Episode 11 : 1467-1480, il ne peut en rester qu’un !
18 avril de l’an de grâce 1467, Conseil de l’Ordre Teutonique en Kurland
L’ensemble des hauts dignitaires et commandeurs de l’Ordre assistaient à ce conseil exceptionnel. Ils se tenaient debout derrière leurs places, attendant le bon vouloir du roi. Le regard d’Albrecht se posa tour à tour sur chacun de ces hommes valeureux. Il y avait là les habituels Conrad von Marbourg, que chacun estimait comme l’héritier présomptif d’Albrecht, Ingmar von Skane, Alexis von Brouzov, François von Saint-Memmie, Anton von Karuva, Otto von Walder, les vieux guerriers et ministres, et la jeune garde des commandeurs : le fougueux Reinhard von Danzig, l’immense Oskar von Tula, le stratège Gondebaud von Bayern, le silencieux Gérard von York et l’ascétique Ivan von Riga. Albrecht parla enfin :
- Mes frères, avant de commencer ce conseil, prions pour l’âme du plus valeureux d’entre nous, la voix d’Albrecht se noua soudain, les larmes gonflèrent ses yeux et il acheva finalement dans un murmure vibrant comme les rugissements du vieux loup :
- Ulrich von Stein… Qu’il soit honoré à jamais dans nos mémoires comme le plus grand héros de notre Ordre… Qu’il reste dans nos cœurs comme le plus fidèle des amis… Qu’il rappelle à nos âmes les vertus d’un pur moine-soldat… Prions !
Le silence vibrait de ferveur. Bien des yeux étaient embués de larmes, chez les anciens qui s’étaient battus à ses côtés pendant toutes ces années comme chez les jeunes qui avaient croisé le légendaire guerrier dans sa dernière campagne, pour lesquels il incarnait l’idéal du chevalier. La prière se prolongea par un Te Deum encore plus vibrant, qui enfla, emplit toute la vaste salle, libérant les gorges nouées, sublimant le chagrin des frères chevaliers dans un exaltant crescendo.
Enfin le silence revint. Albrecht leur fit signe de s’asseoir et reprit la parole :
- Mes frères, la longue paix que nous avions imposée aux régions nordiques a volé en éclats. La Suède et la Lithuanie rêvent de revanche. La Moscovie est chaque jour plus menaçante. S’ils s’allient nous risquons d’être en grave danger. Il va falloir prendre les devants. Notre accord de paix expire dans cinq années. Nous allons consacrer la totalité des capacités de l’Ordre à préparer la plus grande armée que nous ayons jamais vue. A l’expiration du traité cette fois c’est nous qui attaquerons ! Il y a quatre royaumes nordiques : il ne peut en rester qu’un !
Blitzkrieg : 1471-1473 OT/Danemark/Norvège vs Suède/Lithuanie/Poméranie
Rapport du commandeur Gondebaud von Bayern, général du front de Finlande :
Sire, notre assaut initial s’est déroulé comme prévu. L’attaque simultanée sur trois provinces a complètement désorganisé la défense suédoise. La province de Finland est tombée sans coup férir. Le commandeur Reinhard von Danzig s’est emparé de Tavastland après avoir balayé la tentative de contre-attaque suédoise. Le commandeur Oskar von Tula est sur le point de s’emparer d'Olonets. Nous établissons des quartiers d’hiver dans les villes conquises afin de reprendre l’offensive dans de bonnes conditions au printemps en Savolaks et Osterbotten.
Rapport du commandeur Conrad von Marbourg, général du front de Lithuanie :
Sire, la résistance initiale des forces ennemies a été détruite par la jonction de mes troupes avec celles du commandeur Gérard von York sur la plaine de Belgorod. La ville n’a guère résisté et mes troupes se regroupent avant de faire route vers le sud. Une armée de cavalerie forte de huit mille hommes a été confiée au commandeur Ivan von Riga pour harceler les troupes ennemies autour de la capitale lithuanienne et empêcher la jonction de leurs forces. Le commandeur Gérard von York a dirigé son armée vers le Sud pour couper tout renfort.
Rapport du commandeur François von Saint-Memmie, général du front de Norvège :
Sire, notre défense devant Oslo a failli. Nos troupes combinées à celles de nos alliés Norvégiens ont été repoussées. Nous nous regroupons actuellement à Bergen mais les pertes ont été épouvantables : il ne nous reste que huit mille soldats, soit la moitié de notre armée. Cependant les troupes suédoises ont levé le siège de la capitale. Dans le même temps la IIe armée Suédoise a pris position au nord et assiège le Jamtland. La situation est critique, nous allons tenter d’éviter toute confrontation directe mais avons besoin de renforts urgents : nos alliés Norvégiens n’ont pas les moyens de lever de nouvelles troupes.
Rapport de l’amiral Otto von Walder :
Sire, le blocus de la Baltique est un succès. Notre flotte a été intégrée au dispositif de nos alliés Danois qui contrôlent la totalité des zones maritimes. L’approvisionnement de nos ennemis est totalement coupé. La première armée Danoise a débarqué en Poméranie, vaincu l’armée ennemie et assiège Vorpommern.
23 janvier de l’an de grâce 1473, parvis de la cathédrale de Kurland
La procession des pénitents cheminait lentement entre les clameurs et les huées de la foule contenue par les soldats de l’Ordre. A chaque pas de leurs pieds nus, ensanglantés par la longue marche, les pénitents mettaient genoux à terre et imploraient à voix haute le pardon de Dieu pour leurs fautes. Puis ils se remettaient debout, de plus en plus difficilement, et reprenaient leur long chemin de souffrances. Albrecht avait ordonné qu’il en soit ainsi depuis la première rangée de pavés du long parvis jusqu’à l’autel de la cathédrale. Cette cruauté ne lui était pas coutumière et en avait étonné plus d’un. A tous il avait répondu la même chose : « Vae victis. » Il lui semblait nécessaire de faire un exemple dont la brutalité frapperait les esprits. Et puis, après tout, il leur épargnait la vie. C’était plus qu’ils ne pouvaient espérer après une telle déroute. Il les regardait sans haine, seul et très droit, depuis la dernière marche de l’escalier menant à la cathédrale. Sans haine mais avec suffisamment de hauteur pour ajouter à leur humiliation publique. Voyez ces brillants officiers pétillant d’intelligence, ces fiers chevaliers imbus de leur force, ces ministres arrogants sûrs de leur pouvoir. Dépouillés de leurs beaux habits, de leurs armes, de leurs bijoux. Revêtus de haillons, ensanglantés, sales, épuisés, ils apprenaient l’humilité. La majorité avait le regard éteint et vaincu mais quelques-uns affichaient encore une lueur de défi, une trace de leur ancienne fierté. Albrecht pensa qu’ils ne la conserveraient certainement pas au terme de leur marche, après la messe, lorsqu’ils seraient tonsurés sur les marches au vu de tous avant d’être à jamais enfermés dans différents monastères.
Ainsi il décapitait symboliquement les nations Lithuanienne et Suédoise et il enverrait son message au monde : L’Ordre combattait au nom de Dieu! Et Dieu ne tolérait pas qu’on se dresse contre Lui! Les hommes de troupe et simples chevaliers avaient été relâchés mais tous les officiers et ministres Suédois et Lithuaniens capturés, jusqu’aux rois Karl et Vitautas défilaient piteusement devant lui dans cette procession d’hommes humiliés. Quatre provinces de moins pour eux et de plus pour l’Ordre. Un désir de revanche qui précipiterait inévitablement une nouvelle guerre, selon la volonté d’Albrecht. Dans leurs deux nations le chaos des révoltes s’étendait. La lutte pour le pouvoir ravageait les villes et les campagnes. Elles n’en seraient que plus faciles à vaincre lors de la prochaine guerre. Il ne peut en rester qu’un…
Prise de Tavastland, Finland et Olonets sur Suède, Belgorod sur Lithuanie.
4 janvier de l’an de grâce 1480, cathédrale d’Oslo
La cathédrale resplendissait de lumière en ce jour du couronnement : les peintures refaites à neuf, tapisseries chatoyantes, ors scintillants, vitraux illuminés par la lumière blanche de cette claire journée d’hiver. Les dignitaires invités n’étaient pas moins resplendissants dans leurs atours chamarrés de velours et de soie, leurs fourrures lustrées, leurs armures de parade éclatantes. Les membres de la noblesse Norvégienne étaient indifféremment mêlés aux représentants de l’Ordre Teutonique en ce jour qui scellait l’union de leurs royaumes. Devant l’autel, couvé du regard par tous, se tenait fièrement Conrad von Marbourg. Il portait la tunique de l’Ordre, croix noire sur fond blanc, mais dans quelques minutes il serait couronné roi et revêtu des armes de Norvège. Albrecht pensa à sa réaction lorsqu’il l’avait mis au courant de sa décision…
C’était dans le bureau particulier d’Albrecht dans le château royal de Kurland. Un feu puissant ronflait dans l’âtre énorme, assez grand pour faire cuire un veau entier. Le roi était assis face au feu, le regard perdu dans le vague, la dépêche venue de Norvège posée sur ses genoux quand Conrad entra. Albrecht lui fit signe de s’asseoir à ses côtés, le dévisagea un moment. Il connaissait bien ce visage, il l’avait connu encore adolescent lorsque le jeune Conrad était entré à sa quinzième année dans le rang des émissaires, déjà quarante ans auparavant. Le visage avait perdu ses rondeurs pour devenir un peu austère au fur et à mesure de l’ascension de Conrad dans l’Ordre : capitaine, commandeur et ministre. Les cheveux blonds avaient foncé en un châtain encore exempt de toute trace de gris, les yeux bleus s’étaient faits moins rieurs mais le regard avait gagné en assurance et en intensité. Il avait fait ses preuves de meneur d’hommes sur le champ de bataille, avait affiné son sens politique sous la férule d’Alexis von Brouzov. Tout le monde le considérait comme son héritier. Il était temps de le mettre à l’épreuve ultime : celle du pouvoir. Il prit la parole :
- Nous venons de recevoir une missive de la cour de Norvège. Notre ami le roi Sygurd IV vient de décéder, Dieu ait pitié de son âme!
- Amen ! répliqua automatiquement Conrad. C’est une terrible nouvelle, Sire : Sygurd était le meilleur des hommes et un allié fidèle. Je le regrette. Mais Dieu ne pourra que bénir une telle âme et l’accueillir en Son Paradis.
- Adressons une prière pour notre frère Sygurd, et réjouissons-nous : Ses souffrances dans cette vallée de larmes sont terminées.
Les deux hommes se recueillirent. Albrecht reprit :
- Les nôtres ne le sont pas, Conrad. Sygurd n’avait pas d’héritier. Le conseil de la noblesse norvégienne veut à tout prix éviter une guerre de succession. Il désire me confier la couronne de Norvège. Je la refuse.
Conrad ne put s’empêcher de manifester sa surprise devant une telle succession de nouvelles : il écarquilla les yeux d’étonnement mais se reprit bien vite. Son roi avait forcément un plan. Albrecht apprécia cette maîtrise.
- Je la refuse car c’est toi qui va la porter. J’ai quatre-vingt-un ans. Il est temps que je me retire de la scène. En même temps que ton couronnement de roi de Norvège j’annoncerai que tu es mon successeur à la tête de la Prusse. Le Conseil de l’Ordre a déjà entériné sa décision de te nommer Grand Maïtre. D’ici deux à trois ans je me retirerai et ce sera à toi de montrer le chemin à nos frères. Je t’en sais digne.
Conrad était tombé à genoux devant Albrecht et inclinait la tête.
- Sire, vous me faites grand honneur. Je vous obéirai. Mais puis-je vous demander pourquoi vous tenez à ce que je sois couronné roi de Norvège ? Si je dois hériter de vous pourquoi ne pas ceindre cette couronne par vous-même ? Vous méritez cet honneur bien plus que moi !
- Je fais cela pour que le peuple de Norvège se sente honoré. Pour qu’il soit fier de rejoindre notre nation lorsque son roi montera sur le trône de Prusse et prendra la tête de l’Ordre Teutonique. Si je ceignais la couronne moi-même cela ressemblerait trop à une annexion.