9e épisode : Pax Teutonicae
1445-1465 : le temps des diplomates
17 février de l’an de grâce 1448, château d’Elsenör, résidence des rois du Danemark
Le roi Christian Ier se leva de son trône pour accueillir ses invités : Alexis von Brouzov, Conrad von Marbourg et le nonce apostolique auprès de l’Ordre Teutonique : le fluet Paolo di Firenze. Il avait adressé quelques semaines auparavant une invitation officielle, par le biais de la députation de l’Ordre à Kobenhaven. Cette idée n’était pas de lui, bien qu’il en soit intimement persuadé. Son confesseur la lui avait glissée subrepticement à coups d’allusions subtiles et d’inquiétudes plus ou moins feintes. Il suivait en cela les consignes officielles de l’Eglise qui souhaitait favoriser un rapprochement entre les royaumes du Nord et ses fidèles chevaliers. C’est pour cette raison que le nonce accompagnait l’ambassade. Conrad, quelque peu intimidé par ses nouvelles responsabilités, était là pour apprendre.
La délégation passa, après les politesses d’usage, dans une pièce plus tranquille que la salle du trône. Christian était accompagné de son sénéchal, Olaf Gudjonssen, de son ministre du trésor Pers Erikssen et de son confesseur, le père Carlos Ribeiro. Le roi, qui n’était guère réputé pour son sens diplomatique, attaqua d’emblée :
- Messires chevaliers, mon père, je vous ai fait venir pour vous faire part de mon inquiétude. La Suède, notre ancien vassal, étend chaque jour davantage ses conquêtes. Après la Finlande qui est entièrement sous leur coupe, voici qu’ils viennent de défaire la puissante Moscovie et de s’emparer d’Olonets. Leur arrogance grandit bien plus vite encore. Tous leurs voisins sont menacés par leur expansionnisme. Il me semble judicieux de s’entendre contre eux.
- Veuillez m’excuser, sire, répondit Alexis. Pour l’instant la Suède s’est contentée de reprendre les terres scandinaves de l’Est et de donner une leçon à ces barbares de Moscovites, qui sont les ennemis de tous les vrais chrétiens. En aucun cas ils ne nous ont menacés.
Conrad écoutait, fasciné par la répartie d’Alexis. Le jeu était tout simple : Christian ne devait soupçonner en aucune façon l’Ordre de le pousser à l’alliance. L’idée devait sembler venir de lui et l’Ordre agir comme par un devoir de solidarité chrétienne, pour rendre service. Ainsi sa protection ne serait pas contestée. Le sénéchal du Danemark intervint :
- Je pense que vous minimisez la menace, messieurs. Mes informateurs m’ont rapporté la façon dont cette guerre s’est déroulée : les Moscovites ont été littéralement balayé. Les Suédois se battent bien, sont bien équipés et bien commandés. Ils visent clairement la suprématie dans le Nord. Or vous êtes sur leur chemin.
- Ils visent surtout la suprématie en Scandinavie, répondit Alexis. Je ne pense pas que l’Ordre ait vocation d’intervenir entre deux royaumes chrétiens. Là n’est pas notre mission.
La menace Suédoise
Le père Ribeiro prit la parole à son tour :
- Il ne s’agit pas seulement de deux royaumes chrétiens, mon fils. Le roi de Norvège, Sigurd III Jonsson, est tout aussi inquiet que nous le sommes. Il est prêt à signer immédiatement une alliance avec notre royaume et le vôtre, voici un parchemin qui le prouve, dit-il en tendant un document cacheté par le sceau de Norvège à Conrad. Celui-ci le déplia et le tendit à Alexis, le chef de la délégation qui fit semblant de le lire. Il en connaissait fort bien le texte car le père Paolo en avait déjà une copie. L’appui de l’Eglise dans cette affaire était déterminant. Pendant que Paolo faisait également semblant de lire le père Ribeiro intervint :
- Vos répugnances à l’idée de vous préparer à entrer en guerre contre de vrais chrétiens sont tout à votre honneur, chevaliers. Permettez-moi cependant quelques petites remarques : au cours de votre histoire récente vous avez déjà affronté, avec le succès que l’on sait, d’autres royaumes chrétiens. De plus l’usurpateur de Suède vient de s’attirer la disgrâce de notre Saint Père qui l’a excommunié à cause de ses péchés. Il ne semble guère pressé de faire pénitence. Enfin notre roi Christian ne vous demande pas d’entrer en guerre immédiatement contre la Suède. Il pense qu’une alliance Danemark-Norvège-Ordre Teutonique serait suffisamment solide pour dissuader le belliqueux voisin suédois de passer à l’offensive.
C’était le discours qu’attendait la délégation teutonique. Chacun joua son rôle, à commencer par Conrad :
- Frère Alexis, je crois que le père Ribeiro a raison. Une alliance défensive pourrait préserver la paix et vous savez à quel point notre roi est las de la guerre. Nous sommes dans le temps de la consolidation, tout entier occupés à notre œuvre d’évangélisation. Et la Suède pourrait bien devenir une menace.
- Votre devoir de chrétien et de chevalier est de protéger vos frères, dit d’un ton persuasif le père di Firenze. Les vrais chrétiens, ce que n’est plus l’usurpateur de Suède, se doivent assistance et solidarité. Vous aurez la bénédiction de l’Eglise, mon fils.
Alexis fit semblant d’hésiter quelques instants. Puis acquiesça.
- Vous m’avez convaincu. Signons cette alliance, pour l’avenir de la chrétienté.
11 février de l’an de grâce 1460, château de Kurland
Le jeune Sigurd Jonsson, IVe du nom, plia le genou devant Albrecht et déclama d’une voix qui n’avait pas encore mué :
« Moi, Sigurd déclare tenir mon royaume de Norvège de mon suzerain légitime auquel je rends hommage : le roi Albrecht souverain de Prusse et de l’Ordre Teutonique. Je lui serai fidèle vassal et homme-lige. »
Albrecht avança, posa la main sur la tête de l’adolescent dans un geste de bénédiction et déclama à voix haute :
« Moi, Albrecht, je te reçois pour fidèle vassal et te promets assistance et protection. » Puis il le releva et lui donna l’accolade sous les acclamations de la cour. Sigurd était visiblement aussi ému que soulagé : maintenant qu’il avait la protection de l’Ordre ses oncles n’oseraient plus attenter à son trône. A la mort de son père il n’avait dû qu’à la fuite d’être toujours en vie. Le père di Constanza l’avait mené directement par bateau à la cour de l’Ordre. Albrecht l’avait tout de suite reçu et accordé l’assurance qu’il serait légitimé. Le pauvre garçon ne se doutait guère que les Chevaliers préféraient nettement sur le trône de Norvège un jeune homme qui leur serait redevable de tout et manipulable à souhait. Il avait pris pour de la droiture ce qui n’était que calcul politique.
17 septembre de l’an de grâce 1462, ambassade du Portugal à Kurland
La délégation teutonique était comme frappée de stupeur. Anton von Karuva, Ingmar von Skane et Alexis von Brouzov restaient silencieux abasourdis par la révélation. Ils comprenaient maintenant pourquoi les Portugais tenaient tant au secret de leurs découvertes. Il y avait donc tout un autre monde, là-bas à l’Ouest. Gigantesque. Inconnu. Tout un monde dans lequel quelques comptoirs de commerce portugais commençaient à fleurir. C’est d’ailleurs pour des raisons commerciales que l’échange de cartes avait eu lieu : les Portugais souhaitaient l’accès aux ports bien gardés de l’Ordre dans les mers froides. Les négociations avaient duré des années mais l’intervention de l’Eglise avait favorisé le rapprochement entre ses fidèles des deux extrémités de l’Europe. Des perspectives nouvelles fleurissaient dans l’esprit d’Alexis : des perspectives d’argent. Il allait devoir monter une expédition dans ces mers du Sud, facilitée par l’accès aux ports portugais.