La mort nous frôle de nombreuses fois, mais ne nous embrasse qu'en une seule occasion.
J. D'Armeville, Notes personelles
- Tu es vraiment bizarre, Jean depuis qu’on est revenu de Guernica. Je sais que ce truc est horrible mais tu n’es pas du genre à être ébranlé par ça, tu as des secrets et je peux comprendre ça. Mais on ne peut pas garder trop de chose pour soi, c’est malsain, on souffre, on se laisse dévorer et on n’est plus que l’ombre de soi-même. Mon père a fini comme ça, Jean, il avait quelque chose qui l’a rongé de l’intérieur, on n’a jamais su quoi. En tout cas en quinze ans je l’ai vu changer du tout au tout, à la fin j’avais du mal à être dans la me pièce que lui et pourtant je l’ai adoré, c’était un homme bon.
- Mes secrets partagés n’ont jamais réussi à grand monde, si tu veux savoir. Je suis désolé pour ton père mais je pense qu’il savait ce qu’il faisait et moi aussi.
La vérité, c’est qu’il n’en avait pas la moindre idée. Il avait fait l’amour avec Nùria plusieurs fois depuis leur retour de la ville détruite. Mais il n’était pas amoureux d’elle, du moins ne le croyait-il pas. C’était elle qui venait le voir, à chaque fois, la nuit venue, sans un mot, les paroles étaient inutiles. Le jour ils faisaient tous deux comme si de rien n’était, au grand soulagement de Jean.
Le problème c’est qu’il ne savait pas ce que pensait Nùria. Elle ne s’exprimait pas d’elle-même et Jean avait préféré ne pas aborder la question. Non, il avait préféré fuir, faisant semblant de s’endormir, les yeux fermés sur ses questions. Il se faisait l’impression d’un adolescent gauche empêtré dans son indécision. Une fille de son age qui se donnait avant le mariage courait de gros risques et il ne voulait pas qu’elle prenne ces risques sur de fausses idées.
- Et toi, Nùria tu en dis quoi ? demanda Salvator en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.
Elle lui répondit par un sourire triste et cette phrase ambiguë tout du moins pour Jean.
- Je respecte, ce que les gens veulent garder pour eux. Mais je trouve cela stupide quand ça ne fait que donner de la peine.
Jean grimaça comme s’il avait mordu dans quelque chose d’amer, puis changea de conversation.
- Il parait qu’il y a eu des français à Bilbao ?
- Oui, des soldats avec des uniformes républicains ont repoussé une attaque. Ils sont partis peu après la déclaration d’indépendance.
- Un très mauvais calcul, jugea Jean.
Ce fut au tour de Nùria de grimacer et celui de Salvator de changer de conversation.
- On se calme tous les deux, on va plutôt parler de ce qui nous amène à nous rapprocher du pays de Jean.
D’Armeville soupira :
- La personne que nous cherchons, est censée se trouver près de la frontière française et de la mer ou en tout cas, elle y va souvent…
Il sortit son calepin puis commença à décrire celui qu’ils devaient trouver :
- Grand, yeux bleus, plutôt musclés, cheveux bruns bouclés, il s’appelle Felipe Itxeberria.
- Et nous sommes censés le trouver comment ? interrogea Nùria.
- Grâce à la réunion de nos formidables talents ! lança Salvator joyeusement.
Jean fit un demi-sourire tout en acquiesçant. C’était exactement ça, et viendrait peut être le moment décisif, pendant lequel, ils devraient se faire totalement confiance. Il allait devoir crever l’abcès avant. Ce soir il parlerait à Nùria. Elle était forte et intelligente, elle saurait faire face.
Ils arrivèrent à San-Sebastien à dix heures, après avoir roulé une partie de la nuit. Ils prirent un petit déjeuner en essayant de glaner des renseignements sans succès. D’Armeville se félicita d’avoir Nùria à ses cotés, les basques se reconnaissaient entre eux, ils se méfiaient de Jean et Salvator mais s’ouvraient un peu lorsque Nùria leur parlait dans leur langue. Il faudrait qu’elle fasse la plus grosse partie de l’enquête seule. Elle ouvrirait beaucoup de portes sans les « étrangers » collés à ses basques.
Il exposa son plan à ses complices. Nùria prétendrait être une cousine éloignée de Felipe, revenue aux pays avec ses parents, dès qu’elle a appris l’indépendance.
- Tu séjournais à Guernica quand ont eu lieu les bombardements, précisa le journaliste, et il ne subsiste plus que toi. Il faut à tout prix que tu retrouves ton cousin.
Nùria le regardait glaciale. Il faillit fondre mais fit remarquer :
- Bien sûr si tu as une meilleur idée je t’écoute.
- Non, tu as toujours les meilleures idées, lança-t-elle.
- Tu commenceras par l’hôpital, ça ne donnera probablement rien mais les gens sont moins méfiants que dans des administrations et s’il a été poursuivi. Il y sera peut-être allé. Tu visiteras ensuite ce qui fait office de préfecture.
Nùria sortit de la voiture, garée en face de l’hôpital de la ville. Quand elle franchit le hall d’entrée, Salvator se jeta sur Jean.
- Dis-moi ce qu’il se passe. Vous êtes comme deux fauves en cage sans vous faire le moindre reproche pourtant.
D’Armeville ferma les yeux en se massant les tempes. Après un nouveau soupir, il décida de couper court à la conversation.
- Ce n’est vraiment pas le moment, je vais régler ça et je t’expliquerai plus tard. Inutile d’insister.
Il rouvrit les yeux et vit un panneau avec des unes de journaux,
- Tiens je vais voir ce que font mes collègues en mon absence.
Il fit le tour du kiosque, les journaux français arrivaient avec au moins quatre jours de retard lui avait expliqué le marchand. Il acheta la dernière édition disponible datée du 21 octobre, six jours de retards nota-t-il, pas quatre.
Une fois dans la voiture, il ouvrit le journal.
- Merde qu’est ce qu’ils foutent ? demanda-t-il après quelques minute de lecture. Il exposa la situation en France à Salvator qui en resta bouche bée. La guerre civile occupait tous les esprits dans la péninsule, ce qu’il se passait à l’étranger était quasi sans importance.
- Tu dois rentrer Jean, c’est ton pays, il faut que tu te battes, dis à tes compatriotes de ne pas faire comme ici.
- Je n’ai pas ce pouvoir. De toute façon nous avons bientôt terminé, je…
- Castillo Del Inglès.
Nùria était revenue dans la voiture, en annonçant sa découverte sur un ton léger.
- Felipe se trouve dans une ferme à un kilomètre à l’est de ce village.
- omment as-tu fait pour…
- Apparemment les hommes ont du mal à résister à mon charme, dit-elle en laissant planer un sourire énigmatique.
Jean reçut cela comme une flèche glacée mais lança :
- Je suppose que tu as demandé comment y aller ? Très bien en route !
La voiture suivait les sinuosités de la route à flanc de montagne. Jean et Salvator se relayaient au volant pour se préserver un peu de repos.
Ils étaient partis de San Sebastian depuis plus de cinq heures et Salvator conduisait quand un camion percuta leur voiture par l’arrière en plein virage. Surpris Salvator n’eut que le temps de freiner par réflexe, sans empêcher l’automobile de sombrer dans le vide. Nùria et Jean se réveillèrent en sursaut constatant l’ampleur du danger sans avoir le temps d’avoir peur.
Dans le bruit mat du métal froissé et du verre brisé, la voiture finit sa course quelques mètres en contrebas.