bryennios, le despote de Serbie, Agathe pourrait lui offrir le poste de Domestique des Scholes. Il y a aussi une autre solution que je lui ai conseillée. Choisir l’un d’eux comme époux.

-Qu’a-t-elle répondu ?

-Qu’elle y consentirait, mais devait d’abord s’entretenir avec Philippe de Péra.”

Hugues ne put s’empêcher de ressentir une grande fierté. Voilà bien mon fils, se dit-il. Un véritable souverain.

Leur conversation ne put se poursuivre, ils arrivaient en vue du Grand Palais. Hugues ne s’y rendit pas de suite, car on le conduisit d’abord à Sainte Sophie. Il entra seul et, à sa grande surprise, n’y fut pas accueilli par Gilbert du Puy du Fou, mais un clerc, probablement outremer, qu’il ne connaissait pas. Il pria le seigneur, puis on fit entrer le corps de Hugues le Sombre qui fut exposé dans la nef. Le Glorieux s’inclina devant le mort qu’il confia à la garde de Henri. Il ressortit ensuite de l'église pour gagner la Chalke.

La Chalke ou Porte de Bronze, marquait l’entrée du Grand Palais. Lesdites portes de bronze avaient été enlevées lors du pillage, tout comme la plupart des tuiles du même métal ou les statues des empereurs antiques. Le vestibule n’en restait pas moins impressionnant, surtout qu’on avait fait installer, à l’entrée, une grande tribune surmontée d’une grande croix dorée. Les membres de la cour y attendaient l’empereur dans leurs plus beaux atours, y compris Philippe de Péra qui avait troqué ses frusques pour un habit de soie.
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Philippe de Péra

Hugues démonta puis rejoignit la tribune. Il fit face à l’armée et fit le signe de croix auxquels tous répondirent par une clameur : “Un seul Dieu !”. Philippe de Péra lui remit ensuite deux bracelets en or qu’il enfila. Une partie du cortège entama des hymnes de victoire.

Cela fait, l’empereur remonta à cheval et, accompagné cette fois des membres de la cour, se dirigea vers l’hippodrome.

Ce dernier avait été gravement endommagé par l’incendie qui s’était déclenché lors de la prise de la ville, une partie des gradins s’étaient effondrés et la plupart des statues avaient disparu, dont l’immense quadrige en bronze qui était déjà en route pour Pise. Mais il était toujours aussi impressionnant.

Le cortège était constitué de milliers d’hommes, mais il semblait pourtant que l’hippodrome pouvait en accueillir encore davantage. Plusieurs obélisques étaient toujours debouts, et les gradins survivants étaient encore occupés par des milliers de Constantinopolitains attirés par le spectacle… et les distributions de pain.

La kathisma, la monumentale loge impériale, était également intacte. Directement reliée au Grand Palais, elle était constituée de deux niveaux, dont le plus élevé accueillait un imposant trône doré décoré de somptueux bijoux où était assise Agathe. C’est devant elle que s’arrêta Hugues.
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L'Impératrice Agathe

“Romains ! Défenseurs du Saint-Sépulchre ! commença Agathe. Nous nous réjouissons de rendre aujourdhui hommage à Dieu pour avoir accordé la victoire à l’empereur Hugues face aux usurpateurs !”

La plupart des soldats du cortège ne comprenaient pas un traître mot de Grec et ne réagirent pas. Hugues nota également le peu d'enthousiasme des acclamations venues des gradins.

Il n’en respecta pas moins le protocole. Accompagné des membres les plus influents de la cour et de la famille impériale, il gagna la kathisma et vint s’asseoir à la droite de sa fille, sur un trône légèrement plus bas que celui d’Agathe.

Dans l’arène, on fit avancer Hélène Palemonaitis et son mari pour qu’ils soient jugés.
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Valère Monomaque et Hélène Palemonaitis

“Hélène, de la maison Palemonaitis, annonça Philippe de Péra. Reconnaissez-vous vos crimes contre la légitime impératrice des Romains, Agathe de la maison Montoire, et contre Notre Seigneur Jésus-Christ dont elle est le lieutenant sur Terre ?”

Un instant, un très court instant, Hugues cru apercevoir la jeune fille pleine de morgue et de colère qu’on lui avait décrite. Cette attitude rebelle ne dura guère néanmoins. Les mains sur son ventre arrondie par la grossesse, la Fillette baissa piteusement la tête, des larmes coulant sur ses joues.

“Je reconnais vos droits légitimes sur l’Empire”, dit-elle à Agathe. Chaque mot, chaque syllabe prononcé, semblait une torture pour l’ancienne impératrice.

Hugues était soulagé. Hélène venait de reconnaître sa défaite. Elle et Valère seraient probablement enfermés dans une prison ou envoyés chez les religieux et ne poseraient plus aucun risque pour sa fille. La guerre était terminée.

“Votre aveuglement a causé bien des malheurs à l’Empire de Romanie, annonça Agathe. Nous sommes néanmoins persuadée que votre erreur a d’abord été d’écouter les conseils de vils personnages qui vous ont trompés. Nous ne pouvons, en outre, nous résoudre à faire couler le sang d’une parente. Aussi avons-nous décidé de faire montre de clémence et de vous épargner. Vous n’aurez pas non plus à entrer dans les ordres et pourrez partir libre avec votre époux et vos enfants, actuels comme futurs. Vous devrez quitter l’Empire pour ne plus jamais y reparaître.”

Hugues faillit s’étouffer de surprise. Il savait combien l’exil était cruel pour un Grec, et que plusieurs basileus avaient connu un tel sort, mais jamais après une guerre aussi sanglante. Laisser Hélène en vie ou libre de ses mouvements était une grossière erreur. Elle se précipiterait auprès de son grand-père Eusthate, également exilé, et n’aurait de cesse de comploter pour recouvrer son trône.

La sentence sembla également surprendre l’ancienne impératrice, qui y vit l’opportunité de pousser plus loin son avantage.

“Je demande humblement à votre majesté d’épargner le moine Léon, mon père et votre prédecesseur”, demanda-t-elle d’une voix contrite en désignant Hélias Palemonaitis qui était enchaîné derrière elle.
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Hélias 'Léon" Palemonaitis

“Le moine Léon n’est pas mon prisonnier, expliqua Agathe en se tournant vers Hugues III, mais celui de l’empereur de Jérusalem.”

Le Glorieux était en colère. Sa fille le plaçait dans une situation délicate. Elle devait savoir qu’il ne pouvait se résoudre à libérer un homme aussi dangereux. Aussi le laissait-elle faire le sale travail et passer pour le souverain cruel. Il prit néanmoins sur lui, et usa de sa voix la plus charmante.

“Dame Hélène, je ne peux que compatir au chagrin qui vous assaille. Il y a quelques jours, j’ai moi-même perdu un être cher et je comprends vos tourments face au spectacle de votre père enchaîné. Je vous promets qu’à Jérusalem, frère Léon sera traité avec tous les égards dûs à son rang.”

La jeune fille le fusilla du regard mais finit par se soumettre. Quelques gardes vinrent prendre Hélène, Valère et Hélias et les escortèrent en dehors de l’hippodrome.

Les jugements qui suivirent ne firent qu'accroître le malaise de Hugues III. Agathe pardonna la plupart des seigneurs grecs, petits ou grands, ne condamnant à mort ou à l’exil que du menu fretin. La clémence était de mise pour ne pas s’aliéner les grands de l’Empire. Mais la clémence était comme un bon vin, il fallait la consommer avec modération et y ajouter quelques épices, des condamnations spectaculaires pour renforcer son autorité. Agathe buvait jusqu’à plus soif, au risque de passer pour faible.

Le pire fut atteint lorsque l’on fit venir le patriarche grec Germain II. Vêtu de ses plus beaux atours, le pleutre se prosterna, ou plutôt se vautra par terre sans une once de dignité, implorant le pardon de l’impératrice.
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Le patriarche Germain II

“Nous savons combien vous êtes respecté par les Romains, dit Agathe. Nous sommes sûre que vous pensiez à leur bien-être en participant au gouvernement de l’Usurpatrice. On nous a dit comment vous vous êtes courageusement dressé contre Hélias Palemonaitis et ses vils conseils. Vous avez compris votre erreur et nous reconnaissez comme unique et légitime impératrice des Romains. Aussi nous vous accordons notre pardon.”

Hugues faillit s’étrangler. Les gradins bruissaient de rumeurs, et Agathe attendit le retour au calme pour poursuivre.

“Nous ne pouvons vous permettre de ceindre à nouveau le sakkos, mais vous continuerez de veiller sur certaines propriétés de l’Eglise dans la Ville, dont Sainte-Sophie et continuerez votre patronage du Mont Athos.”

Alors que Germain se confondait en remerciements et en louanges, Hugues III fulminait. Le schismatique n’était pas réinstitué, mais c’était tout comme. Il continuait à toucher d’énormes revenus et conservait une partie de son prestige. Et tout cela sans aucune concession à propos des rites latins. Ce que sa fille percevait comme un geste de réconciliation allait surtout enhardir le clergé grec et leur donnait une figure à laquelle se rattacher.

“Sa Béatitude le patriarche Gilbert du Puy du Fou, continua Agathe, nous a humblement demandé de le libérer de sa charge pour se rendre en pèlerinage dans la Ville Sainte et s’y consacrer à la méditation et à la rédaction de saintes écritures. Nous n’avons pas pu nous opposer à un vœu si humble.”

Le sang de Hugues ne fit qu’un tour. Il comprenait désormais pourquoi il n’avait pas vu le patriarche latin. Gilbert s’était probablement opposé à la décision d’épargner Germain II et avait été forcé à abdiquer.

“Nous n’avons pu nous résoudre à choisir nous même le successeur de Sa Béatitude. En effet, nous aurions ainsi commis un grand péché en empiétant sur les libertés de l’Eglise et sur la plénitude du pouvoir de Sa Sainteté Alexandre IV. C’est ainsi le représentant du Saint Père qui a désigné Roubaud d’Acre comme nouveau patriarche de Constantinople.”

Agathe désigna l’homme qui avait accueilli Hugues à Sainte Sophie quelque temps plus tôt.
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Le patriarche Roubaud d'Acre

C’en était trop pour l’empereur. Il n’avait rien contre le fait qu’Agathe abandonne son pouvoir d’investiture au pape, même s'il n’aurait lui-même jamais accepté de perdre un tel pouvoir sur le patriarcat de Jérusalem. Mais le pape portait ici un coup dur à l’autorité du patriarche Bouchard qui avait nommé Gilbert, et par extension, il s’agissait d’une menace pour l’influence de Hugues III sur l’Empire des Grecs.

L’empereur hésita un instant à intervenir publiquement, voire à se lever et à quitter la kathisma pour signifier son désaccord. C’était ce qu’il aurait fait dans une telle situation face à un souverain étranger. Mais il s’agissait de sa fille. Et une telle marque de désapprobation publique serait interprétée comme un lâchage de la part de Jérusalem. Une situation que s’empresseraient d’exploiter les ennemis d’Agathe. Aussi l’empereur décida-t-il de ronger son frein.

“Trop longtemps nos prédécesseurs ont gouverné tels des tyrans, annonça Agathe. Ils ne daignaient prendre conseil des grands personnages de l’Empire de Romanie. Une impératrice ne peut gouverner sans l’appui de ses fidèles sujets. Aussi avons-nous décidé de nous entourer d’un conseil de Preux et de Justes pour diriger l’Empire. Le duc Hippolyte Doukas aura la charge de la chancellerie et la duchesse Pulchérie Doukas dirigera la Maison de l’Impératrice.”

Agathe avait ainsi ignoré les conseils de Jean et confirmé les Doukas dans les positions qu’ils occupaient sous Hélène II. Pour Hugues, il s’agissait clairement d’une erreur, tant ces derniers étaient peu fiables.

“Le duc Elia de Spolète de la Maison Estride occupera la charge de maréchal et le comte Pancrace Marapas celle d’intendant.”

Les deux seigneurs, présents dans la kathisma, s’inclinèrent respectueusement. Elia avait l’avantage d’être de rite latin, mais pour le reste il s’agissait de deux seigneurs sans grandes envergures possessionnés dans les périphéries de l’Empire et ces nominations ne pouvait que provoquer la colère des despotes.
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Le Conseil d'Agathe

“Mais une impératrice doit surtout se reposer sur celui qui partage sa vie, sur un empereur.” L’hippodrome plongea dans un silence anxieux. Tous savaient que l’homme désigné deviendrait l’égal d’Agathe à la tête de l’Empire. “Aussi avons-nous décidé d’épouser un homme d’Etat, capable de refermer les terribles blessures provoquées par la guerre.”

Le coeur de Hugues III faillit s’arrêter lorsqu’il vit sa fille se tourner vers Philippe de Péra avec un grand sourire.

“Demain, le patriarche nous unira à Philippe de Péra qui sera ensuite couronné empereur.”

Le futur souverain de Romanie s’approcha de l’impératrice et lui prit la main avant de saluer les gradins qui accueillirent la nouvelle par de timides acclamations. Quelques manants payés par le Palais allèrent jusqu’à crier le nom de Philippe.

Hugues était dévasté. Sa fille, en suivant son cœur, se condamnait elle-même au moment même où elle avait le plus besoin d’une alliance avec un despote. Il se maudissait de lui avoir présenté ce roturier opportuniste.

“Philippe gouvernera la Ville en mon absence, annonça Agathe lorsque les acclamations se turent. En effet, nous avons appris que les barbares hongrois ont profité de notre faiblesse pour passer le Danube dans le but de s’emparer de Vidin.”

Hugues était bien renseigné sur les affaires de carpathiennes, son beau-frère étant duc de Nitra, et il avait entendu parler de l’affaire. Le duc Oscar II de Temes, vassal de l’empereur Dezso, avait profité que Hélène II attaque Constantinople pour tenter de s’emparer de Vidin. Si les Hongrois prenaient pied sur la rive sud du Danube, ils seraient en mesure de menacer la Grèce.
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Dezso, empereur de Carpathie (en haut) et l'invasion d'Oscar II (en bas)

“Nous ne pouvons permettre que des barbares menacent l’Empire, poursuivit Agathe. Nous repousserons ces Goths et, tels Basile Bulgaroctone, nous les châtieront en portant la guerre jusque sur leurs terres maudites.”

Cette fois, les acclamations furent bien plus franches et sincères. Hugues devait reconnaître que cette décision était particulièrement astucieuse. Agathe se présentait en défenseuse de l’Empire contre les barbares et rappelait ainsi les heures glorieuses des Grecs. Elle montrait également qu’elle était prête à défendre l’ancien fief de ses adversaires Palemonaitis. Il se demandait seulement comment les Grecs allaient bien pouvoir vaincre les Hongrois qui, d’après ses informations, avaient traversé en masse le Danube.

L’impératrice se tourna vers lui : “Je ne marcherai pas seul face aux hordes barbares, car je suis sûr que Jérusalem se tiendra auprès des Romains en cette période de grand péril.”
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L'Appel aux armes d'Agathe

Le Glorieux se pétrifia. Il comprit tout à coup le piège tendu par sa fille. Hugues et ses bannerets ne souhaitaient qu’une chose : rentrer à Jérusalem après cinq ans de guerre. Mais il ne pouvait refuser cet appel aux armes sans mettre fin à l’alliance avec Constantinople.

Hugues III le Glorieux avala sa salive, puis se leva lentement.

“Jérusalem se tiendra au côté de Constantinople !” annonça-t-il.

Les gradins explosèrent de joie, mais cet enthousiasme n’était pas du tout partagé par les soldats hiérosolymitains qui patientaient dans l’arène.

Hugues fusilla Agathe du regard. Il était en colère, mais devait reconnaître son talent. Elle lui avait tordu la main.​
 
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XV. Agathe
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“Ce fut une magnifique journée !” s’exclama Agathe en tendant son faucon à son maître de chasse. “Mais mon corps n’est plus si jeune et mes articulations me font mal.” Il s’agissait néanmoins d’une bonne fatigue, de celle qui la faisait revivre ses jeunes années où elle chassait des heures entières dans les montagnes de Judée. La fauconnerie était une activité particulièrement appréciée par la noblesse hiérosolymitaine et Agathe s’était empressée de diffuser cette pratique dans l’Empire de Romanie.

La chasse était d’autant plus plaisante que cette région regorgeait de forêts giboyeuses et bénéficiait d'un climat doux, même en ce début d’été. Et ce fut presqu’avec regret qu’elle ordonna le retour au camp.

Agathe et sa suite sortirent bientôt des bois et longèrent les rives du Danube. En découvrant le fleuve pour la première fois, l’impératrice avait été impressionnée par sa largeur, la puissance de ses flots et son aspect sauvage. Il ridiculisait les poussifs cours d’eau que les Orientaux appellaient présomptueusement ‘fleuve’. Face à ce majestueux serpent d’eau qui se frayait un chemin à travers les terres, on ne pouvait que comprendre son rôle de frontière pour les Grecs. Ses puissants méandres semblaient scinder la Terre en deux, séparant la Civilisation de la Barbarie.
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Le Danube

Agathe aperçut bientôt Vidin. Construite sur la rive grecque, la ville était comme blottie dans une boucle du Danube. Elle n’était pas très grande, mais par sa position et son port, elle était un point stratégique pour la défense de l’Empire. Vidin était bien défendue par l’impressionnante forteresse de Baba Vida, construite et nommée par les Bulgares, elle avait été prise par l’empereur Basile II et renforcée par ses successeurs. C’était cette forteresse que les Romains s’évertuaient à reprendre aux Hongrois depuis des mois.

En arrivant au camp, Agathe décida de faire un tour des tranchées et des palissades installées par les assiégeants. Elle salua quelques soldats, donna quelques ordres pour renforcer une position et vint encourager les ingénieurs en charge de la construction des béliers. Elle n'avait jamais été aussi heureuse et épanouie que durant cette campagne. L’impératrice aimait planifier minutieusement chaque opération du siège et se sentait bien plus libre ici qu’au Grand Palais qu’elle avait laissée avec bonheur à son époux Philippe.

Alors qu’elle prenait connaissance de l’état du ravitaillement auprès de l’intendant, un soldat se présenta.

“Votre Majesté, dit-il en mettant un genou à terre. Un certain Ougos Anatolikos est arrivé et désire une audience..

-Est-ce un messager de l’empereur de Jérusalem ?” Ougos était clairement un prénom grec, mais il s’agissait de la traduction de Hugues qui était surtout porté par les Hiérosolymitains ou les enfants d’unions mixtes.

Elle était impatiente d’avoir des nouvelles de Père. Cela faisait des mois qu’ils étaient en mauvais termes, l’empereur lui reprochant à peu près toutes ses décisions. L’armée hiérosolymitaine avait même refusé de marcher avec les Grecs et lors de la bataille de Belogradchik, huit mois plus tôt, les Latins étaient arrivés des heures après les premiers engagements pour achever les derniers Hongrois. Depuis, Hugues III avait laissé Agathe assiéger les différentes places de la province de Vidin et avait fait la chasse aux troupes ennemies qui se trouvaient toujours au sud du Danube. Aux dernières nouvelles, Père et Errard se trouvaient à Smederevo où ils étaient sur le point d’engager les troupes du duc Oscar. Malgré leur brouille, Agathe s’inquiétait pour son père.
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La campagne danubienne

“Non, Votre Majesté, répondit le soldat. Il dit être au service du despote Dorothéos Ouranos.

-Je vais le recevoir dans ma tente”, dit-elle en fronçant les sourcils.

Tout en se dirigeant vers la tente impériale, Agathe fut gagnée par une certaine appréhension. Philippe et Jean n’étaient d’accord sur rien, sauf sur la nécessité de se méfier d’Ouranos. Il avait pourtant répondu à son appel aux armes et avait participé à la première saison de campagne. C’est même lui qui commandait les troupes impériales à la bataille de Belogradchik. Cette victoire avait encore renforcé son prestige auprès des soldats, aussi avait-elle jugé plus sûr de le renvoyer sur ses terres sous un faux prétexte. Depuis, elle n’avait plus entendu parler de lui et elle se demandait désormais quelle nouvelle lui apporterait son messager.
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La bataille de Belgogradchik (octobre 1303)

La tente impériale avait été dressée au centre du camp. En forme de cloche, elle était spacieuse et décorée de magnifiques tapis orientaux. En journée, le lit de camp était rangé pour laisser place à une petite table de bois recouverte de cartes et de documents divers. En prévision de son retour de la chasse, on avait préparé un bain où l’impératrice se plongea avec délectation. Après sa toilette, ses dames d’atours la vêtirent d’habits propres. Cela fait elle demanda à ce qu’on lui apporte une coupe de vin et une corbeille de fruits. Elle prit ensuite place sur sa chaise de campagne décorée des emblèmes impériaux et rembourrée de coussins. Enfin prête, Agathe fit signe à ses gardes pour qu’ils fassent entrer le mystérieux Ougos Anatolikos.
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Ougos Anatolikos

A peine le vit-elle pénétrer la tente qu’elle le reconnut. Cela faisait probablement quarante ans qu’elle ne l’avait pas vu, mais ces traits si familiers hantaient toujours certaines de ses nuits.

“Hugues le Batard !” laissa-t-elle échapper, alors que le quinquagénaire la saluait d’une courbette bien sommaire.

“Cela fait bien longtemps que l’on ne m’a pas appelé ainsi”, répondit-il en grec avec un petit sourire carnassier. “Je préfère Ougos Anatolikos. Ni Mère, ni Kyriakos ne m’ont reconnu, aussi ai-je décidé de prendre un nom à moi, chère soeur.

-Demi-sœur, rectifia-t-elle en Français.
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Arbre généalogique de Hugues le Bâtard dit Ougos Anatolikos, fils naturel de la reine Marie et demi-frère de l'impératrice Agathe

-Je préfèrerais employer une langue civilisée. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas pratiqué le Franc… et je n’apprécie guère de le faire.

-Que fais-tu ici ? demanda-t-elle sur un ton méfiant. Je ne sais pas à quoi pensait Ouranos, mais s’il se figurait gagner mes faveurs en m’envoyant mon frère bâtard disparu depuis des lustres, il s’est trompé.

-Disparu ? Voulais-tu dire exilé ?” demanda-t-il d’un ton presque guilleret en rapprochant une chaise de camp sur laquelle il prit ses aises.

“Qu’importe, balaya-t-elle. Il s’agit clairement d’une insulte. Si Père avait été là…

-Il m’aurait probablement fait pendre, trancha Ougos, ou fait lecher les déjections d’un lépreux pour que je périsse de la même manière que la brute qui me servait de père naturel. Je suis sûr qu’Ouranos aurait été heureux de l’apprendre. Il ne m’aime guère, pas assez… franc. Il n’a pas tort au vu de mes origines.” Il éclata rire, manifestement fier de son jeu de mot. “Et puis, mon exécution aurait été un excellent prétexte pour lui d’agir, au vu de ma mission.

-Et pourtant tu le sers…

-Et il m’a laissé le servir. Un homme bouffi d’orgueil, qui aime à se draper de grands principes. Mais un hypocrite qui dissimule ses trahisons et son ambition derrière le paravent de ses grands idéaux. Il a beau vomir les hommes tels que moi, qui n’ont pas honte de plonger les mains dans la merde, fut-elle impériale, il en a besoin pour faire son sale boulot.

-Et que t’a-t-il demandé de faire ?

-Rien. Ce n’est pas lui qui m’envoie en réalité, mais celle qu’il sert.

-Hélène Comnène.”

Ougos se fendit d’un grand sourire.

“Perspicace. Je n'en attendais pas moins de ma soeur.” Il insista sur ce dernier mot, comme pour insinuer qu’ils partageaient plus qu’une mère. Elle ne releva néanmoins pas l’insulte.

“Parle”, ordonna-t-elle, fatiguée de ses circonvolutions et de son ton suffisant.

“La basilissa Hélène Comnène te donne une dernière chance de repartir dans les bagages du roi de Jérusalem. Abdique et tu seras épargné ainsi que ta famille.”

La colère monta au visage d’Agathe.

“Comment ose-t-elle me menacer ? J’ai derrière moi la puissance de deux empires !

-Deux ? pouffa Ougos. Jérusalem est affaiblie par la dernière guerre. Ses soldats et ses coffres saignent pour défendre les arpents de terre de l’ancienne Usurpatrice. Quant à l’Empire des Romains, la moitié des grands sont prêts à prendre les armes contre toi.

-Qui ?” demanda-t-elle avec autorité. Qui sont les traitres que je les châtie !”

Affichant toujours son sale sourire, Ougos fit semblant de compter sur ses doigts : “Ouranos bien sur, et les despotes de Grèce et de Serbie Alexandre Palaiotès et Jean Bryennios, les duchesses Anne et Théodora Comnène, la duchesse Nicolette Doukas… ha et même les ducs Abélard d’Apulie, Nicétas Kamateros et Hetum Zebos…”
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Les principaux rebelles, de gauche à droite : Jean Bryennios, despote de Serbie, Dorothéos Ouranos, despote d'Anatolie, Hélène Ire Comnène, Alexandre Palaiotès, despote de Grèce et Nicolette Doukas, duchesse des Thracésiens

C’est comme si son demi-frère venait de la frapper violemment au ventre. Agathe eut presqu’envie de vomir en réalisant qu’une bonne partie de l’Empire s’était retournée contre elle. Alors qu’elle défendait leurs terres, ses sujets lui enfonçaient un poignard dans le dos.

“Tu n’as pas le choix, reprit Ougos d’un ton plus dur. Tu dois abdiquer. Il n’y a pas de honte à avoir, soeurette. Hélène Iere, Eustathe ou Hélias, c’est pratiquement devenue une tradition romaine que d’abandonner le trône pour éviter un bain de sang. Seule la Fillette à tenté de résister… et je ne pense pas avoir besoin de t’expliquer comment cela s’est terminé.

-Jamais !” cria-t-elle en se levant brusquement. “J’écraserai ces traîtres et les ferai pendre ! Je devrai d’ailleurs commencer par toi ! Qu’est-ce qui m'empêcherait de demander aux gardes derrière toi de t’arreter de te renvoyer en petit morceau auprès de tes maitres ?”

Ougos ne semblait pas bouleversé outre mesure par cette menace. Ilsse leva calmement, s’empara d’une pomme de la corbeille et y croqua nonchalamment.

“Je te l’ai déjà dit. Ce serait inutile, je ne suis rien. Tu donnerais simplement un nouveau prétexte à tes ennemis et passerait pour une parricide.” Il avala le reste de la pomme sous le regard d’Agathe. Voyant qu’elle n’appellait pas ses gardes, il s’essuya la bouche d’un revers de manche et ajouta : “Pour une fois qu'être né dans cette maudite famille me sert à quelque chose…”

Sans un salut, il tourna les talons et se dirigea vers l’ouverture. Avant de disparaître, il tendit le trognon de pomme à l’un des gardes : “Mandez deux cavaliers, votre maîtresse doit prévenir son époux et son père que la guerre a commencé."
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En haut : l'appel aux armes
En bas : la guerre civile
 
XVI. Etienne
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Le dé roula quelque temps sur l’échiquier avant de s’arrêter sur le chiffre trois.

“L’éléphant” dit Akab At-Malik en désignant le fou. Le prince Etienne hocha la tête puis réfléchit quelques instants avant de jouer l’une des deux pièces.

“Je suis surpris que vous connaissiez un tel jeu, dit le prince en Arabe, je n’imaginais pas un paysan en connaître les règles.

-Je me rendais souvent à Ani pour vendre mes récoltes et payer le kapnikon, répondit Akab tout en fixant l’échiquier. Le représentant du despote m’aimait bien et m’a appris à y jouer.”
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Le chef rebelle Akab At-Malik

Les travaux manuels et quelques années dans les thematas avaient sculpté l’impressionnante carrure d’Akab At-Malik. Les lueurs des flambeaux mettaient encore davantage en valeur ses muscles. Assis en tailleur sur les coussins, le paysan arabe devenu chef rebelle, tripotait une croix grecque pendant à son coup tout en réfléchissant à son prochain coup.

Si Akab semblait à l’aise dans ce palais à la décoration orientale, ce n’était pas le cas de son compagnon assis à côté de lui. David Comnène, duc d’Antioche, avait beau s’être allié avec le rebelle arabe et vivre en Orient depuis sa naissance, il était un Grec jusqu’au plus tréfond de son âme. Contrairement à Etienne qui, comme beaucoup de seigneurs hiérosolymitains, avait appris l’Arabe pour pouvoir communiquer avec une partie de ses sujets, David Comnène maîtrisait très mal cette langue et s’exprimait exclusivement en Grec.
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David Comnène, duc d'Antioche

“Il s’agit d’un magnifique palais,” dit David d’un ton qui ne transpirait pas la sincérité. “La ville est également impressionnante. Kallinikos vous appartient-elle ?

-Raqqa ? demanda Etienne. Non, elle appartient au duc Yves qui est actuellement dans votre Empire pour combattre l’un des milles ennemis d’Agathe.”
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Raqqa et la frontière nord de l'Empire de Jérusalem

Pour la rencontre, Etienne avait préféré Raqqa à Makisin, sa propre capitale. Le palais était impressionnant… et si la présence des deux rebelles dans l’Empire de Jérusalem venaient à s’ébruiter, il préférait ne pas être associé à cette rencontre.

“Ce n’est pas faute d’avoir demandé son rattachement au duché de Diyar Rabia, continua Etienne. Mais Père me l’a refusé.
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Le Duché de Diyar Rabia, fief du prince Etienne

-Voilà qui est bien dommage. La ville est très belle et c’est l’une des plus dynamiques de la région, dit David.

-Je ne pense pas que la beauté ou le dynamisme de la ville soient la véritable raison pour laquelle le prince a demandé la ville”, dit Akab tout en plaçant son vizir dans une position menaçante pour le roi d’Etienne.

“Et pour quelle raison l’aurais-je demandé ? questionna Etienne avec un sourire, tout en lançant son dé.

-Nous avons beau vivre dans l’Empire grec depuis longtemps, nous autres arabes nous nous rappelons notre histoire. Même dans les villages les plus reculés on raconte lors des veillées les hauts faits de nos ancêtres mahométans. L’un de ces héros est le calife Haroun Al Rachid qui préférait Raqqa à Bagdad. C’est peut-être même lui qui fit construire ce palais. Même pour une courte période, Raqqa fut le centre du monde. Et je suis sûr que vous le savez, car vous êtes un ambitieux, prince Etienne.

-Je ne peux que vous retourner le compliment, dit Étienne en déplaçant un pion pour sauver son roi. Un simple paysan qui mène désormais des milliers d’hommes et même quelques grands seigneurs, ajouta-t-il en désignant David Comnène. Le paysan qui fait trembler les despotes.
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La rébellion d'Akab At-Malik (rouge)

-Et qui en a même massacré un de ses mains !” intervint Onfroy, le cousin d’Etienne. Ce dernier avait été jusque là plus intéressé par sa coupe de vin que par les palabres historiques. Mais il avait toujours été friand d'histoires sanglantes.
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Le duc Onfroy

Une passion que ne semblait pas partager David Comnène, un homme fier de son rang et qui avait déjà du mal à avouer son alliance avec un manant, encore moins avec un tueur de despotes.

“Il s’agit d’une exagération. Hippolyte II Taronites a été tué lors d’une bataille tout à fait honorable.” Il s’agissait en réalité plus d’une embuscade tendue par Akab et sa bande de paysans que d’une véritable bataille rangée. Le despote d’Arménie n’était pas véritablement un foudre de guerre et il avait largement sous-estimé les forces des rebelles. Il en avait payé le prix fort. David Comnène préférait probablement sa propre version, car c’est cet événement qui l’avait décidé à rejoindre le camp des rebelles.
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Feu Hippolyte II Taronitès et son succcesseur Romain Taronitès, despotes d'Arménie

“Qu’importe sa mort, cingla Akab en passant une nouvelle fois à l’attaque avec une de ses tours. Il n’a eu que ce qu’il méritait, et son jeune fils Romain le suivra bientôt dans la tombe. Les Taronitès méprisent les Arabes depuis bien trop longtemps et ils servent désormais une hérétique qui retient prisonnier le patriarche Germain.

-Hélène Comnène veut le restaurer, avança Etienne pour sonder les intentions de son interlocuteur.

-Peut-être. Mais elle n’est pas une amie des Arabes.
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Le chaos Byzantin

-Hélène est ma parente”, ajouta David Comnène s’enorgueillissant de son ascendance Comnène même si sa branche de la famille était séparée depuis bien longtemps du tronc. “Mais pas plus que les autres prétendants, elle ne comprend les seigneurs de la frontière. Cela fait des siècles que nous sommes oubliés par Constantinople, il est temps de prendre en main notre destin.

-Ainsi vous souhaitez créer votre propre royaume… et qui gouvernera ?” demanda Etienne en mangeant la tour d’Akab.

David ne répondit pas, même si le prince comprenait qu’il convoitait cette position. Mais c’est en découvrant le regard pétillant d’Akab qu’il comprit ses intentions.

“Et c’est moi l’ambitieux, sourit le prince. Et qui me dit que vous ne serez pas un danger pour Jérusalem ? Nous nous rappelons très bien de la guerre de nos pères pour cette même ville de Raqqa.” Il faisait référence à la courte guerre de Manuel Comnène, le père de David, pour s’emparer de la Syrie quarante ans plus tôt.

“Il s’agissait d’une initiative du Basileus Pantoléon, répondit le duc sans parvenir à convaincre Etienne. Et c’est vous, Frangos, qui nous menacez ! Mon propre petit-fils et héritier, la seule famille qui me reste depuis que son père et son frère ont été emportés par la peste, se trouve dans vos geôles !
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La famille de David Comnène

-Le jeune David a été capturé lors de la prise de Constantinople, pas lors d’une attaque contre Antioche. Le garçon est bien traité, il se trouve au Palais du Sage en compagnie de mes neveux et nièces. Et je vous rappelle que nous vous avons proposé une rançon.

-Deux cent hyperpères ! s’étrangla David. Une fortune ! Non, décidément, vous ne m’enleverez pas de l’idée que vous autres Francs, constituez un danger. Ce n’est un secret pour personne que votre père lorgne sur Antioche et sur son patriarche !
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Les trois patriarches d'Orient

-Mon père a déjà des patriarches en suffisance. Jérusalem et Alexandrie sont sous son contrôle, et Gilbert du Puy du Fou, l’actuel patriarche de Jérusalem fut à un moment celui de Constantinople. Non, il ne s’intéresse pas à Antioche, mais n’a rien à gagner à l’implosion de l’Empire des Grecs.

-Car il est dirigé par votre demi-sœur, répondit David.

-Agathe est une bâtarde”, dit Onfroy d’un ton péremptoire.

Les deux rebelles furent surpris de l’absence de réaction d’Etienne qui se contenta de jouer.

“Qui vous dit que je ne le suis pas non plus ? leur demanda-t-il avec un sourire.

-Vous renierez ainsi vos droits à l’Empire ? demanda le Comnène, manifestement surpris.

-Je ne faisais que poser la question. Et l’Empire et le royaume de Jérusalem sont deux choses différentes. Le royaume doit aller au descendant légitime de Hugues le Grand, si nous venions à tous être des bâtards. Dans ce cas…

-... j’y ai de meilleurs droits, acheva Onfroy en bombant le torse. En tant qu’aîné du prince Jean, troisième fils du roi Hugues II…
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La lignée du prince Jean, frère de l'empereur

-Mais l’Empire a été créé par mon père, poursuivit Etienne sans prêter attention à Onfroy. Et pour lui, la seule chose qui compte est ce qu’il pense et l’ordre de succession qu’il a décrété… Mais ne nous égarons pas, nous ne sommes pas ici pour discuter des lois successorales de ma famille, mais de la guerre. Or mon père m’a demandé de mobiliser les troupes.”

Il y a eu un moment de silence durant lequel Akab tenta une manœuvre défensive.

“Le ferez-vous ? demanda le chef rebelle en descendant une coupe de vin.

-Mobiliser ? Assurément. Les troupes sont déjà en train de se réunir à Jérusalem. Reste à savoir si nous lancerons une campagne contre vous ou contre le despote d’Anatolie. Pour être honnête, aucune de ses solutions ne provoque d’enthousiasme parmi les seigneurs de Terre Sainte. Prenez Philippe de Palmyre, il est à peine rentré sur ses terres, et n’a ramené de ses aventures qu’une vilaine cicatrice reçue lors de la bataille de Constantinople. Ils en ont assez de verser leur sang pour la défense d’un Empire étranger.” Il poursuivit son offensive, forçant Akab à faire reculer ses pièces.
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Philippe Beaumont-au-Maine, duc de Palmyre

“L’Empire ne connaîtra pas la paix tant que la schismatique sera sur le trône, dit le chef arabe. Les Rums n’accepteront jamais une Faranj sur leur trône.

-Comme nous n’accepterons jamais un Grec sur le nôtre, dit Etienne avec un grand sourire.

-Qu’est-ce qui vous fait dire que nous craignons votre intervention ?

-Si ce n’était pas le cas, vous n’auriez pas fait tout ce chemin, abandonnant vos troupes à un lieutenant en pleine rébellion.”

Ce fut au tour d’Akab de sourire, et Etienne comprit qu’il venait de marquer un point.

“Un peu d’or, proposa Etienne, et l’assurance qu’aucune de vos troupes ne passeront la frontière, et nous ne vous attaquerons pas.

-L’accord doit comprendre les révoltés de Mer rouge et ceux du Sinaï”, dit Akab.

Étienne hésita un moment. “Les seigneurs de mer Rouge n’ont rien à craindre de nous… Les Mélissènes par contre… Il me sera bien difficile de convaincre Père de ne pas intervenir au Sinaï.”
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Le Sinaï et le duc Isaias Mélisène

La question était sensible. En 1097, les Pégonitès, gouverneurs de Chypre, avaient profité de la guerre civile entre les Comnènes et les Doukai et de la Croisade pour s’emparer du Sinaï. Les Mélissènes avaient succédés aux Pégonitès, mais depuis 200 ans les Montoire revendiquaient toujours ces terres qui faisaient la liaison entre Jérusalem et l’Egypte. Le duc du Sinaï avait d’ailleurs probablement rejoint la rébellion pour éviter de tomber un jour sous la coupe des souverains de Jérusalem. Père ne souhaiterait de toute façon pas manquer une occasion de réaliser le vieux rêve de ses ancêtres.

“Le Sinaï sera dans l’accord… ou il n’y aura pas d’accord”, conclut Akab en jouant son dernier coup.

Etienne le regarda quelque temps, avant de lui tendre la main. “Mais le jeune David reste avec nous, comme assurance.”

David Comnène protesta pour la forme, mais les deux rebelles finirent par lui serrer la main. Puis ils partirent, laissant seuls les deux Montoire.

“Je ne leur fais pas confiance, dit Onfroy en se resservant à boire.

-Moi non plus, mais cela nous permettra de gagner un peu de temps et d’argent.

-Ton père t’a demandé d’assiéger Antioche, dit Onfroy.

-Je sais, répondit Etienne en jouant son dernier coup. Et je mettrai le siège devant la ville, mais sans zèle. Car nous devons conserver nos forces pour nos véritables ennemis.”

Et il abattit le roi adverse.

Échec et mat !
 
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XVII. Hugues le Glorieux
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Une légère pluie commença à tomber, comme si le ciel pleurait ces milliers de braves tombées sur la plaine de Vidin. Ou peut-être tentait-il désespérément de laver les mares de sang qui avaient été répandues ? Peine perdue, tant il y en avait. Les combats les plus féroces avaient eu lieu ici-même et des dizaines de cadavres hiérosolymitains et hongrois gisaient au pied de Hugues III le Glorieux.
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La bataille de Vidin

“Quel calme” murmura Jean le Grec qui marchait derrière lui, en prenant soin de ne pas trébucher sur un corps ou un bouclier brisé.
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Le prince Jean le Grec

“Oui, répondit Hugues. Je me suis fait la même réflexion lors de ma toute première campagne. C’était lors de la conquête d’Uqayr et je n’avais pas plus de 19 ans. Saint Etienne souhaitait parfaire mon éducation au crépuscule du règne de mon père. Et je me rappelle encore du calme qui avait suivi ma première bataille.”

Oh, bien sûr, il y a avait les râles des blessés, les soldats qui criaient le nom d’un compagnon d’arme disparu, le bruit des lames que maniaient les charognards achevant les ennemis avant de leur arracher leurs biens de valeur. Mais après le vacarme des combats, un champ de bataille paraissait étrangement paisible.

“Quel bain de sang ! s’exclama Jean avec son accent grec. Les batailles de Belogradchik et de Smederevo avaient été sanglantes et je ne pensais pas qu’un tel massacre se reproduirait.

-Je dois reconnaître que cette campagne est particulièrement brutale, admit Hugues. A ce rythme, je ne sais combien de temps tiendront nos hommes. Il faudra…”

Hugues ne termina pas sa phrase. Il venait de reconnaître le cadavre qui gisait à quelques pas de lui.

Ses yeux grands ouverts étaient tournés vers les cieux, comme s’il admirait le visage du Créateur. Sous sa légendaire barbe tâchée de sang, on pouvait apercevoir un rictus de douleur. Une lance brisée était toujours enfoncée dans son flanc gauche et l’une de ses jambes était écrasée par le cadavre de son destrier. A quelques pouces de lui gisait un soldat hongrois, face contre terre, dont le bras droit semblait l’enlacer. Était-ce celui qui l’avait tué ? Était-ce un ennemi qu’il avait emporté avec lui dans la tombe ? Ou bien le hasard avait-il voulu qu’un simple soldat vienne expirer sur le cadavre déjà froid d’un des plus grands chevaliers qu’avait jamais connu Jérusalem ?

“Panagia mou ! s’exclama Jean. Le comte Errard !”
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La mort du Comte Errard

L’empereur ne pouvait détacher les yeux de son vieil ami. Il se rappela la première fois qu’il l’avait vu. Ce n’était qu’un jeune homme d'armes parmi d’autres, qui avait suivi son empereur au Yémen dans sa campagne contre les Sanaïdes. Une guerre aussi sale que celle-ci. Il avait sauvé Hugues au cours d’une escarmouche et en avait été récompensé par un adoubement et une place dans la garde impériale. Depuis lors, Errard avait suivi Hugues comme son ombre, le servant avec loyauté pendant près de trois décennies.

“Je suis.. désolé, grand-père, dit Jean. Je sais que vous étiez proches. C’était un grand chevalier, renommé à travers tout l’Orient et je suis triste de ne jamais lui avoir parlé.

-Rien d’étonnant à cela, dit Hugues sans détourner le regard du cadavre. Errard était un taiseux, et c’est peut-être pour ça que j’appréciais sa compagnie. Dieu m’a béni du pouvoir de convaincre par la parole. Les Grecs m’appellent Chryssiglossa, Hugues fit une petite moue, Langue d’Or. Je n’ai pourtant jamais apprécié les bavardages, les louanges et les discours creux. Errard m’offrait le silence auquel j’aspire. Il parlait peu, mais toujours juste. Il n’avait pas peur de me dire la vérité, aussi douloureuse soit-elle. Tu découvriras que c’est une denrée rare quand tu es empereur.

-Il a eu une mort de preux, dit simplement Jean.

-Vraiment ? demanda Hugues d’un air pensif. Et pourquoi est-il donc mort, Jean ?”

Le prince fut quelque peu désarçonné par la question. Il hésita quelque temps, à la manière d’un enfant interrogé par son précepteur.

“Pour… ma tante Agathe. Pour l’Empire des Romains.

“Pour Agathe ? Pour l’Empire des Grecs ? répéta Hugues avec une petite moue. Où est ma fille, Jean ? Avec ses troupes à Constantinople. Même les Grecs réalisent la vanité de cette guerre hongroise alors que l’Empire s’enfonce dans le chaos. Et je ne pense pas qu’Errard aurait souhaité trouver la mort en défendant les Grecs. Depuis leur arrivée en Terre Sainte, sous Henri Ier, ses ancêtres se sont battus pour protéger le Saint-Sépulchre face aux Infidèles. Errard n’avait que faire de l’Empire de Constantinople.

-Mais il s’est battu pour vous ! protesta Jean.

-Oh, et comment ! Il a mené mes armées à la victoire pendant des années ! Et sans jamais rien demandé en retour, au point que j’ai dû lui ordonner d’accepter un fief. Mais nos sujets ne suivent pas un homme, Jean, mais ce qu’il représente. Et j’incarne Jérusalem. Mais Errard n’est pas mort pour la Ville Sainte. Il n’est pas mort pour la défendre contre les Mahométans.”

Hugues détacha enfin les yeux du comte et se tourna vers son petit-fils. “Errard est mort à des centaines de lieues du Saint-Sépulcre et des rives du Jourdain, tué par un manant catholique pour défendre quelques arpents de terres au bord du Danube appartenant à un Empire grec et schismatique. Penses-tu que ses ancêtres sont fiers de lui, Jean ?”

L’empereur laissa le prince méditer sur ses paroles. Il fit un signe à l’un de ses serviteurs pour qu’il s’occupe dignement de la dépouille, puis continua son chemin à travers le champ de bataille.

Ils arrivèrent bientôt en vue d’un groupe de seigneurs et de chevaliers qui congratulaient l’un des leurs. En apercevant l’empereur, ils s’empressèrent de mettre un genou à terre. Hugues les enjoignit de se relever avant de leur demander la raison de leur gaieté.
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Jacques d'Estouteville

“Sire, répondit le chevalier Jacques d'Estouteville. Nous félicitions le duc d’Al-Hassa pour sa belle charge !”
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Duc Sigismond d'Al-Hassa

Il désigna Sigismond de la maison Yabrin qui se tenait au centre du cercle formé par les chevaliers. Le jeune seigneur d’Arabie n’avait jamais véritablement brillé par son courage ou sa détermination, mais il s’était révélé lors de la bataille en menant une charge dévastatrice contre les rangs ennemis. Tous les chevaliers semblaient heureux d’honorer le jeune homme. Sauf peut-être André d’Outrejourdain, le neveu de Hugues qui semblait dévoré par la jalousie devant le triomphe de ce petit seigneur.
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Duc André d'Outrejourdain

Hugues n’eut en tout cas pas le cœur de briser le moral de ses soldats éprouvés par tant de batailles. Aussi n’annonça-t-il pas la mort d’Errard, et préféra féliciter le duc d’Al-Hassa.

“Cher Duc, je n’en n’attendais pas moins d’un homme aussi brave et diligent, mais vous avez bien combattu aujourd’hui et nous vous devons notre victoire. Vous aurez une place au conseil de guerre.

-C’est un honneur votre majesté, répondit Sigismond plein de fierté. Il se tourna vers l’un de ses gardes et lui fit signe d’amener un prisonnier. “Permettez-moi de vous offrir mon captif, le commandant ennemi en personne !.”
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Vassily

C’était un homme hirsute, dont la barbe et les habits étaient couverts de boue et de sang. Des chaînes entravaient ses mains, et une vilaine blessure à la jambe gauche le faisait boiter.

Il refusa d’abord de s'agenouiller face à l’empereur. Sigismond fit un signe au soldat qui s’empressa de lui donner un violent coup dans les jambes, et le Hongrois tomba à genou.

“Comment vous appellez-vous ?” demanda Jean en Grec.

L’homme s’enfermant dans son silence, le soldat lui infligea un nouveau coup, mais on se rendit bientôt compte qu’il ne parlait pas un traître mot de grec. Hugues en tira la conclusion que l’homme n’appartenait probablement pas à la plus haute aristocratie hongroise.

On fit bientôt venir un drogman qui reposa la question.

“Il dit s’appeler Vassily, traduisit l’interprète.

-Demande-lui où se sont retirées ses troupes”, dit Jean.

Le drogman s’exécuta, mais il fallut encore un coup pour que le Hongrois réponde.

“Il dit qu’il a donné l’ordre à ses hommes de se retirer au-delà du Danube pour rejoindre le duc Oscar. Mais une partie des troupes s'est réfugiée à Vidin.

-Bien, intervint enfin Hugues. Trouvez une tente à cet homme. Pansez ses plaies et donnez-lui un bain.

-Ne devrions-nous pas plutôt le mettre à mort ? demanda Jean. Nous ferions ainsi un exemple et montrerions aux barbares que l’on ne peut impunément attaquer l’Empire.”

Hugues et les chevaliers regardèrent le prince avec désapprobation. “Ce n’est pas ainsi que nous traitons un seigneur, encore moins un chrétien. Je suis moi-même marié à une… "barbare". Et il s’est bien battu et vaut une bonne rançon. De plus, je n’ai pas l’intention de donner des idées aux Grecs sur la façon de traiter les “barbares”. Car leur définition semble également nous inclure.”

Il fit un signe et des soldats emmenèrent le Hongrois.

“Ainsi les défenseurs de Vidin ont reçu des renforts”, commenta Barthélémy, duc de Médine, lointain parent de l’empereur et trésorier de Jérusalem. Il occupait cette fonction depuis bientôt trois ans et la mort du duc Guérech II du Delta qui s’était éteint paisiblement un mois après la chute de Constantinople. ”Il sera encore plus difficile de prendre la ville.

-Pas forcément, répondit Manassès, duc de la Mecque et maréchal impérial. Cela pourrait même nous servir. Ce n’est pas pour rien que leur armée s’était établie en dehors de Vidin, dans l’ancien camp abandonné par l’impératrice Agathe. La ville n’a probablement pas assez de vivres pour tenir bien longtemps et nous venons de leur envoyer de nouvelles bouches à nourrir.”

S’ensuivit un long débat sur la meilleure manière de s’emparer de la ville. Hugues ne les écouta que d’une oreille distraite et les laissa parler. Lorsque le ton commença à monter, il se décida à intervenir et mettre fin aux palabres.

“Nous n’assiégerons pas Vidin, finit-il par trancher, provoquant la stupeur parmi ses vassaux. J’ai pris ma décision. Nous avons perdu trop d’hommes dans cette guerre futile, et des dangers bien plus graves menacent ma fille.”

Il demanda à ce qu’on lui amène son cheval.

“Prévenez les hommes. Demain, à l’aube, nous repartons à Constantinople.”​
 
XVIII. Jean le Grec
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Jean frappa de toutes ses forces l’écu de la quintaine qui vacilla. Le prince ressentit une douleur dans son épaule droite, mais il l’ignora et décocha un nouveau coup d’épée qui entailla le mannequin. Il se repositionna et se prépara à frapper à nouveau lorsqu’il entendit un rire derrière lui.

“Encore un peu mon prince et votre… adversaire finira par demander merci.”
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Jacques d'Estourteville

Le visage rieur, Jacques d’Estouteville approcha de Jean le Grec. Le chevalier n’était pas bien grand et le prince le dominait d’une bonne tête. Il compensait sa petite taille par des muscles saillants et une carrure de taureau, forgés par des années de combat. Malgré son âge avancé -Jean lui donnait au moins trente ans !- il était encore l’une des plus fines lames de l’Empire de Jérusalem. Les troubadours latins louaient la bravoure et les hauts faits de Jacques le Rouge, un surnom qu’il devait autant à sa chevelure rousse qu’à la couleur de ses habits.

C’était à lui que l’empereur avait confié la tâche de veiller sur Jean. Aussi l’avait-il suivi comme son ombre tout au long de leur voyage le long du Danube de Vidin à Constanta. Les sentiments de Jean le Grec envers le chevalier étaient partagés. L’homme n’était pas avare en anecdotes sur Jérusalem et les Latins. A son contact, le prince avait appris à mieux connaître les sujets de son grand-père et son français s’était sensiblement amélioré. Jacques le Rouge restait néanmoins un hobereau inculte et arrogant qui avait la manie d'agacer Jean par ses remarques acerbes sur les Romains.
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Le trajet de l'armée

“Je ne pensais pas vous voir ici, dit Jean avec une pointe de reproche dans la voix. Il ressentait un peu de honte à avoir été surpris ainsi, à frapper un mannequin tel un écuyer jouant au chevalier. “Cette partie du camp était désert et je pensais que vous seriez avec les autres à Constanta, en train de veiller au chargement des navires.”

Jacques se dirigea vers le râtelier. “Tous les navires ne sont pas encore arrivés et le chargement prendra encore quelques jours. Et je ne suis pas un gratte-parchemin, ce genre de tâches m’ennuient au plus haut point. J’ai bien essayé de trouver d’autres distractions sur le port, mais ce trou est aussi perdu qu’Al Wajh, ma ville natale. Même pas une auberge ou un bordel digne de ce nom.”

Il désigna la quintaine avec un petit sourire. “Ce mannequin n’est pas destiné à l'entraînement à l’épée mais à la charge montée. Je présume que les Grecs ne vous ont pas enseigné cette manière de combattre.”

La remarque ne fit guère plaisir à Jean. Jacques avait néanmoins raison, il ne maîtrisait pas aussi bien la lance que les chevaliers latins.

Jacques s’empara d’une épée d'entraînement et d’un bouclier. “Pour apprendre l’art du duel à l’épée, il faut… Hé bien, comme je le dis à mes catins : certaines choses sont plus agréables à deux. Permettez à l’un des plus grands chevaliers de Terre Sainte de vous aider. Si vous n’avez pas peur de vous prendre une correction.”

Jean n’aimait décidément pas le ton plein d’arrogance du chevalier. Il avait néanmoins besoin d’un partenaire. “Si tel est votre souhait, mais n’espérez pas de cadeau.” Il avança vers Jacques puis leva son bouclier, prêt à lui faire ravaler sa fierté.

D’Estouteville éclata de rire avant de se mettre en position. “Je crains que les maîtres d’armes grecs soient plus doués pour enseigner l’arrogance de leur race que le maniement de l’épée. Je ne pense pas avoir grand chose à craindre.”

Jean répondit à la pique par un grognement. Il s’avança et, gagné par la colère, décocha de toutes ses forces un coup de biais que Jacques para sans mal.

“Quelle fougue, prince !” s’exclama le chevalier avant de répliquer par une manchette qui obligea Jean à reculer. “Cela compense sûrement les piètres leçons de vos instructeurs.”

Échauffé par la réplique de son adversaire, Jean tailla de gauche et de droite, mais sans grand succès.

“Vous avez une bien piètre image des Romains, répondit Jean. L’Empire se défend avec succès contre les barbares depuis des siècles !” Il repassa à l’offensive, taillant avec plus d’insistance. “Regardez le mur de Trajan si vous ne me croyez pas !”

Jean faisait référence à la muraille romaine construite entre le Danube et Constanta. L’édifice, en partie écroulé, était encore visible dans les faubourgs de la petite ville.

Pressé par son adversaire, Jacques était resté sur la défensive. Mais à peine Jean relâcha-t-il son assaut, que le chevalier riposta par un puissant coup dont la force surprit le prince. “Vous parlez de ces quelques pans de murs branlants ? sourit Jacques. Ils sont comme votre Empire. Vieux, fragiles et n’ont pas repoussé les envahisseurs vu le nombre de Bulgares qui vivent à Constanta.”

La remarque était blessante, particulièrement pour Jean qui avait été élevé à Philippopolis, une ville qui avait également été conquise par les Bulgares. Sous l’effet de la colère, il repassa à l’attaque, assaillant le chevalier de coups.

“L’Empire a repris ces terres il y a bien longtemps, par la force ! Les Romains sont les plus grands guerriers de l’histoire ! Ils ont soumis le monde !

-Oh ! Les Romains sûrement, dit Jacques tout en parant chacun des coups de Jean avec une déconcertante facilité. Mais dans votre Empire, je n’ai vu que des Grecs. Mes ancêtres viennent de Normandie, mais je ne me vois pas comme un païen du nord.

-Cela n’a rien à voir !” rugit Jean. Poussé par la colère, il maintint ses assauts contre le Rouge, ponctuant chacune de ses phrases par un coup d’épée rageur. “Nous sommes des Romains ! Regardez autour de vous ! Constanta a été nommée en l’honneur de l’empereur Constantin le Grand !”

-Il devait être un bien piètre empereur pour que les Grecs donnent son nom à bourg aussi laid”, répondit Jacques en déviant la dernière attaque de Jean. Le prince commençait à s’épuiser, et il jugea judicieux de prendre un peu de champ.

“Ce bourg est l’antique Tomis ! cria-t-il en replaçant son bouclier. La cité qui accueillit Ovide au temps de son exil !”

Il évita de préciser qu’Ovide n’avait cessé de se plaindre de la petite cité et de se morfondre sur son sort. Cela aurait donné raison à l’arrogant latin.

“Qui ? demanda le Rouge.

-Ovide ! Le plus grand poète romain, qui vécut sous le règne de l’empereur Auguste.

-Celui qui conquit la Perse ?

-Ignorant !” lâcha Jean qui, sous l’effet de la colère, puisa dans ses maigres forces pour repasser à l’attaque. Il enchaîna les coups, forçant Jacques à reculer. “Pas étonnant que nous vous considérons comme des barbares !”

Jean forçait tellement que son épaule vint le rappeler à son bon souvenir. Il était épuisé et ses assauts se firent de moins en moins percutants. Enfin, Jacques para avec sa lame et les deux épées résonnèrent dans la cour.

Nous ? Vous ? demanda le chevalier. N’êtes-vous pas un Montoire ? N’êtes-vous pas l’héritier de l’Empire de Jérusalem ?” Il donna un coup de bouclier qui surprit Jean. Le prince parvint néanmoins à garder son équilibre et à reculer.

“Mon père est l’héritier de Jérusalem, répondit-il en reprenant son souffle. Et je suis également appelé à régner sur Constantinople.

-Au rythme où vont les choses, vous ne régnerez pas sur grand-chose, dit Jacques en prenant cette fois l’initiative. L’Empire des Grecs est en pleine décomposition. Même les mahométans se révoltent. Nous devrions abandonner leur cause perdue.”
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La révolte musulmane

Les assauts étaient de plus en plus violents et Jean avait beau reculer, il ne parvenait pas à reprendre la main sur son adversaire qui ne paraissait pas du tout épuisé.

“Abandonner l’Empire des romains !? s’exclama-t-il dans un souffle.

-Et pourquoi pas ? Les Grecs ne peuvent pas se défendre, nous sommes même obligés d’assiéger Antioche pour eux. Cela fait huit ans que nous nous battons sans relâche pour votre tante. 8 ans que nous voyons les nôtres mourir pour une bande de lâches efféminés. Nous devrions rentrer. Vous devriez rentrer.”
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Le siège d'Antioche

Tout en parlant, le chevalier multipliait les attaques et Jean avait le plus grand mal à les parer.

“Rentrer ? dit-il profitant d’une légère accalmie. Mais je n’ai jamais mis les pieds à Jérusalem. Je ne connais rien aux us et coutumes des Latins.

-Vous allez devoir les apprendre, et vite. Car peu d’entre nous accepteront un Grec à la tête de l’Empire.”

Décontenancé, Jean abaissa sa garde l’espace d’un instant. Une erreur qu’il regretta amèrement lorsque Jacques en profita pour placer une botte dévastatrice qui le désarma. D’une poussée, le chevalier le projeta à terre puis plaça son épée à quelques pouces de la tête de Jean.

“Et je vous aiderai.”

Allongé par terre, Jean regarda Jacques le Rouge qui le dominait désormais de toute sa taille. Il se rappela les mots prononcés par son grand-père après la bataille de Vidin. Peut-être ai-je trouvé mon Errard ?

Il tendit la main et Jacques abaissa son épée pour se saisir de lui et le remettre debout.

“Jean ?” Le prince se retourna brusquement et découvrit une dizaine de cavaliers. Avec le combat, il n’avait pas entendu leur arrivée. A leur tête se trouvait sa femme, Théodora avec sa mine sévère et sa maigre silhouette qui lui donnait toujours l’apparence d’une mourante.
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Théodora

“Que faîtes-vous là, ma mie ? demanda Jean. Je pensais que vous étiez à Philippopolis avec ma mère et nos enfants.

-Nous y étions”, son accent chantant ne parvenait pas à adoucir sa voix sèche et dure. “Mais j’ai envoyé Jean et Anne à Constantinople. Je suis heureuse de vous voir, le chemin est long et peu sûr entre Philippopolis et Constanta, et malgré notre hâte, nous avions peur de vous manquer.

-Pourquoi faire tout ce chemin jusqu’ici ?

-Raymonde et moi sommes venues annoncer une nouvelle importante à votre père.

-Raymonde ?” dit-il surpris. Et c’est à ce moment qu’il aperçut sa sœur. Les yeux rougis et la mine déconfite, elle semblait complètement dévastée.
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Raymonde

“Oh, mon frère, dit-elle dans un sanglot. Nous avons reçu un message il y a quelques semaines de cela… Mon mari, le duc Khaetag, nous a écrit... La guerre… Le Caucase… Une bataille, il…” Sa soeur tentait de contenir ses sanglots, et la détresse dans sa voix lui brisa le coeur. Jean réalisa qu’une chose terrible venait de se produire.

“Jean l’Héritier, notre bien-aimé père, est mort.”
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La mort du prince Jean l'Héritier, tué par le duc Irgoglu de Ciscaucasie le 10 septembre 1305