§1
Serbie, Février 1419
Des coups sourds résonnèrent à la porte. Les deux joueurs d’échecs levèrent la tête et le plus vieux tonna:
«Alors, Léna, qu’attends-tu pour ouvrir? Que notre visiteur gèle sur pieds ? »
La soubrette se précipita, tenant sa robe roulée autour du poignet gauche pour ne pas trébucher. Elle poussa de côté la barre qui fermait la lourde porte du manoir. La lumière grise tombant du ciel plombé vint dissiper en partie la pénombre de la salle commune et un vent glacé accompagna l'homme emmitouflé de fourrures qui s’engouffra à l’intérieur. Léna s’empressa de refermer la porte tandis que le nouveau venu s’ébrouait pour faire tomber les flocons accrochés à ses sourcils et à sa barbe. Il se défit de son lourd manteau et de son couvre-chef fourré.
Les traits du vieux joueur d’échecs s’illuminèrent. La lumière rasante du feu creusait les ombres le long de la grande cicatrice qui lui barrait le visage de bas en haut. Cela donnait l'impression d'une fente, comme si la tête du vieil homme était entrebâillée. Le sourire n'en était pas moins amical et chaleureux.
«Et bien, si je m’attendais à recevoir la visite de notre pope bien aimé! Comment vas-tu?»
Il se mit en demeure de se lever, grimaçant lorsque son pied prit de goutte toucha le sol. Il se dressa néanmoins après s’être saisi de la béquille posée contre le linteau de la cheminée. Son robuste fils se garda bien de l’aider, mais resta à proximité, attentif. Le pope, un replet quadragénaire, s’avança vers lui:
«Ah, seigneur Gimnec, qu’avez-vous donc besoin de vous lever? Ce n'est pas comme si j'étais le Patriarche en personne! Je peux bien venir à vous.
- Par ma barbe! Dieu m’a donné des jambes pour que je marche! C’est bien assez que cette vieille carcasse ne veuille plus monter à cheval, répondit le vieillard en clopinant vers l’entrée, son fils sur les talons. Nous faisions une partie d’échecs avant de manger. Tu prendras bien un morceau avec nous?
- Je suis navré d'interrompre ainsi votre partie, mais ma foi oui, je partagerai volontiers votre repas.
- Bah, j'étais en train de perdre de toutes façons. Sans compter que nous allions devoir arrêter: Piotr doit aller faire le tour du domaine dans l’après-midi.
- Hélas, répondit le pope dont l’expression s’assombrit soudain, je crains que Piotr ne doive changer ses projets. »
L'intéressé éclata de rire:
«Vu la température, il n'y aura pas à trop me forcer pour que j'y renonce! Mais cela a intérêt à être vraiment important ou je vais sentir une certaine canne me tâter les reins. Alors, de quoi s'agit-il?»
- Installons nous près du feu, inutile que ton père reste debout comme ça.»
Le vieux baron jeta un regard noir au pope, mais n’objecta pas. Tous trois s’installèrent donc autour du vieil échiquier de bois patiné, tandis que Léna disparaissait en cuisine. Ils restèrent silencieux un moment, le pope réchauffant ses mains près de l’âtre, pensif. Il finit par s’expliquer, sans quitter les braises des yeux :
« J'ai fait le chemin depuis le village parce que j'ai de mauvaises nouvelles qui ne peuvent attendre que vous nous visitiez.
- En ce cas, je vous arrête tout de suite, mon Père! Interrompit Piotr, elles peuvent sûrement attendre que nous soyons restaurés, n'est-ce pas? Qu'y a t'il de plus triste qu'un repas à l'ambiance morose? »
Son père soupira et désigna leur lourde table:
« Il a peut-être raison. Léna va nous servir tout de suite, cela nous libérera plus tôt pour traiter des affaires déplaisantes. »
Ils gagnèrent les bancs de bois bruts qui entouraient la table et sur un ordre du baron, Léna leur servit prestement un bouillon de choux ou flottait un arrière goût de mouton. Après une courte prière, ils commencèrent à manger bruyamment.
« Comment va votre femme?
Très bien, répondit le pope, elle nous enterrera tous. Elle peste encore contre Krayna.
Pas possible, toujours à propos de ce broc renversé?
Piotr, tu es mesquin! C'était il y a des mois...
Et alors? Elle ne perd jamais une occasion de me resservir l'histoire de ce poulet que j'ai plumé pour m'amuser quand j'avais, quoi, six ans?
Oh, mais c'était un très gros poulet... Très goûteux d'ailleurs. »
Le pope feignit un grand chagrin et s'affaissa quelque peu sur son banc:
« Ah, tu dois avoir raison. Elle m'en veut encore de notre mariage, et cela remonte pourtant à une trentaine d'années... »
Piotr explosa de rire et avait encore le sourire aux lèvres quand il répondit:
« Vous savez, je pense vraiment qu'elle est très gentille, mais c'est comme si elle avait fondamentalement besoin de râler tout le temps pour souligner son autorité.
A qui le dis-tu? Elle cherche à compenser ce qu'elle considère comme du laxisme de ma part. Si je n'y veillais pas, elle se piquerait de dire les messes à ma place! Mais bon, je ne la changerais pas, hein?
Tu aurais plus vite fait de convertir tous les infidèles! Commenta le vieux baron avec un sourire espiègle. »
Cela causa un nouvel éclat de rire chez son fils, mais fit curieusement naître une expression contrariée sur le visage du pope. Ils continuèrent cependant à bavarder durant le reste du repas, jusqu'à ce que Léna leur apporte trois verres épais et un flacon d'alma. Les trois hommes regagnèrent leurs places auprès du feu et Gimnec finit par demander:
« Bon, qu'est-ce qui peut causer tant de raout que tu en viennes à traverser toute cette neige exprès ?
Le roi Stepan appelle ses chevaliers et vassaux aux armes.
Hein ? Le vieux Gimnec se pencha en avant, visiblement stupéfait. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? En plein hiver ?
Le printemps n’est plus si loin. En fait, ce sont les turcs qui nous ont déclaré la guerre et Stepan veut que ses troupes soient regroupées avant leur arrivée. Ils ont massé une grande armée en Bulgarie et menacent toute notre frontière Est, depuis le sud du Kosovo jusqu’à la Wallachie.
C’est arrivé quand ? S’enquit Piotr.
La nouvelle est parvenue en début de semaine à Novi Pazar et hier au village. J’ai pensé qu’il fallait que je vous prévienne.
Je suppose, dit Piotr, que je dois me rende à Novi Pazar sans délai.
Le temps de fourbir ton équipement, mon fils. La voix du baron n’était qu’un murmure, mais restait ferme. Il te faudra l’après-midi pour tout préparer, tu partiras plutôt demain. »
Il était livide, visiblement bouleversé. Il finit par ajouter, une légère nuance de colère dans la voix :
« Mais qu’est-ce qui lui a pris ?
Comment ? demanda un Piotr surpris et curieux.
L’année dernière, le roi des turcs…
Le Sultan, précisa le pope.
Oui, bien sûr, le sultan des turcs veut réunifier l’empire de son père démantelé par les mongols. Il a envoyé un message à Stepan, lui rappelant combien il était reconnaissant à la Serbie d’être restée le seul vassal fidèle de son père contre Timur-Lane au cours de la bataille d’Ankara. Et il demandait à renouer ces liens au sein d’une alliance, Stepan étant invité à reconnaître la grandeur et la suzeraineté du souverain turc. Et je ne comprends toujours pas quelle mouche l’a piqué quand il a répondu.
Mais, père, il ne pouvait pas accepter. Il a déjà donné son allégeance à l'Empereur.
Peut-être. Mais était-il obligé de répondre qu’il ne mangerait pas dans la même auge que les cochons ? »
Il y eut un moment de gêne, le pope cilla :
« Il est vrai qu’il a fait preuve d’un surprenant manque de… doigté.
Ou il a abusé de l’absinthe, renchérit le baron sur un ton sarcastique.
D’un autre côté père, il faut bien un jour combattre les turcs et repousser la menace qu’ils représentent pour la chrétienté.
Et bien, répondit le pope d’un ton circonspect, je ne sais pas ce qui menace le plus l’Eglise Universelle des turcs ou du schisme. La Hongrie est catholique et le Pape ne fait pas mystère de son souhait de faire passer le Patriarcat serbe sous son autorité…
Mais les Hongrois sont chrétiens, au moins, argumenta un Piotr surpris. Mieux vaut sans doute combattre les infidèles à leurs côtés, et régler nos différents avec le Pape.
Ce n’est pas si simple, mon fils, expliqua le pope. Paradoxalement, les turcs respectent d’avantage nos rites que les catholiques. Il hésita un instant et ajouta : et puis nous ne combattrons pas aux côtés des Hongrois.
Quoi ?
Comment ?
Notre suzerain Zigismund a refusé d’honorer notre alliance.
Le bâtard ! »
Le baron, furieux, tapa du pied par terre et la vague de douleur qui le terrassa le fit s’affaisser dans son fauteuil. Les deux autres tentèrent de le réconforter et de le calmer. Puis se rassirent.
« Mais pourquoi ? Demanda Piotr, je sais bien qu'il y a toujours en sous-main des manoeuvres politiques plus ou moins compliquées, mais je pensais vraiment que Zigismund était un homme d'honneur.
En fait, il est parfois un peu… instable, répondit le pope. Et puis sa guerre contre Venise se passe mal : il ne doit pas vouloir « gaspiller » des troupes pour nous aider.
Tu parles, grogna le baron, il nous hait, surtout.
C’est sans doute exagéré, suggéra le pope, mais c’est un fait qu’il serait plus réceptif à nos difficultés si nous reconnaissions l’autorité papale, et la dualité du Père et du Fils, bien sûr.
Alors, nous sommes seuls contre les turcs ? demanda Piotr.
Oh non, la Bohème et son suzerain, le Luxembourg ont accepté de nous soutenir, répondit le pope d’un ton désabusé.
Ah, grandiose! lâcha le baron, Grandiose! Nous voilà avec de merveilleux alliés qui devraient se frayer un chemin à travers toute la Hongrie pour les uns et la moitié de l’Europe pour les autres s'il voulaient nous envoyer ne serait-ce qu'un soldat. Je ne sais même pas où c’est exactement ce « Luxembourg ». De l’autre côté du Saint-Empire, si je ne m’abuse ?
Ils ne prenaient pas beaucoup de risques à honorer l’alliance, compléta tristement Piotr, je vois qu’en effet, l’heure est sombre. Mais j’irais défendre le royaume avec détermination ! »
Il s’attendait à des félicitations, mais ses deux aînés restèrent silencieux un moment, laissant les bruits des braises s’exprimer. Son père parla enfin :
« Jeune coq présomptueux. Tu ne sais pas ce qu’est la guerre.
Mais père, répondit Piotr, dérouté, je vais défendre le royaume et la chrétienté! Et aussi l'honneur de notre maison. Et, qui sait, peut-être aussi acquérir quelque gloire par les armes.
Bien sûr que tu vas y aller, il n’y a rien d’autre à faire d’ailleurs. Mais la gloire ? Laisse-la donc un peu tranquille ! Tu prends la chose à la légère mon fils. Que crois-tu ? Que la guerre est un jeu ? C’est une abomination ! Pour que Dieu aime la guerre, il lui faudrait aimer la puanteur de la charogne et des excréments ! »
Choqué, Piotr jeta un regard contrit au pope qui eu un sourire crispé, mais n’eut pas le temps de répondre avant que le baron n’enchaîne :
« Bah, c’est aussi bien que je dise ça devant toi, Gorny, ça m’évitera d’aller jusqu’à confesse. »
Et il désigna son pied emmitouflé. Le pope, un peu hésitant, hocha la tête et se tourna vers Piotr.
« Comment dire? Les propos de ton père sont répréhensibles, mais il a raison sur un point. La guerre n’est pas à prendre à la légère. J’ai vu bien des gens en revenir en triste état, ou ne pas en revenir. D’un autre côté tu as raison : c’est ton devoir sacré d’y aller.
- J’en suis d’accord, fit le baron, et je te déshériterai s’il te venait à l’idée de te défiler. Mais je veux que tu comprennes certaines choses. Et c’est en tant que vétéran que je vais te parler maintenant. Ils vont probablement t’affecter à la cavalerie légère. Surtout ne proteste pas, accepte même avec entrain. Oui, oui, je sais que tu es habile avec ton épée et que tu es un cavalier émérite, mais tu n’as ni l’entraînement, ni l’équipement, ni le destrier d’un chevalier. D’ailleurs méfie-toi de Colchique, c’est une bonne bête, mais la guerre ne ressemble guère à la chasse, tu ne sais pas comment elle va réagir. Autre chose : sois attentif à l’état de ton équipement, et de ta monture, toujours.
- Père… Commença Piotr, qui fut aussitôt coupé par un geste de son père.
- Oui, je sais que ça paraît évident. Mais la fatigue, l’agitation et la peur, oui, la peur, peuvent relâcher ton attention. Et les conséquences en seraient funestes. Autre chose : ne commet surtout pas l’erreur de sous-estimer les turcs. Ils savent fort bien ce que sont les chevaliers, ils en affrontent depuis des lustres. Je les ai combattus, et j’ai été à leurs côtés dans maintes batailles. Je les connais. Je les respecte. Alors crois moi : si d’aventure ils ne sont pas impressionnés par une charge, il vaut mieux considérer qu’ils ont de bonnes raisons pour ça. Et à propos de charge, ne t’avise pas de foncer tête baissée, hors d’une action coordonnée. Et évite autant que possible de suivre les têtes brûlées qui le font. C’est ce type de comportement puéril qui alimente le plus les fosses communes des champs de bataille. Ah, autre chose encore : si tu es éclaireur, méfie toi de la cavalerie légère ennemie. Ces turcs la tiennent des hordes mongoles, et je ne connais pas plus mortel. Des démons faits cavaliers ne seraient pas pires… Il suffirait que le Sultan le leur ordonne pour que tu les trouves dans la semaine chassant ces agneaux qui poussent sur les arbres d'Irlande.
- Voyons, Père, je comprends bien vos préoccupations, mais enfin, je ne peux guère aller à la guerre en évitant tout combat et tout danger... »
Le vieux baron contempla son fils, réfléchissant à ce qu’il allait ajouter, puis réalisant qu’il ne servait à rien de passer la journée en conseils, il avisa son fils d’aller préparer ses affaires, sans oublier une bonne quantité de vivres. Il le rappela cependant juste avant qu’il ne sorte :
« Piotr, bas toi comme un lion. Ton héritage est maigre, ajouta-t’il en embrassant du regard la salle commune chichement meublée, mais s’il te plaît, reviens en jouir… vivant.
- Bien sûr père, d’ailleurs comment feriez-vous pour avoir votre domaine en main sans moi ? »
Il fit un clin d'oeil et ajouta:
« Sans compter qu'il me reste à prendre votre roi. »
Le baron ne releva pas. Quand son fils fut parti, il poussa un soupir accablé et se tourna vers le pope :
« Mon Père, j’ai un mauvais pressentiment. Je crains que ces turcs ne soient bien décidés à faire parler d’eux bien au delà de notre misérable patelin enneigé… »
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Situation initiale: