3e épisode : Albrechto Furioso
23 avril de l’an de grâce 1422, à l’aube, hospice de la Commanderie de l’Ordre
Otto respirait faiblement. On entendait à chaque souffle un sifflement qui n’augurait rien de bon. Très pâle, il était sans connaissance depuis maintenant trois jours. Ses draps avaient été changés le matin mais ils étaient déjà souillés par le sang de ses nombreuses blessures. A son chevet, plus pâle encore, Albrecht était hagard. Il n’avait pas pu dormir depuis qu’on avait ramené le corps de son si jeune capitaine, à la fin de la bataille que son seul courage avait emportée. Quelle brûlante ironie ! La culpabilité le dévorait. 9000 braves avaient péri du côté Teutonique et près de 15000 chez l’ennemi. Il avait pourtant dit et répété aux sages du chapître de l’ordre qu’il ne fallait pas tenter de briser le siège de Kurland. Il savait que la meilleure tactique était celle qu’ils avaient utilisée contre la Lituanie : se contenter de harceler l’ennemi devant Kurland et faire tomber la capitale polonaise. Mais il n’avait pas su, pas pu, pas osé passer outre les ordres de ses supérieurs. Même auréolé de tous ses succès lituaniens, même appuyé par le nonce du Pape, il n’avait emporté l’adhésion. O certes il avait déjà vu mourir bien des hommes. Mais jamais autant de ses frères. Et lui, Otto, sa dernière ombre d’innocence qui agonisait à son tour…
Ulrich entra doucement, vit Albrecht et lui posa la main sur l’épaule :
« Comment va-t-il ? murmura-t-il.
- Toujours pas repris conscience. L’espoir s’amenuise. Lui répondit-il. Puis se tournant vers son vieux compagnon il reprit :
- Pourquoi faisons-nous tout cela, Ulrich ? Pourquoi ? Comment Dieu peut-il désirer autant de souffrances ?
- Nous n’avons fait que nous porter au secours de nos alliés, mon frère. Nous ne sommes pas des parjures. Lui dit-il avec une douceur inhabituelle.
- Tu sais très bien ce qui a tout déclenché, Ulrich. C’est notre attaque de Pskov. Mon attaque. Ma faute, ma très grande faute répondit-il douloureusement en battant machinalement sa coulpe.
- Non, Albrecht. Tu n’as fait qu’obéir aux ordres de Rome et tu le sais. Même si les désirs de Rome s’harmonisent avec tes souhaits et tes recommandations. Il s’agit d’une croisade. Nous nous battons pour la plus grande gloire de Dieu. Souviens-toi de tes propres paroles reprit-il plus durement.
- Mais c’est nous que les hommes jugeront ! s’exclama le Commandeur, totalement désemparé. C’est l’Ordre qui va sortir grandi et enrichi, malgré toutes nos pertes.
- Notre expansion est une condition de notre survie. Nous ne pouvons protéger les chrétiens menacés que si nous sommes forts. Nous avons été créés dans un but précis : ce but n’était pas de nous faire massacrer pour rien.
- Mais est-ce une excuse à la conquête ?
- Non, Albrecht : pas une excuse mais une explication. La conquête n’est pas la cause de la croisade, c’est sa conséquence. Et nous ne sommes que son instrument. L’instrument de Dieu.
Le commandeur resta silencieux. Son désarroi toujours présent n’avait guère trouvé de réconfort dans les paroles d’Ulrich. Alors celui-ci reprit :
- Ici c’est la guerre perpétuelle, on n’a pas attendu notre arrivée. Païens comme chrétiens, catholiques comme orthodoxes. Tous sans exception pillent, maraudent, pratiquent l’esclavage, violent, tuent. Ils oppriment leurs voisins quand ce n’est pas leur propre peuple. Voilà leur mode de vie ! Les seigneurs de ces pays ne veulent pas la paix. Tu aurais préféré découvrir que nos ennemis étaient d’innocentes victimes ?
- Oui ! ça m’aurait donné un excellent motif de nous haïr, de me haïr. Et de m’abandonner sans lutte au remords qui est la pire des pénitences ! … la pénitence apporte l’absolution, n’est-ce pas ? demanda-t-il, presque implorant.
- Mais nos ennemis ne sont ni innocents ni inoffensifs. La douleur t’égare, mon frère. Ce qui est sûr c’est que les autres guerriers n‘ont pas de règles de conduite aussi strictes que les nôtres. A condition de respecter nos vœux de religion nous ne sommes sans doute pas les plus mauvais de tous.
Albrecht, livide, se tordait les mains mais les réponses d’Ulrich faisaient leur chemin dans son esprit.
- Oui, Ulrich. Ce serait trop facile de penser qu’il y a les bons et les mauvais. Ah, quel étrange aveu pour un moine… La guerre nous amène à des pensées troublantes. Ce que nous avons fait… » il tourna douloureusement son regard vers le jeune homme agonisant et lui passa doucement la main sur le front « … nous avions de bonnes raisons de le faire ! » conclut-il dans un murmure.
23 avril de l’an de grâce 1422 : midi, salle du conseil de l’Ordre
L’émissaire Polonais, Wladimir Polovski, chamarré et couvert de soie et d’étoffe précieuse se paonnait visiblement, dressé de toute sa taille, le maintient fier et le verbe haut il s’adressait orgueilleusement au conseil. Derrière lui, sa suite offrait le même spectacle de fierté et de mépris. A trois pas de là, assis avec le conseil pour la première fois, Albrecht bouillait intérieurement. L’émissaire reprit, un petit sourire arrogant au coin des lèvres :
- Donc messieurs je résume les conditions fixées par mon maître le Roi de Pologne pour arrêter cette guerre : L’Ordre Teutonique paiera 50 ducats d’or, la Prusse devra accorder l’accès militaire et le port de Danzig.
- Et qu’est-ce qui vous permet de justifier ses exorbitantes prétentions ? répondit le Commandeur von Sternberg. Nous vous avons chassé de notre territoire, mis en déroute votre armée et si vos forces assiègent Königsberg la ville n’est point à vous !
- C’est la volonté du Roi ! Vous autres devez vous y plier sinon…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase : Albrecht avait surgit devant lui en rugissant et en se levant comme un fou furieux. Il rejoignit l’émissaire en deux enjambées tira son épée et lui trancha proprement la tête. Tout le monde s’était figé dans la salle. Puis il hurla en direction de la suite de l’émissaire :
- Rapportez à votre maître la tête de ce fou ! Et dites-lui que nous allons venir négocier directement avec lui, bientôt : dans les ruines de son château en flammes !