XXXIX. Agathe
“Elle est ici ?” demanda Agathe en désignant le petit escalier menant à la crypte de l’église Santa Lucia de Pera.
“O… Oui, Votre Majesté”, répondit Hugues le Malné d’un ton apeuré. L’impératrice se demandait où était passé le jeune homme plein d’assurance qui, il y a des siècles de cela, rêvait de devenir chevalier. “Mais elle n’aime pas être dérangée, peut-être pourriez-vous la voir plus tard ?
Frère Huguesle Malné
-Il s’agit de ma dernière dernière occasion de lui parler, répondit Agathe. La nuit est tombée et mon bateau m’attend pour retraverser la Corne d’Or. Demain, je serai partie en campagne. Mais ne t’inquiète pas, Hugues, j’irais seul.” Elle fit un signe de tête à sa fidèle Pulchérie et aux deux gardes pour leur ordonner de rester avec son neveu.
La duchesse Pulchérie Doukas, cheffe de la Maison de l'Impératrice
Hugues voulut l’en dissuader encore une fois, mais elle l’ignora et descendit les marches. Après avoir poussé la porte, elle se retrouva dans une petite pièce toute en longueur et plongée dans l'obscurité. Elle passa entre deux rangées de colonnes qui semblaient lui faire une haie d’honneur jusqu'à un sarcophage éclairé par deux flambeaux.
Agenouillée devant le tombeau, Catherine de Bartanay murmurait des prières du bout des lèvres. Agathe s'approcha dans son dos, et alors qu'elle croyait la reine-mère absorbée dans ses oraisons, celle-ci prit la parole sans quitter le sarcophage des yeux.
La reine-mère Catherine de Bartanay
“Comment m’avez trouvé ?
-Pulchérie m’a dit que vous vous y trouviez.
-Elle est bien renseignée, dit Catherine en se redressant.
-En tant que cheffe de ma Maison, c’est son rôle de l'être." Agathe se plaça devant le sarcophage où l’on avait gravé l’inscription suivante : HUGO II DEI GRATIA REX MESOPOTAMIAE. "Mais ce n’est un secret pour personne que vous vous y rendez souvent pour prier.
Le roi Hugues II le Sombre, mari de Catherine de Bartanay et frère de l'impératrice Agathe, mort lors de la bataille de Constantinople
-Oui, je m'y rends chaque quinzaine. Et pourtant je déteste cet endroit de toute mon âme.
-Pourquoi ? s’étonna l’impératrice.
-Pourquoi ?" Catherine émit un petit rire aigre, mais ne détourna pas son regard du sarcophage. "Votre frère… pas celui-là, l’aîné, Jean que l’on surnommait l’Héritier. Eh bien Jean n’a jamais régné, il n’a même jamais obtenu le moindre titre. Il a passé sa vie ici, à Constantinople, loin de votre père. Et il a trouvé la mort dans une escarmouche pour conquérir un vulgaire lopin de terre dans le Caucase… Pourtant sa dépouille a eu l’honneur de reposer dans l’Heroon, aux côtés des empereurs grecs. Et lorsque le Glorieux vous a abandonné pour rentrer à Jérusalem, il a pris bien soin de ramener les restes de l’Héritier avec lui et de l’enterrer au Saint-Sépulcre auprès de Notre Seigneur.”
Le ton de Catherine se fit plus dur. “Et mon mari ? Un prince du sang qui a passé toute sa vie à combattre pour Jérusalem. Le conquérant de Bagdad. Un roi ! Qui a donné sa vie pour que son père remporte la plus grande de ses victoires, et fasse de vous une impératrice. Lui n’a eu le droit qu’à un sarcophage dans la crypte d’une petite église du quartier génois. Son frère Henri eut beau insister, seul son coeur embaumé fit le chemin vers Bagdad.”
Sa voix s'était brisée et elle semblait lutter pour contenir ses larmes. Agathe ne put s’empêcher de ressentir de la pitié pour cette femme qu’elle avait pourtant tant détesté.
“Je suis désolé, Catherine” dit-elle en posant la main sur l’épaule de sa belle-soeur.
La reine-mère essuya une larme puis prit une grande inspiration.
“Qu’importe le passé, dit-elle en se levant. Qu’en est-il de l’avenir ? Votre rencontre avec le podestat génois s’est-il bien passé ?
-Les négociations ont été difficiles et ne se sont achevées qu’à la nuit tombée. Les Génois ont été très hésitants, mais l’alliance entre le duc Currado et les Pisans les inquiète. Ils ont fini par accepter de nous fournir des navires pour transporter l’armée jusqu’à Bari. Dès que j'aurais repoussé l'empereur carpathe, j'embarquerai pour l'Italie.
les guerres contre le duc de Bénévent et l'empereur de Carpathie
-Je vous en conjure, la supplia Catherine. Renoncez à cette folie. Vous devez soutenir votre neveu.
-Que ne le puis-je ? soupira l’impératrice. Mais mon mari Philippe a raison, je me dois de défendre l’Empire si je veux conserver ma couronne.
-Vous ne la conserverez pas si l’usurpateur l’emporte.
-Ne soyez pas si pessimiste, Catherine. Onfroy est affaibli depuis sa défaite devant les murs de Jérusalem. Le siège de la ville a été brisé.
-Mais pas lui, rétorqua la reine-mère. Il a trouvé refuge à Kerak et profité de l’hiver pour se renforcer. Chaque jour il devient plus fort, vous devez aider l’empereur ! Comme votre frère, mon mari, vous a aidé à obtenir votre propre trône !”
Catherine semblait presque implorer Agathe qui en fut émue.
“Je n’oublie pas le sacrifice de Hugues, je vous le promets”, murmura-t-elle. “Mais…” Elle prit un ton résolu. “Mais je dois faire mon devoir, je n’ai pas le choix.”
Catherine la regarda en silence, plongea sa main droite dans sa manche gauche et soupira : “Moi non plus.”
Le coup fut si rapide qu’Agathe n'eut pas le réflexe de l’éviter. Lorsque la dague transperça sa gorge, elle bascula en arrière et fracassa sa tête contre le sarcophage.
Elle porta ses deux mains au niveau de la dague et la retira, laissant échapper un sang noirâtre qu’elle s’empressa de stopper en appliquant ses mains.
Sa respiration était si difficile, elle s’étouffait.
“Pul… Pulch…” tenta-t-elle d’articuler, le sang qui s’échappait de sa bouche l’empêchait de parler.
"Pulchérie ? demanda Catherine dans le plus grand calme. Ne vous inquiétez pas Majesté, je vais l’appeler.”
Catherine cria le nom de sa serviteure qui entra dans la crypte suivie des deux gardes. Ils n'étaient pas le moins du monde pressés ou affolés, comme s'ils s'attendaient à ce spectacle. Les deux soldats ignorèrent complètement l'impératrice et se dirigèrent vers le sarcophage. Pulchérie, quant à elle, se contenta de la regarder agoniser.
“Oh, ne soyez pas si surprise, s’amusa Catherine. Qui donc vous a mené ici ? Et Jean l’Héritier vous avait dit de ne pas vous fier aux Doukai. Surtout pas à une Doukas dont vous avez sacrifié les terres pour sauver votre précieuse petite couronne.”
La douleur était insupportable. Elle luttait pour la moindre bouffée d’air.
“Pour… quoi? parvint-elle toutefois à articuler.
-Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Vous n’avez décidément que ce mot à la bouche.” Catherine se pencha sur elle et la regarda droit dans les yeux. “Je ne vous aime pas, c’est vrai. Mais croyez-le ou non, il n’y a ici rien de personnel. Si vous aviez accepté de défendre l’empereur, alors peut-être n’en serions-nous pas arrivé là. Vous voulez une preuve ? Je n’aime pas non plus Jean, et pourtant je le sers. Je le sers parce que ce qui est bon pour lui est bon pour mon fils Hugues. Et leur victoire est désormais assurée.”
Catherine lui mit un doigt sur la bouche. “Je sais ce qui vous traverse l’esprit, pas besoin de vous noyer dans votre sang pour l'exprimer. Non, ni Jean ni mon fils ne sont au courant. Ce sont des enfants, et ce ne sont pas le genre de jeu qu’ils apprécient. Si je leur avais proposé, je suis sûre qu'ils auraient refusé, protesté. La même réaction que votre pleureur de neveu.” Au loin, Agathe entendait quelqu'un pleurer et prier.
“Ils... ils sauront… dit Agathe.
-Non, personne ne saura. Ces deux gaillards, dit Catherine en désignant les gardes qui venaient d’ouvrir le sarcophage, servent les Doukai. Quant à votre neveu Hugues, il aura beau geindre, il n'en finira pas moins par accepter la place dont il rêve au sein de l'Ordre de Saint Etienne. Quant au navire qui vous a mené à Péra, il ne retraversera pas la Corne d'Or, mais se rendra en Caffa. Son capitaine ne rentrera pas à Gênes avant des mois, et son équipage aura le temps de conter la petite histoire de l’impératrice apeurée qui s’enfuit de nuit pour disparaître à jamais dans les steppes barbares. Peut-être vous inventeront-ils un mariage avec un serf russe ou bien préféreront-ils vous imaginer dans le harem de je ne sais quel roitelet mahométan."
Les deux gardes la soulevèrent par les jambes et les bras.
“Mais la vérité est bien plus glorieuse, belle-soeur. Vous finirez dans la demeure d'un roi. Un vrai Montoire qui plus est.”
Les deux gardes la déposèrent dans le sarcophage. Allongée dans ce tombeau froid, Agathe était en proie à la panique. Elle sentait son sang chaud s’écouler de sa blessure et luttait de toutes ses forces pour rester consciente.
“Ne vous inquiétez pas, Majesté, dit Catherine en se penchant sur elle, les deux bras croisés sur les rebords du sarcophage. Vous ne partagerez pas cette ultime demeure avec un autre. J’ai pris soin de faire retirer les os de mon mari. Ils reposeront à Bagdad, auprès de mon fils.” Elle lui lança quelque chose de rond et froid qui roula sur son torse. “Et n’oubliez pas votre couronne, vous avez tant sacrifié pour elle.”
La dalle se referma dans un bruit terrible.
Puis ce fut les ténèbres.
La mort d'Agathe