La disparition
La disparition
Juan II sur son fier destrier…
Juan II mit pied à terre, écoeuré. Partout où son regard portait ce n’était que désolation. Le camp était dans un état de délabrement indescriptible, les ombres furtives des pillards traversaient fugacement son champ de vision de loin en loin. Ils ne se privaient pas pour achever les mourants afin des les dépouiller plus vite. Des cadavres gisaient un peu partout, certains avaient succombé au mal, d’autres s’étaient entre-tués, une partie semblait avoir choisi le suicide, enfin quelques-uns portaient un très joli sourire kabyle, signe indubitable du passage des pillards. Il ne restait quasiment rien de la garnison de Mantoue, quelques soldats trop faibles ou trop stupides pour fuir qui se tenaient tremblotants le plus loin possible du tas de cadavres puant.
Il s’avança vers eux, fouettant nerveusement sa cuisse droite avec sa badine. Un vrai petit Bismarck avant l’heure. Le plus haut gradé survivant, un vieux sergent grisonnant et couturé de cicatrices, le salua vaguement, le geste las, le regard morne.
- Sergent Bandonéone, votre majesté. Commandant, par défaut, de la garnison de Mantoue, ajouta-t-il ironiquement.
- Que s’est-il passé ici, sergent ? Comment trente mille hommes peuvent-ils disparaître aussi rapidement ?
- Maladie. Alcool. Fuites. Folie. Le résultat des beaux cadeaux de votre majesté.
- QUOI ? explique-moi ça vieil homme !
Zyva ! Ouaich c’est pas oim !
- Il y a deux mois votre majesté nous a fait le joli cadeau du bordel de campagne du signor Del Zebutti. Vins et putains à volonté, nous a-t-il dit, cadeau du nouveau roi d’Aragon à ses vaillants soldats d’Italie. Le beau cadeau que c’était, dit-il en crachant par terre. Toutes les putains étaient infectées du mal vénitien, mais le temps qu’on s’en aperçoive elles avaient taillé la route depuis longtemps. Quand la peste est arrivée les hommes étaient déjà épuisés, fragiles. Bien peu ont résisté et ceux-là ont fui sans demander leur reste. Moi je suis resté pour vous dire tout cela en face ! le mépris était tangible dans la voix du sergent, ses yeux lançaient des éclairs de haine pure envers son souverain, il commença à tirer lentement son épée hors du fourreau…
- Mais jamais je ne vous ai envoyé ce signor et ses putains ! Vous avez été trompés ! Trahis ! Le vieil homme regarda piteusement son épée et la rengaina en grommelant de vagues excuses.
- Sergent Bandonéone je vous nomme capitaine : je vous charge de nettoyer et de réorganiser le camp pour préparer la venue des renforts. Et de récupérez les fuyards. Si les Vénitiens attaquent vous vous replierez en Marche en évitant absolument le combat tant que les renforts ne sont pas arrivés.
L’ex-sergent salua de façon nettement plus protocolaire. Tandis que le roi remontait en selle et s’éloignait vers la ville son aide de camp approcha. Un géant blond et barbu.
- Dites-moi, capitaine, comment se fait-il que vous ne soyez pas tombé dans ce piège ? Je suppose que les donzelles devaient être fort affriolantes. Seriez-vous… ?
- Non. Un mauvais coup de lance à la bataille de Monte Cassino m’a guéri définitivement des femelles…
- Ah. Désolé. Capitaine, décrivez-moi ce signor Del Zebutti.
Quelques temps plus tard, salle de réunion de l’Enfer
- …Trompés comme ceux de Milan, trompés comme ceux d’Emilie, comme ceux de Naples. Partout ce salopard et ses putains infectent mes hommes et puis vient la peste, et puis viennent les armées ennemies ! Cette ordure est au service du Doge, du Duc de Savoie, de Gènes, de la Provence, de l’Angleterre, de l’Autriche, de l’Ottoman que sais-je ! Ce sale traître m’aura coûté plus de 130 000 hommes ! Il était censé être en congé ! hurlait Arès.
- Qu’as-tu à dire pour ta défense, Belzébuth ? demanda Lucifer.
Ce dernier arborait un sourire aussi franc et massif qu’un ministre de l’intérieur lorsque passe une caméra.
- Je dis que ça fait du chiffre, non ? 130 000 âmes en dix fois moins de temps qu’il n’en faut pour une guerre. Sans compter que les amis Aragonais de notre nioubie vont devoir lever de nouvelles troupes qui vont finir au combat.
- C’est moi que tu traites de nioubie sale con ? j’étais déjà un Dieu avant que les hommes n’inventent le monothéisme !
- Du calme, messieurs, intervint le PDG. Par ailleurs les arguments de Belzébuth sont tout à fait recevables. Votre collaboration semble des plus fructueuses pour les affaires de la boîte, reprit-il ironiquement.
- Collaboration !!! explosèrent en même temps les frères ennemis de la Satan gmbh.
GRRRRRR !
- Oui. Il y a entre vous un esprit de compétition acharné, une émulation fourbe et malsaine qui vous fait donner le meilleur de vous-même.
- Je refuse de travailler avec ce dieu de gardiens de chèvres. Qu’il aille se faire farcir le cul à l’huile d’olive dans son pays de péquenots !
- Hors de question de bosser avec ce minable résidu de raclure de démon . Qu’il aille faire la pute avec ses succubes de bordel !
- Vous n’avez pas saisi l’idée, reprit Lucifer. Par collaboration je n’entends pas que vous travailliez ensemble, mais l’un contre l’autre comme vous le faites si bien depuis l’arrivée d’Arès.
Les guerres d’Italie
Une fois de plus la 3e armée venait de reculer face aux montagnards corses. En rase campagne ils étaient submergés par le nombre… mais il n’y avait pas de rase campagne sur ce caillou. D’ailleurs les cailloux ça pleuvait dru sur la tête de l’armée aragonaise, systématiquement piégée dans les défilés de ces maudites montagnes. Et ceux qui ne prenaient pas de cailloux disparaissaient sans laisser de traces. Un coup de Belzébuth bien sûr. Juan II, qui avait de justesse échappé à l’un de ces pièges, regardait la file de blessés réembarquer piteusement. Il se tourna vers son aide de camp.
- On n’y arrivera jamais.
- Peut-être qu’avec dix mille hommes de plus…
- Non. Il suffit. Nous avons cru qu’il suffisait de vaincre la flotte génoise pour nous emparer de la Corse. Nous nous sommes trompés. 12 000 soldats ont été vaincus, puis 25 000. Nous pourrions en envoyer 100 000 que ça ne changerait rien. Il est temps d’accepter la paix proposée. Le tribut ne compensera pas nos pertes mais il est temps d’en finir.
Les montagnards corses préparent leur piège
- Mais, Majesté…
- Plus de mais, général. Regroupez donc vos forces pour vous occuper des Ottomans qui nous menaçent depuis Fez. Moi je dois recevoir l’ambassadeur d’Angleterre, lord O’ Portunist. Il paraît que notre annexion de la Provence leur déplait . Ma foi s’ils veulent l’échanger contre notre Roussillon… la terre de ce pauvre Saint Bernat. Ah si seulement j’avais un homme comme lui… un visionnaire. C’est lui qui a inspiré toute la politique italienne qui a fait le succès de mon père et la fortune de l’Aragon, le saviez-vous général ?
Arès se retint de sourire, il répondit le plus sérieusement du monde :
- Tout le monde vénère saint Bernat en Aragon, votre majesté. Je crains hélas que les autres peuples ne partagent guère notre foi en sa sainteté.
- Ce nouveau pape n’est qu’un porc répugnant. Aussi incapable de gérer ses états révoltés que de rendre sa pureté à l’Eglise. Il a beau être théoriquement mon vassal je ne lui enverrai pas un soldat pour le défendre contre les rebelles. Quand je pense que c’est pour ce porc qu’on a sacrifié Saint Bernat… Mais un jour… un jour nous achèverons son rêve et le rêve de mon père : nous purifierons la chrétienté.
- « Je ne suis pas venu apporter la paix sur terre mais le glaive. » Evangile selon Saint Mathieu.
- Exactement. Le glaive… reprit Juan II songeur.
Arès le regarda se perdre dans ses pensées. Comme ce jeune roi était facile à manipuler. Tellement pressé de prouver au monde et à lui-même qu’il était de la même trempe que le glorieux Alfonso V. Il n’avait même pas besoin d’utiliser ses pouvoirs. C’était trop facile. L’Aragon, avec ses récentes annexions de la Provence et du Piémont, avec la vassalisation de la Savoie était engagée définitivement sur la voie de la guerre jusqu’à l’annexion complète de l’Italie. Jusqu’à la domination de la Mare Nostrum. Et évidemment Venise, l’empire Ottoman, l’Angleterre et l’Autriche ne toléreraient jamais cette montée en puissance. Que de guerres à venir songea-t-il avec gourmandise.
Aragon en 1464